Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Immigration

Quel régime de droit pour infléchir la domination à l'égard des migrants et pour répondre aux besoins de protections des personnes réfugiées ?

Qui n’a pas encore en tête la catastrophe survenue en Méditerranée en avril dernier ? Celle-ci a été qualifiée de « pire hécatombe jamais vue en Méditerranée » par des représentants du Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR). Ce naufrage ayant eu lieu au large des côtes libyennes s’est soldé par la mort de centaines (850-900) de personnes. Un nombre qui surpassait celui d’octobre 2013 alors que 366 migrants s’étaient noyés près de Lampedusa, en Italie. Comment dès lors ne pas se laisser interpeller par la tragédie des réfugiés syriens en détresse totale ? Sans parler de ceux d’Irak, d’Érythrée ou d’Afghanistan.

L’on notera que ce texte emploi arbitrairement les notions de migrants et de réfugiés. Long et fastidieux débat qu’on laissera de côté, faute d’espace. On rappellera toutefois ici qu’il n’y a pas de « statut du migrant » dans le monde d’aujourd’hui, seulement un traitement « biopolitique », pour reprendre une formule de Michel Foucault. Cependant, on voit bien dans la situation actuelle que la différence est sociologiquement arbitraire, puisque la globalisation dans sa phase actuelle de supra impérialisme tend à transformer les zones de paupérisation en zones de guerre et réciproquement. Ce sont des zones de mort surdéterminées, que leurs habitants fuient trop souvent en masse, au risque de tout perdre.

Et surtout on se demande par quels moyens, sinon des violences à grande échelle, les États de destination des migrants et réfugiés vont mettre à exécution une politique de « renvoi » des arrivants indésirables, exclus de « l’accueil ». L’on est forcé de reconnaitre que ce qui n’a pas fonctionné à l’échelle individuelle, depuis des décennies, n’a aucune chance de fonctionner à l’échelle de masse. Ou alors ceux et celles qu’on renverra comme migrants « économiques » tomberont dans des réseaux de camps de concentration qui en feront des « réfugiés ». Autre mécanique perverse qui banalise les logiques biopolitiques apparentés à l’état d’exception. À l’opposé des conditions de réfugié ou de migrant « indésirables », ballottés de frontière en frontière ou de camps en camps, quelle perspective s’ouvre donc à ceux que la guerre ou la misère chasse aujourd’hui de leur pays ?

Ce texte tentera de proposer deux modestes éléments de réponse : d’une part, à partir d’une perspective tentant de donner une portée effective et plus contraignante au régime de droit international et, dans un deuxième temps, à partir d’une perspective d’invention démocratique et de mobilisation collective.

Avant de procéder, un court rappel des mutations ayant cours dans le modèle migratoire canadien est de mise. Ce rappel est important pour prendre la mesure des reculs infligés au système canadien de protection des réfugiés et pour mieux saisir les logiques de sous-citoyenneté qu’induit plus globalement notre système migratoire.

Conjoncture : rappel succinct et liminaire

Depuis la fin des années 1990, les gouvernements occidentaux opposent la notion d’une immigration utile, voire indispensable à l’économie, à celle d’une immigration inutile et nuisible à la cohésion sociale et à l’identité nationale. Ils militarisent la surveillance des frontières, multiplient les modes de tri des migrants et criminalisent l’immigration en l’associant à la sécurité publique et nationale, au terrorisme et aux trafics mafieux. Tout cela conforte très souvent la xénophobie et le racisme. Survol de la dynamique globale sous-jacente.

Le triomphe du paradigme de la mobilité

De l’ère de la migration, nous sommes passés à celle de la mobilité, au point où certains spécialistes affirment que les politiques actuelles ne relèvent plus de la logique de l’immigration. Le Canada, dont les politiques ont souvent servi de modèle, participe activement à cette mutation. Sa tradition voulant que tout immigré soit reconnu comme étant un futur citoyen n’est plus un principe de base. Longtemps décrit comme un pays d’accueil, le Canada modifie progressivement sa politique d’immigration. Depuis 2008, le pays a reçu plus de travailleurs temporaires que d’immigrants permanents. De plus, le nombre de demandes d’asile au Canada a chuté de moitié depuis le resserrement des règles découlant du Projet de loi C-31 : il a atteint le niveau le plus bas observé depuis 25 ans [1]. Pourtant, les besoins en matière de protection ne cessent d’augmenter à l’échelle planétaire. Et les différentes causes qui président aux déplacements forcés ne vont pas en s’atténuant. Cette baisse dans les nombres s’explique par les récentes mesures restreignant les possibilités d’accès à notre système de protection.

