Une approche non testée et très controversée pour affronter le Covid-19 a pris de l’ampleur parmi les conservateurs aux États-Unis en tant que stratégie de retour à la normale.
Elle a pris un nouvel élan ce mois-ci avec la publication de la Déclaration de Great Barrington qui prône l’immunité naturelle des troupeaux : mettre fin aux restrictions et exposer davantage de personnes au coronavirus pour renforcer la protection de la population et arrêter la propagation du virus. Les universitaires à l’origine de cette déclaration - qui travaillent à Harvard, Oxford et Stanford - affirment que cela peut être fait tout en protégeant les personnes vulnérables comme les personnes âgées. Ils affirment que le confinement se fait au détriment de l’apprentissage des enfants et d’autres conditions médicales non traitées.
Voici en gros le concept : Laissez le virus se répandre et laissez les gens faire ce qu’ils veulent ; ceux qui sont à risque ou concernés doivent rester hors de la circulation. Bien entendu, cela signifie que davantage de personnes tomberont malades et mourront.
Lors d’une conférence téléphonique organisée la semaine dernière par la Maison Blanche dans un effort apparent pour attirer l’attention sur cette déclaration, deux responsables de l’administration ont déclaré qu’elle équivalait à une approbation des politiques du président Donald Trump. Mais les principaux responsables de la santé publique ont fermement condamné ce concept, notamment le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus. Un groupe de 80 scientifiques qui ont écrit dans la revue médicale The Lancet ce mercredi a qualifié cette lettre de "dangereuse erreur non étayée par des preuves scientifiques"
[...]. Il s’agit d’un clivage qui concerne autant la politique que la santé publique, un domaine qui demande de protéger le groupe pour protéger l’individu. L’immunité collective intéresse les personnes de droite car elle leur suggère une voie à suivre qui correspond à leur propre intérêt pour les libertés individuelles, même si cela n’a jamais été fait auparavant et que la science ne le confirme pas.
(Emma Court et Jason Gale, Bloomberg, 18/10/20, ma traduction)
Le modèle suédois, quel modèle ?
Francine Pelletier confirme que la Déclaration de Great Barrington s’inspire de l’approche suédoise. Examinons donc les données probantes de la Suède par habitant, tirées du site Our World in Data, comparées à celle du Canada et surtout de ses trois voisins semblables en termes démographique, économique et social (Norvège, Finlande, Danemark). Son bilan de décès covid est relativement catastrophique (graphique 1) et l’amélioration avec le temps n’est pas impressionnante par rapport à la Norvège et à la Finlande (graphique 2). Le nombre de cas est à la hausse (graphique 3) plus encore que pour les quatre autres pays (graphique 4). Et le ratio morts versus cas confirmés est le pire avec celui du Canada (graphique 5) :
Graphique 1 Graphique 2 Graphique 3 Graphique 4 Graphique 5
Le pire des deux mondes, conséquence du « stop-and-go » issu de l’obsession du retour à la dite normale
Cette stratégie est loin de « protéger au maximum les plus vulnérables » mais plutôt elle les isole pour des mois sinon jusqu’en 2021 ou même 2022 même si on met au point un vaccin efficace. Un tel isolement est impossible parce que des contacts sont économiquement, socialement et surtout humainement indispensables. La maladie serait « relativement bénigne chez les bien portants » ? C’est vite sauter aux conclusions d’une science bien partielle. On découvre qu’il y a des séquelles, dont on ne connaît pas encore la longévité, chez bon nombre de gens guéris dont on n’est assuré ni de la force ni de la longueur de l’immunité.
La santé publique serait autrement sacrifiée ? Cette stratégie de l’immunité de groupe qui maximise les cas soi-disant bénins et qui demande l’impossible aux gens vulnérables joue à la roulette russe avec la santé publique en menaçant le système hospitalier de débordement. Cela, même si les pays nordiques européens demeurent, malgré les coupes de l’austérité, avec les meilleurs systèmes de santé au monde. Le nombre de personnes aux soins intensifs en Suède au 6 novembre est à peu de choses près le même par habitant que celui du Québec (Corona Tracker pour la Suède et INSPQ pour le Québec). L’émission d’affaires publiques As it happens du 19 octobre de la CBC-Radio titrait « Une virologiste suédoise déclare que la stratégie COVID-19 de son pays a échoué, mais personne ne veut l’admettre. La Suède autorise les régions à mettre en place des mesures de confinement local huit mois après le début de la pandémie. »
Cette stratégie n’est pas l’alternative au confinement comme l’affirme Francine Pelletier mais son complément. Comme le recours à l’immunité de groupe menace à tout moment de déborder le système de santé, les gouvernements, sauf les négateurs à la Trump, pour aplatir la courbe sont contraints, chemin faisant, à du "stop and go" de confinement large ou restreint suivi de réouverture économique puis de reconfinement... La voie suédoise n’est rien d’autre que l’anticipation de la stratégie centriste à laquelle la majorité des gouvernements se rallie de facto soit le retour hâtif à la dite normale avec ses conséquences d’ouverture-confinement-ouverture...
