2 mai 2022 | tiré du site Révolution permanente
L’armée russe déploie désormais ce que le gouvernement de M. Poutine a défini comme la "deuxième phase" de l’"opération militaire spéciale". Malgré les tonnes de bombes, les milliers de morts - soldats russes et ukrainiens et surtout civils, les millions de réfugiés et la destruction d’infrastructures ukrainiennes par millions, Poutine n’utilise toujours pas le mot guerre pour parler de son offensive militaire. Beaucoup pensent qu’il franchira cette étape le 9 mai, lorsqu’il présidera la commémoration de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie.
Mais le développement le plus significatif ne vient pas du champ de bataille au sens strict, mais du saut dans l’intervention en soutien au camp ukrainien des puissances de l’OTAN, en particulier les États-Unis, qui pourrait potentiellement redéfinir le cours de la guerre.
Revenons d’abord sur la situation dans son ensemble.
Le début de la deuxième phase de l’offensive russe, à la fin du m
ois de mars, implique en gros l’adoption par la Russie d’une stratégie plus modeste. Après l’échec de la guerre éclair visant à cibler les grandes villes pour provoquer la chute rapide du gouvernement de Zelensky, la Russie s’est recentrée sur la région du Donbas et, à partir de là, vise la progression du contrôle russe dans l’est et le sud de l’Ukraine. Le fait que le théâtre des opérations soit centré sur le Donbass ne signifie pas que la Russie a renoncé à bombarder sporadiquement les villes ukrainiennes dont elle s’est retirée. En effet, en pleine visite à Kiev du chef de l’ONU, Antonio Guterres, la Russie a lancé une volée de missiles sur la capitale ukrainienne, ce qui ne peut être interprété que comme un message politique tonitruant adressé aux puissances occidentales.
La stratégie du Kremlin est prudente dans sa forme, du fait des vulnérabilités exposées dans la première phase de la guerre, de l’épuisement militaire et des conséquences économique des sanctions, qui commencent déjà à se faire sentir. Mais son contenu reste offensif, ce qui implique que le gouvernement de Poutine espère améliorer encore sa position lorsque le moment sera venu de négocier, si jamais il le fait. D’abord parce que les négociations formelles ont été suspendues depuis la dernière tentative ratée en Turquie, bien que des voies alternatives restent ouvertes, ensuite parce que la guerre ne se conclura pas nécessairement par un accord diplomatique.
Les cartes de la guerre montrent que, bien que lentement et avec difficulté, l’avancée russe se poursuit. Après presque deux mois de siège, l’armée a pris le contrôle de la ville portuaire de Marioupol, à l’exception de l’aciérie Azovstal, dans les tunnels de laquelle un nombre inconnu de membres du régiment Azov (le "bataillon Azov" des milices d’extrême droite ukrainiennes) et de réfugiés civils ont été cernés.
Selon les généraux russes, prendre d’assaut l’aciérie aurait signifié une bataille sanglante avec de lourdes pertes pour eux, ils ont donc simplement choisi de bombarder l’endroit depuis les airs, de le sceller et d’attendre que les résistants soient à court de munitions et de nourriture. La fin du siège n’est donc qu’une question de temps.
Jusqu’à présent, il s’agit de la position la plus précieuse d’un point de vue stratégique conquise par l’armée russe en Ukraine, non pas en raison de la ville elle-même, qui a été réduite à l’état de ruines (un "camp de concentration en ruines", comme l’a décrit avec justesse le président ukrainien Volodimir Zelensky), mais parce qu’avec Marioupol, l’Ukraine a perdu son débouché sur la mer d’Azov et la Russie a gagné un pont terrestre reliant la péninsule de Crimée aux républiques de Donetsk et de Lougansk. En outre, ce spectacle obscène de "terre brûlée" sert d’exemple pour décourager toute résistance supplémentaire.
D’un point de vue militaire, la chute de Marioupol a libéré un certain nombre de troupes russes qui se sont déplacées vers l’est, où la Russie n’a pas encore pu assurer le contrôle de Donetsk.
Différents scénarios se dégagent de ces évolutions. Selon les estimations les plus prudentes, Poutine pourrait présenter le contrôle de la région de Donbas, et du corridor qui la relie à la Crimée, comme un triomphe de son "opération spéciale" visant à "dénazifier l’Ukraine". Cela ne signifie cependant pas en soi la fin de la guerre, qui peut se poursuivre sous d’autres formes, comme des opérations anti-insurrectionnelles.
Mais il existe une autre hypothèse, plus audacieuse, selon laquelle Poutine pourrait annoncer une escalade, en étendant les objectifs territoriaux vers la Transnistrie, une petite région séparatiste de Moldavie. Cela porterait l’offensive russe vers l’ouest, jusqu’à la frontière avec la Roumanie, c’est-à-dire aux portes mêmes de l’Union européenne.
Si les références répétées du commandement russe à la Moldavie alimentent les spéculations quant à une escalade offensive, cet objectif semble douteux à atteindre, non seulement parce que la Russie n’a pas encore stabilisé le contrôle des zones qu’elle occupe déjà et où elle se heurte à la résistance ukrainienne, mais aussi parce que, entre autres, elle devrait conquérir la ville portuaire d’Odessa, ce qui pourrait exposer la Russie à une surextension militaire insoutenable. Bien qu’il n’existe pas de chiffres précis ni d’enquête indépendante pour corroborer ces informations, qui font partie de l’arsenal de guerre tant de l’"Occident" que du régime russe, certaines agences militaires estiment que l’armée russe a perdu 25 % de sa capacité opérationnelle au cours des huit premières semaines de la guerre.
