28 septembre 2023 | Entre les lignes entre les mots
Cette « ascension du reste du monde » a été préfigurée par le mouvement des non alignés en 1961, par le nouvel ordre économique mondial de l’ONU dans les années 1970, par la montée en puissance des économies de l’Asie de l’Est et du marché unique européen dans les années 1980 et par la coopération entre les pays du Sud dans les années 1990. Au début des années 2000, notamment grâce à quelques articles de Morgan Stanley, le groupe du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud (BRICS) a été baptisé puis institutionnalisé [1].
En 2008, dans son Post-American World, Fareed Zakaria [2] rédigeait moins une épitaphe de l’hégémonie américaine qu’un hymne à toutes les puissances montantes qui façonnaient de plus en plus la géopolitique. Il était difficile de réfuter sa thèse centrale. Le monde bipolaire avait disparu, le monde unipolaire de la suprématie américaine n’était plus tenable et le monde multipolaire émergeait comme une sorte de phénix, même si l’ancien monde n’avait pas encore été réduit en cendres et que le nouvel oiseau était encore balbutiant.
Puis quelque chose d’étrange s’est produit.
La « multipolarité » a commencé à prendre une forme très différente après la première intervention de la Russie en Ukraine en 2014. Ce qui avait autrefois été un antidote à l’arrogance de l’OTAN et aux prétentions du Nord global est devenu une couverture pour les attaques contre les valeurs universelles. Au lieu de permettre à de nouvelles puissances de s’asseoir à la table pour contribuer à l’élaboration des règles mondiales, les autoritairismes de tous bords ont invoqué le multipolarisme pour briser la table et jeter les règles par la fenêtre en faveur du nationalisme et du particularisme.
Ceux qui veulent réduire l’importance de la guerre en Ukraine la décrivent comme un conflit régional sur le sort des russophones coincés entre deux États. Quant à ceux qui veulent souligner l’importance de cette guerre, ils la présentent comme une confrontation entre l’Est et l’Ouest.
En fait, l’Ukraine est au centre de quelque chose d’encore plus vaste. La guerre y est devenue un moment décisif dans la quête d’un nouvel ordre mondial.
La nouvelle philosophie russe
Une vieille division de la pensée russe opposait les partisans de l’Occident (les occidentalistes) à ceux ayant un ancrage plus national (les slavophiles). La version mise à jour de cette impasse a donné un nouveau rôle à ceux qui étaient sceptiques vis-à-vis de l’Occident : ils sont désormais ceux qui croient que les valeurs universelles, autrement connues sous le nom de valeurs libérales ou culture mondialisée, provoqueront la dégénérescence de la Russie.
L’« illibéralisme » de Vladimir Poutine vise une série de mouvements progressistes : le féminisme, les droits des LGBT, le sécularisme. Lui et les slavophiles des temps modernes veulent revenir à un monde prémondialisé d’États souverains ayant le pouvoir absolu sur ce qui se passe à l’intérieur de leurs frontières. Ce que cela signifie concrètement a été récemment révélé lorsque le gouvernement russe a mis hors-la-loi les personnes transgenres. En 2017, Elena Chebankova écrivait dans Post-Soviet Affairs :
La recomposition mondiale multipolaire est deve- nue l’un des aspects les plus importants du soft power de la Russie sur la scène mondiale et un instrument important pour la conservation de son influence internationale. Depuis l’effondrement de l’URSS, la Russie déploie les idées de particularité civilisationnelle pour défendre son intégrité territoriale et politique et pour tenter de freiner l’avancée de la démocratisation mondiale et les intérêts économiques qui en découlent pour des pays tiers.
Cette multipolarité à la faveur des leaders illibéraux comme Viktor Orbán en Hongrie qui s’oppose à l’« unipolarité » de l’Union européenne. D’autres secteurs de l’extrême droite européenne, qui souhaitent que leur propre pays s’éloigne du consensus européen sur les droits et les responsabilités, gravitent également autour de la rhétorique multipolaire de la Russie.
Mais le déploiement stratégique du multipolarisme par Vladimir Poutine vise principalement les pays du Sud. La Russie s’appuie sur le vieil héritage soviétique de soutien aux luttes anticoloniales et aux mouvements anti-occidentaux. La vieille rhétorique de l’autodétermination a désormais fusionné avec le nouvel accent mis sur la souveraineté. La Russie ne se soucie pas de ce qu’un autre pays fait à l’intérieur de ses frontières tant qu’il s’avère être un allié géopolitique utile, un client ou un partenaire commercial. Le Kremlin habille en outre ces arguments d’un langage « civilisationnel » : la Russie, la Chine et l’Inde ne sont pas seulement de grandes puissances, ce sont de puissantes civilisations qui remontent à des siècles, voire des millénaires, comme pour donner une dimension historique à des nationalismes mesquins, misogynes, homophobes et transphobes.
