Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Italie. Le mouvement 5 étoiles, une force conservatrice.

tiré du site Ensemble |https://www.ensemble-fdg.org/content/italie-le-mouvement-5-etoiles-une-force-conservatrice |Traduction Mathieu Dargel.

Nous publions aujourd’hui le texte d’une conférence donnée en septembre 2015 à l’Université de Toronto par Nicola Melloni, chercheur en sciences politiques, qui met l’accent sur les contradictions et le caractère réactionnaire du Mouvement 5 Etoiles.

Le Parti Démocratique ne cesse de se diviser tant sur les sujets politiques liés à la réforme constitutionnelle italienne que sur la politique d’austérité. Ses diverses minorités, dont on ne sait plus bien si elles sont internes ou externes s’engagent chacune à leur manière dans le processus de recomposition d’une nouvelle force de gauche. La défaite de Syriza, pour sa part a ouvert de nombreux débats et créé de nouvelles divisions dans le camp de ceux qui avaient soutenu, dès la fin 2013, le programme de Syriza et A. Tsipras, se servant de cet espoir et de ces mobilisations pour avancer sur la voie de la recomposition de la gauche radicale italienne.

Dans ce paysage politique fragmenté, le Mouvement 5 Etoiles (M5S) apparaît parfois comme une force de remise en cause du système, capable de porter les espoirs d’une fraction de la jeunesse et des mouvements sociaux, comme l’ont été Occupy ou Podemos.

En 2013, l’apparition du Mouvement 5 Etoiles de Beppe Grillo a causé un choc dans la vie politique italienne . Une formation qui préférait ne pas se qualifier de parti, à peine créée, principalement organisée sur Internet et constituée, en grande majorité, de citoyens sans expérience politique, obtenait plus de 20% aux élections législatives, plus que Forza Italia, de Silvio Berlusconi et faisait jeu égal avec le Parti Démocratique.

Le système électoral italien n’a pas permis que ces voix se traduisent en un nombre équivalent de sièges, mais cela n’enlève rien au fait que le phénomène du M5S a évidemment suscité l’intérêt et attiré l’attention et qu’un an plus tard, de nombreuses comparaisons aient été faites avec Podemos.

De bien des façons, la naissance et le succès de ces deux formations tirent leurs racines dans la crise économique et politique de l’Europe du Sud. En Italie comme en Espagne, et plus généralement dans tout le reste de l’Europe, la vie politique y a été dominée pendant des décennies par des partis de centre droit et de centre gauche qui se défiaient dans des campagnes acerbes, mais qui partageaient des valeurs et des programmes politiques comparables, notamment quant à la place primordiale de l’Union Européenne et de l’économie de marché. Les gouvernements pouvaient bien changer, mais les différences économiques étaient toujours plus marginales.

Les choses ont commencé à changer avec l’explosion de la crise financière, l’austérité a rendu plus aigüe la récession, l’euro est devenu une partie du problème et non plus de sa solution et le système politique produit par cette structure est entré en crise. Des partis nouveaux ou encore marginaux ont profité de cette crise de légitimité du système politique européen.

Ce qui rapproche le plus Podemos du M5S, en plus d’être totalement nouveaux sur la scène politique, c’est leur puissante rhétorique anti-establishment : la vieille politique y est décrite comme le fait d’une caste de politiciens dont les intérêts personnels s’opposent aux intérêts généraux. Etant donné que les Socialistes comme les Conservateurs sont responsables de la crise économique, les deux mouvements veulent dépasser la différence factice entre gauche et droite. Pour eux, l’opposition réelle se situe entre le peuple et les élites, un message politique qui sous bien des aspects rappelle celui d’Occupy : nous sommes les 99% contre le 1%.

Pourtant, la ressemblance s’arrête ici. Occupy a remis la nature de classe du capitalisme au centre du débat politique, pendant que Podemos propose une démocratisation profonde de la société qui mettrait en cause les intérêts constitués du capital. En revanche, le M5S réduit une crise prolongée et de portée historique à un simple problème de corruption et d’absence de vertus civiques, ignorant les dynamiques économiques de classe du capitalisme italien. Son programme n’est pas un programme politique de changement radical, mais plutôt un mix de de bon sens, d’appels populistes et de slogans tant de droite que de gauche. La bataille anti establishment du M5S est en réalité trompeuse, parce qu’il ne comprend ni n’analyse les circonstances qui ont permis le développement d’un tel système de corruption.