Cette tendance résulte d’une politique délibérée de préférence pour la migration temporaire. Elle s’inscrit dans une conception « utilitariste » de la main-d’œuvre qui fait l’impasse sur les dimensions sociales et culturelles de l’immigration, qui comprennent les droits sociaux des travailleurs, l’intégration linguistique, la vie personnelle, la réunification familiale, etc. Cela revêt les traits d’un recours systématique au statut migratoire temporaire et à la gestion contractuelle de la force de travail migrante. La précarité et l’exploitation en sont souvent le lot.

Il existe une grande variété de modèles et de programmes de migration, mais tous démentent l’argument stipulant qu’il y a une correspondance entre les emplois temporaires et les migrations temporaires. Comme le notent plusieurs analystes, la majeure partie des migrants temporaires au Canada occupent des emplois qui sont permanents. La précarité dans laquelle ils se trouvent est grandement liée à leur statut [2].

Cette négation des droits des migrants s’inscrit dans cette grande mutation axée sur la mobilité. Ce concept s’est graduellement imposé pour décrire de nouvelles formes de migration dans le contexte de la globalisation capitaliste. En 2006, le Dialogue de haut niveau sur la migration et le développement, publié par l’Assemblée générale des Nations unies, a fait de la mobilité de la main-d’œuvre une stratégie centrale de croissance économique. Dans son rapport sur l’état de la migration dans le monde, en 2008, l’Organisation internationale pour la migration indique que « la mobilité humaine s’est imposée comme choix de vie dicté par les disparités en termes de démographie, de revenus et d’opportunités d’emploi entre les régions et en leur sein ».
 
Les sociologues des migrations ont analysé dans quel contexte et en fonction de quels intérêts s’élaborent les nouveaux concepts et orientations globales en matière de recrutement des travailleurs : dans le paradigme de la mobilité émergeant, on retrouve, aux côtés des acteurs plus traditionnels que sont les États, les employeurs et les organisations syndicales, des associations d’entreprises axées sur les stratégies commerciales et qui utilisent la mobilité des étrangers pour restructurer l’offre de travail plutôt que pour répondre à une demande existante. La mobilité fait alors partie des stratégies d’expansion économique. Les entreprises privées consolident ce paradigme en produisant des rapports d’experts et en multipliant les services de consultation auprès des gouvernements. Le gouvernement conservateur de Stephen Harper l’a clairement indiqué dans sa stratégie économique intitulée Avantage Canada. Bâtir une économie forte pour les Canadiens (2006), dans laquelle il donne ses prescriptions pour accroître la mobilité. Ces collaborations donnent une plus grande place au secteur privé dans la gestion de la migration.

Une politique des droits humains

Voyons désormais ce qu’exige l’acte de penser un tel enjeu migratoire sur le respect des droits humains. Nous savons depuis les travaux d’Abdelmalek Sayad [3] que la migration a une vertu politique et analytique particulière. Les migrants, de par leur marginalisation et précarisation, sont souvent confinés aux frontières du droit, du fait notamment qu’ils contribuent à dévoiler le fonctionnement central de certains rapports de pouvoir et de domination dans nos sociétés. Mais aussi à l’échelle transnationale.
Je propose ici de situer ma réflexion dans un cadre plus global nous permettant d’ouvrir des perspectives de rupture avec l’ordre social, économique et politique actuel – incompatible avec la réalisation des droits. En ce sens, comme ne cesse de le plaider la juriste Monique Chemillier-Gendreau, tant que les humains détiendront leurs droits du fait qu’ils participent à une nationalité et non de leur appartenance à l’humanité, il y aura des États pour les refuser à certains, et ceux-ci viendront grossir le lot des « sans-État » donc « sans-droits ». À ce stade, le grand défi - à la fois pour donner une portée effective et contraignante aux droits existants, mais aussi en vue d’en élargir l’horizon - consiste notamment à repenser le rapport entre communauté politique et droits citoyens [4]. En vue notamment de relocaliser les frontières de la citoyenneté au moment de son « désassemblage du national » [5].