Comme le dit Romaric Godin, journaliste économique à Médiapart sur la base super catastrophique de la situation française : « ...cette stratégie est perdante à coup sûr parce qu’elle conduit au pire des deux mondes : un désastre économique et un désastre sanitaire. C’est finalement assez logique : la concentration sur l’économique laisse la situation sanitaire se dégrader, sans en réalité protéger l’activité qui est alors ralentie par la prudence des agents économiques et la situation internationale. » Selon Trading Economics, le PIB suédois du deuxième trimestre 2020 (le plus récent pour les cinq pays en comparaison) a chuté davantage que ceux de ses trois voisins mais moins que celui du Canada. « ...la Suède aura à la fois les conséquences néfastes de la crise économique et un sombre bilan épidémique. » ( Covid-19 (France) : Entre une économie déjà malade et l’urgence sanitaire, il n’y a pas à choisir, ESSF, 27/10/20)
Apprendre de l’« Orient », au sens générique, sans orientalisme
Quelle solution ? « La seule voie alternative possible à l’issue d’une telle crise est une vraie bifurcation où les logiques de la priorité donnée au profit et de la reproduction du capital ne sont plus centrales.[...] Pour cela, il faut que le « filet de sécurité » de l’État ne soit pas uniquement limité à la crise sanitaire, mais qu’il devienne en quelque sorte permanent. Il passe par l’élargissement des services publics, de la santé et de l’emploi. » C’est dans ce sens qu’a voté le dernier Conseil national de Québec solidaire, contre la volonté de la direction du parti, pour la création immédiate de 250 000 emplois dans les services publics et communautaires.
« Par l’investissement public direct et maîtrisé. Par la concentration des actions sur les priorités du bien-être de la population, non du profit. Par une planification démocratique. [...] La crise sanitaire ne sera maîtrisée que lorsqu’on sortira du « stop-and-go » de la politique gouvernementale... » Cette fondamentale ré-orientation socio-politique recèle, on le perçoit, une révolution du dit marché du travail en faveur des travailleuses essentielles, en grande partie des femmes et personnes racisées, qui prennent soin des gens, complément de ces nations autochtones qui nous invitent à prendre soin de la terre-mère en régulant l’exploitation des ressources naturelles sur leurs terres ancestrales, en particulier ces Anishinabés de la Réserve faunique La Vérendry que Québec solidaire n’a pas appuyés. Mais ces révolutions n’arriveront pas sans mobilisation syndicale et populaire de grande ampleur visant d’abord et avant tout les services publics que la CAQ veut continuer d’austériser.
Il faudrait prendre des morceaux des solutions réussies est-asiatiques, sans leur autoritarisme à géométrie variable, dont le noyau dur est non seulement un testage de grande ampleur aux résultats rapides suivi d’un traçage tout aussi ample et prompt, donc requérant une embauche massive avec formation sur le tas et, ce que l’individualiste Occident n’ose faire, suivi d’une mise en quarantaine immédiate et étroitement monitorée, si nécessaire dans des locaux réquisitionnés à cet effet, et soutenue par un personnel répondant aux besoins matériels et psychologiques de ces personnes et de leurs dépendants :
[L]’expression ’’tester et retracer’’ ― et les histoires de réussite construites sur cette méthode ― laisse de côté quelque chose d’important. Quelque chose qui a été essentiel au succès de ces pays [est-asiatiques], mais qui reste tellement tabou aux États-Unis qu’elle est même rarement mentionnée. Il y a une expression pour ce quelque chose : la quarantaine centralisée. C’est la troisième partie essentielle du test et du retraçage, qui serait peut-être mieux décrite comme ’’test, trace, mise en quarantaine’’. L’idée est simple. Si votre test est positif pour le coronavirus, vous êtes mis en quarantaine afin de ne pas pouvoir le propager pendant que vous êtes infectieux. Si vous arrivez dans le pays depuis l’étranger, vous êtes mis en quarantaine. Si un membre de votre famille ou un ami est positif pour le coronavirus, vous êtes mis en quarantaine. Si vous vous rendez quelque part et qu’une autre personne à cet endroit est plus tard testée positive ― même si vous ne la connaissez pas ― vous êtes mis en quarantaine. Et la ’’mise en quarantaine’’ ne signifie pas que vous êtes gentiment encouragé à rester à la maison si vous le pouvez. Cela ne signifie pas de continuer à se mêler à la famille. Cela ne veut pas dire sortir faire des petites courses et des promenades. Cela signifie quarantaine.
(The Interpreter, The Last Coronavirus Taboo, New York Times, 17/05/20, ma traduction)
Le cœur d’une réaction de gauche c’est la démocratique mobilisation générale traçage-contacts-confinement sélectif doublée d’un soutien communautaire des malades et des gens vulnérables tant sanitairement que socialement tout comme d’une bonification des services publics davantage sollicités que d’habitude. C’est cette stratégie qui s’oppose à l’immunité de groupe et non pas le confinement collectif qui en est le complément. Et ainsi la table est mise pour la lutte climatique.
Marc Bonhomme,
8 novembre 2020
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca
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