Il s’agit donc de partir justement de ces circonstances pour comprendre les raisons du succès du M5S et ce qui le différencie des d’autres mouvements européens plus radicaux et progressistes. On doit bien comprendre que la crise italienne présente des différences par rapport avec la crise européenne globale, en ceci qu’elle démarre bien avant l’explosion de la bulle financière. Il s’agit d’une crise qui a débuté il y a près de 25 ans, avec la fin de l’Union Soviétique et l’écroulement de ce qu’on appelait la Première République, une période politique qui avait débuté juste après la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle l’Italie fut gouvernée sans interruption par la Démocratie Chrétienne. En raison du rôle stratégique de l’Italie et de la force inhabituelle du PCI, la situation italienne était particulière, donnant lieu à une démocratie bloquée.

La DC comptait sur un consensus de masse, l’appui américain et un système clientelaire extrêmement étendu, confinant la criminalité organisée, et la corruption de masse des emplois publics. Le système capitaliste italien était clientelaire, corrompu et confronté à une gauche forte, capable d’influencer les choix politiques et d’obtenir d’importantes concessions, bien qu’étant dans l’opposition. Il s’agissait d’un régime politique reposant sur deux piliers : l’appui international et les concessions sociales et économiques suffisantes pour maintenir le consensus interne à un haut niveau. La chute de l’URSS d’abord et la fin du PCI ensuite donnèrent une place moins centrale à la DC et ouvrirent la voie à une série d’enquêtes judiciaires, les opérations Mains Propres, qui amenèrent la dissolution des partis traditionnels.

Mais il ne s’agissait pas d’un changement impulsé d’en bas, et encore moins d’une révolution. L’ancien système politique s’était simplement écroulé sous le poids de ses contradictions, laissant un vide qu’aucune organisation politique ne fut capable de combler. Ce qui arriva, au contraire, c’est que pendant quelques années, l’Italie vit un activisme croissant de la société civile qui réclamait une nouvelle classe politique honnête, mais sans aucune revendication réelle de transformation sociale ou économique. La rage se concentrait sur les corrompus, exigeant un changement de classe politique, mais les intérêts diffus qui avaient généré ce système étaient largement ignorés.

La gauche eut de nombreuses responsabilités. Désorientés par la période de l’après 1989, les partis issus de la tradition communiste se révélèrent totalement incapables de comprendre la crise de régime devant laquelle ils se trouvaient et d’exploiter cette occasion historique. La tragique évolution engagée avec la fin du PCI amena la gauche à abandonner toute aspiration de réel changement progressiste, se contentant de représenter le visage pro européen et modernisateur du capitalisme italien.

La gauche réformée s’était fixé un objectif modeste, celui de créer un pays capitaliste « normal », comme la France ou le Royaume Uni, mais elle échoua également à l’atteindre. Ce qui émergea, ce fut une version un peu remise à jour de l’ancien système. En fait, la Seconde République fut inaugurée par la victoire de Berlusconi, capable de se présenter comme un homme « nouveau » bien qu’il représente justement ces intérêts qui avaient dominé la scène pendant des décennies.

Les choses ne changèrent que très peu sous les gouvernements successifs : les forces traditionnelles conservatrices furent à même de résister à la plus timide tentative de changement, en exploitant en leur faveur le lent déclin économique du pays. Son économie étranglée par le haut niveau de dette publique, par les clientèles locales toujours prêtes à se vendre au plus offrant, par un système productif obsolète et incapable de soutenir le rythme de la mondialisation et son action politique bloquée par les règles européennes qui interdisaient aussi bien les dévaluations compétitives que tout type de croissance de la dépense publique, le pays s’était retrouvé petit à petit en ruines, sous un régime d’austérité avant la lettre.

Dans ces conditions, l’Italie, bien que membre fondateur de l’euro, demeurait aux marges de la mondialisation néo-libérale. Les investissements étrangers ignorèrent le pays, la privatisation sauvage des années 90 favorisa les habituels notables, en privilégiant les contacts politiques plutôt que les capacités entrepreneuriales, le capitalisme familial préféra poursuivre les accords derrière des portes closes à la compétition du marché. La modernisation tant attendue n’arriva jamais.

Un système économique bloqué, en crise, génère un système politique immobile et stagnant. Les campagnes électorales furent dominées par Berlusconi, le personnage le plus controversé et le plus charismatique depuis l’époque de Mussolini. Ainsi, deux coalitions très hétérogènes se formèrent, dont le dénominateur commun fut de soutenir ou de s’opposer au « Cavaliere ». Le contenu politique de ces campagnes était, en fin de compte, totalement sans importance, et la clé du succès se trouvait surtout dans ce système clientélaire, décisif, indispensable pour obtenir le support des barons locaux. Le dragon avait perdu sa tête, la DC, mais le corps était encore vivant et puissant : le vieux système de corruption, loin d’être éteint, réapparaissait et les journaux italiens recommencèrent à se remplir des nouvelles réchauffées de détournements et de scandales politiques.