Pour l’heure, le champ du droit international consacre la division du monde en États - égaux pour certains d’entre eux essentiellement sur le plan formel - et accepte qu’ils se dressent les uns contre les autres. Le point majeur s’agissant des migrants est certainement, de dire Monique Chemillier-Gendreau, le fait qu’à ce jour - et dans une grande mesure - le droit international n’a offert qu’un seul cadre au règlement des problèmes posés par les migrants, celui de l’État nation [6]. Et ce cadre ne permet pas d’infléchir substantiellement les rapports de force latents dans le corps social, car le droit international demeure un droit contractuel, où les États sont libres de contracter ou non des engagements, par exemple d’adhérer à tel ou tel pacte ou convention. Il se révèle impuissant à garantir les droits et libertés des individus et des groupes opprimés, sans passer par le canal de l’État et de son bon vouloir à intégrer en droit interne des résolutions dénuées de caractère obligatoire. Tout cela exige donc de repenser la démocratie à l’échelle mondiale.

Dès lors, un effort d’imagination politique se pose devant nous. Car, il n’y a aucune rationalité qui préside à la division du monde entre États et à l’attribution du pouvoir souverain à tel groupe plutôt qu’à tel autre. Un autre cadre peut et doit être envisagé. Et cela impose l’exigence de repenser le politique, de définir universellement la notion de bien commun, ainsi que les moyens de le garantir autrement que dans ses aspects formels.

Le défi de l’imagination politique

La portée heuristique d’une perspective plaidant l’invention d’un régime de droit inédit tient au fait qu’elle oblige à penser la communauté humaine en termes universels, c’est-à-dire avec des droits dont aucun sujet humain ne serait exclu. La logique interétatique actuelle en serait bousculée, notamment du fait qu’elle ne permet pas de prendre en compte sur le plan juridique la dimension universaliste de l’espèce humaine ainsi que l’impératif de mondialiser certains droits et certains domaines du droit.

C’est une réflexion certes inédite qu’ouvre une telle perspective. Elle exige notamment de répondre à la question consistant à savoir ce qu’est « le droit d’avoir des droits », pour ceux qui sont notamment sans État, c’est-à-dire quand on est sans place, sans statut. À cet égard, bien des réfugiés, des sans-papiers et des clandestins sont concernés. Mais prenons garde de ne pas généraliser toutes ces catégories de personnes migrantes. Malgré l’état de grande fragilité et de précarité qui les afflige, ces populations sont différentes et participent d’origine, de position sociale et de trajectoire migratoire différentes.

Plus fondamentalement, tout cela nous invite à un effort de réflexion en vue de nous faire prendre conscience, entre autres choses, des grands reculs que connaissent nos sociétés en matière d’accueil et d’hospitalité. Car dès lors que l’État s’autorise à définir « en toute souveraineté » les règles de l’hospitalité, il y a fort à craindre que le résultat en soit la production d’illégalité et d’incitation « au délit ». Hélas, ce sont des vies humaines qui sont ainsi sacrifiées et laissées en lambeaux par l’indifférence et l’égoïsme manifestes dont font preuve nos décideurs politiques.

En somme, la question des droits humains, comme celle des droits des migrants ou le droit d’asile ne sont pas réductibles à une simple question juridique ou à des discours philosophiques abstraits. Tout le défi est ici d’avoir la lucidité de voir le prix d’une telle recherche d’alternative en matière de droit international. Il ne faut pas ici donner l’impression d’avaliser ou de dédouaner des actes de violations des droits humains en cours au prétexte que ce qui nous intéresse est un cadre nouveau à faire surgir. Cette exigence réflexive est somme toute à inscrire dans le long sillage de la révolution démocratique. Elle est à la dimension de notre liberté et de notre puissance d’agir.