C’est l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, qui a admis dans une interview que les puissances occidentales avaient commis une double erreur en "sous-estimant les ambitions de Vladimir Poutine" et en "surestimant la force militaire de la Russie".
L’exposition des faiblesses stratégiques de l’armée russe (et la résistance ukrainienne plus importante que prévu) a probablement influencé la perception des puissances impérialistes, en particulier les États-Unis, qui ont fini par considérer l’invasion russe de l’Ukraine comme une opportunité stratégique. Ce changement de perception expliquerait en partie l’escalade des puissances occidentales.
Ce changement a été annoncé politiquement par Biden en Pologne fin mars, où il a laissé entendre que la stratégie américaine consistait en un "changement de régime" en Russie. Ceci est devenu une politique officielle avec la visite d’Antony Blinken et de Lloyd Austin, respectivement secrétaire d’État et secrétaire à la défense, à Kiev. Après avoir rencontré le président Zelenski, ils ont révélé un secret de polichinelle : le véritable moteur de l’impérialisme américain n’est pas la "souveraineté de l’Ukraine" mais "l’affaiblissement de la Russie à long terme". Dans une interview accordée à CBS News, Ben Hodges, l’ancien commandant de l’armée américaine en Europe, a été encore plus explicite. Il a non seulement déclaré "nous voulons gagner" mais a expliqué que cela signifiait "briser la capacité de la Russie à projeter sa puissance en dehors de la Russie".
L’administration de Joe Biden continue de maintenir ses "lignes rouges", qui consistent à ne pas s’engager directement dans un conflit militaire (nucléaire ?) avec la Russie, autrement dit, pas de "présence au sol" ni d’engagement dans le combat en imposant, par exemple, une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine. Mais avec cette limite s’est intensifiée l’intervention et les objectifs des États-Unis et de l’OTAN, qui agissent ouvertement comme le commandement militaro-politique du côté ukrainien derrière Zelensky.
Ce "commandement" a pris un statut organisationnel avec la création du "groupe de contact pour l’Ukraine", qui a tenu sa première réunion à la base aérienne de Ramstein-Miesenbach, la principale base américaine en Allemagne, sous la présidence du chef du Pentagone, Lloyd Austin. Ce conseil de guerre est composé de 43 pays - des membres de l’OTAN mais aussi des pays "amis" des États-Unis comme le Japon, Israël et le Qatar - et se réunira tous les mois pour évaluer les besoins militaires de l’Ukraine pour "gagner" la guerre.
Parmi les principales résolutions figure l’augmentation du transfert d’armes et de munitions ainsi que de la formation à l’Ukraine par les puissances occidentales. C’est un bond en avant, car à partir de maintenant, l’OTAN fournira à l’armée ukrainienne des armes offensives lourdes. Cet arsenal comprend des chars antiaériens Gepard d’Allemagne et des canons Howitzer des États-Unis et du Canada.
Dans le droit fil de cette orientation plus offensive, le président Biden a demandé au Congrès d’approuver un montant supplémentaire de 33 milliards de dollars pour l’assistance militaire et économique à l’Ukraine. C’est presque dix fois plus que les 3,5 milliards de dollars investis par l’impérialisme américain en deux mois de guerre en Ukraine. Un indicateur que les États-Unis se préparent à un conflit prolongé.
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a accusé Washington et l’OTAN d’être entrés dans une "guerre par procuration" en Ukraine (traduction imparfaite de "proxy war", typique de la guerre froide) et a évoqué le spectre d’une troisième guerre mondiale qui pourrait devenir nucléaire. Poutine aussi y a fait allusion. Certes, il a rapidement fait marche arrière et précisé que la Russie n’est pas en guerre contre l’OTAN, surtout après que le principal allié de la Russie, la Chine, se soit désolidarisé de la menace d’une nouvelle guerre mondiale. Mais en soi, il s’agit d’un indicateur du cours dangereux que les événements pourraient prendre si la politique américaine laisse Poutine face au choix de se rendre ou d’intensifier la guerre au-delà de l’Ukraine.
C’est pourquoi l’aile conservatrice "réaliste" de la politique étrangère américaine insiste sur le fait que, face à la possibilité d’une escalade dangereuse, il est dans l’intérêt national impérialiste d’ouvrir des négociations avec Poutine pour mettre fin au conflit. Richard Haass, l’un de ses principaux porte-parole qui a été un fonctionnaire des administrations Bush, soutient dans un récent article du magazine Foreign Affairs que les États-Unis devraient sortir de la discussion tactique (quantité et qualité des armes envoyées en Ukraine) et définir leur stratégie avant qu’il ne soit trop tard. À cette fin, il conseille de suivre les leçons de la guerre froide : éviter la confrontation militaire directe avec la Russie et accepter des résultats limités. En bref, ce serait une erreur de définir, comme le prétendent les faucons, que "le changement de régime à Moscou est une condition pour arrêter la guerre".
Dans l’immédiat, l’administration Biden capitalise sur la guerre en Ukraine pour progresser dans la reconstruction de l’hégémonie américaine. Ils visent la Russie pour affaiblir la Chine, qui est aujourd’hui dans une alliance difficile avec Poutine, et annoncent un "nouvel ordre mondial" sous la direction des États-Unis. Mais loin d’une réédition de la "mondialisation néolibérale", c’est stratégiquement une période de grands bouleversements économiques, politiques, sociaux et militaires qui a commencé, dont la guerre en Ukraine n’est qu’un symptôme.
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