Une fois encore, pourtant, ce système décadent ne fut pas renversé par une nouveauté politique interne, mais s’écroula pour une cause exogène : la crise financière internationale. Une crise qui, au début, ne frappa que légèrement l’Italie, en raison de la plus faible exposition des banques italiennes sur les marchés des produits dérivés, différence substantielle et décisive en comparaison de la situation de la Grande Bretagne et de l’Espagne.

C’est dans cette situation de déclin économique, politique et moral continu que débuta l’aventure du M5S. Son fondateur, Beppe Grillo, était un personnage très connu, bien avant la naissance du mouvement. Grillo était un comique à succès, dont les spectacles et monologues, bien que bannis de la Rai, trouvaient leur place sur les différentes télévisions, et le fondateur d’un blog à grand succès, parmi les plus visités en Italie et à l’étranger.

Le tournant politique est survenu quand, aidé par une agence de marketing, Grillo a commencé à organiser les premières rencontres de masse, les V-Day, où il se déchaînait contre la corruption du système politique. Avec une rhétorique reprise par la suite par Podemos, Grillo lança son mot d’ordre : il n’y a plus ni droite ni gauche, mais uniquement un système politique toxique, le véritable cancer du pays.

Ces affirmations étaient évidemment attirantes pour tous les déçus et les indignés par les cas toujours plus fréquent de corruption, démoralisés par un pays en crise perpétuelle, et désormais convaincu que tant la gauche que la droite étaient incapables de produire quelque changement significatif que ce soit. La gauche radicale elle-même, adversaire potentiel du M5S, avait perdu la confiance des électeurs après être entrée dans le gouvernement Prodi en 2006, sans laisser aucune trace de sa présence. Pour battre Berlusconi, Prodi, un homme politique aussi honnête que modéré, avait constitué un échafaudage qui allait des secteurs les plus modérés et compromis , issus de la vieille DC, jusqu’à Rifondazione Comunista, avec des résultats catastrophiques.

Le M5S, nouveau venu sur la scène politique, sans cadavres dans le placard, et présentant sincèrement une alternative à la droite comme à la gauche, ramassa la bannière des opérations Mains Propres et de la lutte pour un pays plus honnête et citoyen, lancée en 1992 et interrompue par le succès de Berlusconi deux ans plus tard. L’électorat fut immédiatement réceptif aux mots d’ordre du mouvement lancé par Grillo : le dégoût de la vieille politique d’une part, la situation économique qui se détériorait rapidement, de l’autre, enlevèrent ce qui restait de légitimité à l’establishment .

La raison la plus importante du succès du M5S, qui est également sa principale limite, réside dans sa capacité à accuser la politique traditionnelle du déclin de l’Italie. Alors qu’en Grèce et en Espagne, la crise financière a mis en lumière non seulement la corruption du système politique, mais surtout les fautes et les contradictions du néo-libéralisme, en Italie, la critique du capitalisme est demeurée un thème marginal. Le message et la solution proposée étaient facilement compréhensibles : remplaçons la vieille caste de politiciens corrompus par des citoyens honnêtes. Pour Grillo et les siens, le système politique basé sur les clientèles et les pots de vin n’était pas le fruit d’un certain type de capitalisme, mais le résultat de la corruption de ses protagonistes.

En réalité, le problème est bien plus profond. L’Italie est, depuis longtemps, une économie patrimoniale où la limite entre la politique et l’économie était, pour utiliser un euphémisme, très biaisée ; où la proximité personnel par rapport au pouvoir était le moyen le plus sûr de connaître le succès ; où l’Etat est souvent le partenaire d’un secteur privé dominé par de grandes entreprises dont la propriété est entrecroisée, qui ne se retrouvent jamais en concurrence entre elles, et un capitalisme familial, composé de petites et moyennes placées sous pression par la mondialisation.

On peut certainement mettre en cause les politiciens, mais ils ne sont que le visage, certainement révoltant, d’une société décrépie. En particulier dans le Sud, où les barons locaux contrôlent les votent et les mettent en vente au plus offrant. Les partis politiques manquent de vision et de programme, mais ils sont également le produit d’un monde au sein duquel les intérêts traditionnels de classe se sont décomposés. C’st là un terrain très fertile pour le M5S et qui continuera à l’être tant que la gauche ne sera pas en mesure d’offrir une alternative réelle, capable de répondre aux causes réelles u malaise économique et social.