Ceci étant, lutter pour des droits fondamentaux exige aussi d’en penser les modalités d’application de façon réaliste. Il est indéniable que tout droit suppose une régulation, le droit à la libre circulation comme les autres. Il faut bien le contrôler et en organiser la mise en œuvre. Cela dit, il importe que cette régulation se fasse de façon contractuelle et négociée [7] et ne relève pas de la seule discrétion des États. Dans le monde d’aujourd’hui, le privilège est de contrôler les entrées et les sorties sur leur territoire et de ceux que les États veulent conserver jalousement. Au mieux, ils acceptent de se mettre en commun, comme dans l’espace Schengen européen, pour exercer une surveillance commune aux frontières. Mais ils refusent l’idée de négocier, de discuter de la circulation, des modalités de passage des frontières. C’est pourquoi il faut admettre l’idée de régulation, mais en même temps en démocratiser sérieusement les modalités étatiques.

En ce sens, « la représentation de l’immigré (ou de celui qui veut « entrer ») et, plus largement et plus politiquement, la gestion des entrants, des sortants et des « installés dedans » peut pertinemment s’apprécier au travers de la métaphore du « club » ou du « club-nation », selon la formule du sociologue Abdelmalek Sayad. Les lois et tous les règlements sur l’immigration et les réfugiés sont à leur manière une série de frontières visibles et invisibles qui délimitent l’espace du « club » et les conditions pour y entrer, et en définitive pour y demander son adhésion » [8].

En ce sens, la lutte en faveur des droits des travailleurs migrants précarisés et des réfugiés redessine les frontières de la politique en remettant en cause les catégories classiques (ressortissants, travailleurs étrangers, réfugiés) et en préconisant un usage élargi des droits. Lutter pour l’obtention de la citoyenneté ou pour enrayer les mécanismes de l’exploitation et de la domination n’est donc pas défendre des droits sectoriels mais, au contraire, lutter pour la visibilité sociale des « sans voix » en combattant la chaîne de l’exclusion. Celle-ci commence avec la désignation du statut et se poursuit par la précarisation des conditions de vie.


[2Hélène Pellerin, « L’immigration au Canada : un modèle de gestion à démystifier », Nouveaux Cahiers du socialisme, no 5, 2011

[3La double absence. Des illusions de l’émigré, aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, coll. Liber.

[4Voir Étienne Balibar, « une citoyenneté sans communauté », dans, Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001, pp.93-126.

[5Voir l’excellent travail de la sociologue étasunienne Saskia Sassen, Critique de l’État : territoire, autorité et droits. De l’époque féodale à nos jours, Paris, Demopolis, 2009. Notamment pour voir comment la prédominance grandissante du régime international des droits humains intervient sur le renforcement des conceptions postnationales de la citoyenneté, tout en soulignant les différences entre droits de la citoyenneté et droits de l’homme. Sa réflexion met en parallèle ces conceptions postnationales et les cadres dénationalisés de ces transformations

[6Monique Chemillier-Gendreau, Droit international et démocratie mondiale, Paris, Textuel, 2002, p.151.

[7En ce qui concerne la régulation des flux migratoires, il revient à l’État ou à des communautés d’États de fixer les modalités de franchissement des frontières, mais il faudrait que les intéressés, de part et d’autre de la ligne de démarcation, aient voix au chapitre. Or les autorités de beaucoup de pays, surtout occidentaux, qui ne pourraient pas vivre sans main-d’œuvre migrante refusent absolument de discuter avec les États d’origine des migrants ou les associations de migrants des modalités d’obtention des visas ou des politiques d’immigration. Cela suppose que tous les États du monde et leurs opinions publiques prennent conscience de l’intérêt qu’il y aurait à cette coopération, plutôt que d’aller dans le mur des situations et des régimes d’exception. Avec les zones de non droits que cela induit.

[8Mouloud Idir, « Un regard sociologique sur la révolte des banlieues françaises : un entretien avec le sociologue Smaïn Laacher », Revue À bâbord !, No 14, avril-mai 2006.

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