Il y a peut-être un espoir. L’Italie a connu d’importants mouvements sociaux. Le plus fameux a probablement celui qui s’opposait à la privatisation de l’eau et qui a permis l’éclatante victoire au référendum de 2011. D’autres mouvements ont mené des batailles locales, ou sur des terrains particuliers, le No Tav, le mouvement de lutte pour le logement…, éléments importants dans cette période de récession. Dernièrement, la FIOM a fait preuve de force et de visibilité, dans ses campagnes et ses luttes à l’intérieur et à l’extérieur des usines. Il ne faut pas oublier que l’Italie a été le pays dans lequel le mouvement « no global » a connu sa plus grande importance, avec des manifestations massives et un réseau regroupant d’innombrables associations et mouvements.

Il est pourtant que ces luttes n’ont rien obtenu du point ce vue politique. Une économie en crise durable, et non en chute verticale come en Espagne par exemple, n’a pas amené à l’explosion sociale qui a été le terreau d’Occupy et des Indignados. Des années de lutte et de défaites ont laissé des ruines et tué de nombreux espoirs.

Il faut être clair : le M5S n’a pas été totalement étranger à ces luttes, mais il ne leur a certainement pas donné un espace de représentation politique et institutionnelle cohérent. Au lieu de politiser les mouvements, comme beaucoup au sein de Podemos tentent de le faire, le M5S freine et marginalise le discours anti-capitaliste, réduisant les les luttes à une question de moralité politique.

Le M5S représente une opposition quasi crédible, face à l’establishment, mais qui manque d’une véritable orientation et d’un programme alternatif. En même temps, étant donné sa force numérique et sa capacité politique, ce même M5S bloque toute autre forme de développement politique à gauche. Le M5S est central dans l’opposition au gouvernement actuel, souvent capable de dicter, sinon l’ordre du jour, mais au moins un discours politique nouveau, pourtant rempli de références réactionnaires. Etant donné la corruption ambiante, on suggère que les partis politiques ne reçoivent plus le moindre argent public et ne dépendent plus que de donations privées. La crise dramatique du chômage est souvent affrontée en proposant de pus contrôler et plus limiter l’immigration. Et ce n’est pas un hasard si, au Parlement Européen, le mouvement de Grillo à décidé de s’allier à l’UKIP de Nigel Farage.

Et on n’entrevoit aucune possibilité de changement. Le mouvement est dirigé et organisé par Grillo, de manière quasi dictatoriale, en excluant de par sa simple volonté tous ceux qui tenteraient d’en critiquer la ligne. Grillo lui-même est propriétaire du logo du parti, en en faisant ainsi l’unique « patron » du mouvement. Aujourd’hui, un parti né pour promouvoir la démocratie par le bas est effectivement devenu un mouvement oligarchique.

Par dessus tout, le problème réel réside, comme nous l’avons dit, dans le fait que le M5S a réussi à réduire toute la crise italienne à un problème de moralité politique. Le diagnostic est si évidemment erroné qu’il a pu être repris par une grande partie de l’establishment. Ce n’est pas par hasard que le terme de « caste » a été rendu populaire par deux journalistes du Corriere della Sera, Rizzo et Stella et que le succès de leur livre a précédé et accompagné la croissance du M5S.

Et il n’est pas surprenant que Matteo Renzi lui même ait utilisé le même terme, associé à celui de « rottamazione » (destruction, mise au rebut) pour lancer sa campagne de conquête du Parti Démocratique. Il s’agissait toujours du même message : débarrassons-nous de la vieille classe dirigeante qui a gouverné le pays pendant plus deux décennies et place aux jeunes. Pour Renzi, le problème n’est pas politique, mais générationnel. Comme pour Grillo, son message est que l’on peut changer le pays simplement en remplaçant les vieux politiciens par des nouveaux que l’on espèrera plus honnêtes.

Et, sous cette forme, ce n’est certainement pas une proposition révolutionnaire. Au lieu d’utiliser la rage des citoyens pour radicaliser les luttes contre un système toujours plus oppressif et violent, le M5S redirige ces énergies vers une critique superficielle de la façade politique. Les aspects sociaux de cette crise, la réduction des espaces démocratiques, les réformes économiques mises en œuvre pour mettre au pas le travail, les tensions sociales qui en découlent et la réémergence du racisme sont totalement ignorés.

Tout ceci ne semble pas faire problème pour le Mouvement 5 Etoiles. Sa bataille cadre totalement avec cette tradition italienne décrite dans le Guépard : « Si nous voulons que rien ne change, alors il faut tout changer ».

Publié en anglais sur le site de la revue américaine « Jacobin » le 23 septembre 2015 et en italien sur le site eunews.it le 5 octobre 2015

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