L’accent mis sur les sphères d’influence civilisationnelles fonctionne parfaitement pour la Chine de Xi Jinping, l’Inde de Narendra Modi, la Syrie de Bachar al Assad, l’Afrique du Sud de Cyril Ramaphosa, le Brésil de Jair Bolsonaro et le Nicaragua de Daniel Ortega. C’est ainsi que l’URSS a fonctionné, malgré les écarts par rapport à la théorie marxiste. Les États-Unis, eux aussi, se sont fortement appuyés sur la doctrine des sphères d’influence, en particulier à l’ère de la realpolitik avant que la défense des droits humains ne complique le tableau.
« La multipolarité est devenue la pierre angulaire du langage commun des fascismes et des autoritarismes mondiaux », affirme la marxiste féministe indienne Kavita Krishnan :
C’est le cri de ralliement pour les despotes, qui sert à travestir leur guerre contre la démocratie en guerre contre l’impérialisme. Le déploiement de la multipolarité pour déguiser et légitimer le despotisme est rendu possible par l’approbation retentissante par la gauche mondiale de la multipolarité en tant qu’expression bienvenue de la démocratisation anti-impérialiste des relations internationales.
Le nouveau multipolarisme est un endroit idéal pour les extrémistes de droite et de gauche pour partager et papoter.
La gauche rencontre la droite
J’avais l’habitude de me moquer de la vieille théorie libérale selon laquelle le spectre politique s’incurvait aux extrémités de telle manière que l’extrême gauche se confondait avec l’extrême droite. J’insistais plutôt sur le fait que le monde idéologique était plat et que ceux qui couraient aux extrêmes tombaient de leurs bords respectifs dans leur propre abîme séparé. Maintenant, je n’en suis pas si sûr.
Au cours de la dernière décennie, il y a eu une augmentation inquiétante des alliances entre les rouges et les bruns, comme le mouvement Cinq étoiles se joignant à la Ligue du Nord en Italie ou le mouve- ment allemand contre les migrants Aufstehen qui a scissionné de Die Linke.
Aux États-Unis, 12% des électeurs de Bernie Sanders aux élections primaires démocrates de 2016 ont voté pour Donald Trump lors des élections générales. Cela pourrait être déconstruit comme une idiosyncrasie du système bipartite américain et le manque frustrant d’alternatives. Cependant, d’étranges alliances ont continué à émerger à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
La manifestation à Wahington en février dernier de Rage Against the War Machine pour protester contre le soutien des États-Unis à l’Ukraine a rassemblé le libertarien réactionnaire Ron Paul, le pilier du parti Vert américain Jill Stein et le People’s Party de gauche. L’événement a été promu avec enthousiasme par Tucker Carlson [3]. Il y avait également Max Blumenthal, qui dirige le site de blog prétendument de gauche Grey Zone, et qui a témoigné au conseil de sécurité de l’ONU à l’invitation de la mission russe à New York. C’est sans surprise qu’il s’y soit fait le perroquet de la propagande russe.
Ce multipolarisme s’avère être un terrain de rencontre bien utile pour la gauche et la droite. Les progressistes saluent depuis longtemps la redistribution du pouvoir au niveau géopolitique. Mais la tendance malheureuse de certains à gauche à absoudre l’autoritarisme tant qu’il est antiaméricain et anti-occidental, se coule désormais parfaitement dans ce nouveau multipolarisme sous couvert d’une vigoureuse défense de la souveraineté, de l’illibéralisme et de l’antimondialisation.
Cette souche du tiers-mondisme peut être aperçue dans les travaux de Vijay Prashad qui se fait le haut- parleur des récits officiels russes et chinois. On la voit également dans le livre insensé de Fadi Lama Why the West Can’t Win : From Bretton Woods to a Multipolar World (Pourquoi l’Occident ne peut pas gagner) [4], où il fait l’éloge de la notion de monde équitable souverain mise en avant par la Russie, la Chine et l’Iran contre les prédations de l’« empire ».
Il est étonnant de voir les acrobaties intellectuelles auxquelles se livrent ces critiques de l’impérialisme pour justifier l’impérialisme russe, sa violation de la souveraineté de l’Ukraine et son utilisation du multipolarisme comme moyen de consolidation de son propre pouvoir. À des époques antérieures, une certaine gauche se livrait à des jeux idéologiques similaires pour dédouaner les invasions soviétiques en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Afghanistan, ou les efforts chinois pour absorber le Tibet. Au moins, la Chine et l’URSS étaient des régimes présumés de gauche et ces défenses étaient explicables même si elles étaient odieuses.
La Russie de Vladimir Poutine est pourtant ce qui se rapproche le plus du fascisme pour ce malheureux pays qui a déjà tant subi au cours du 20e siècle. Dans sa fuite du libéralisme, l’extrême gauche s’est alliée à des acteurs situés de l’autre côté du spectre. Ces anti-impérialistes à œillères pourraient rationaliser leurs alliances comme étant purement tactiques, mais il y a ici une histoire longue de badinages avec les dictateurs – Staline, Mao Zedong, Mugabe et Castro. Qu’il s’agisse d’un tweet flatteur soutenant le faux isolationnisme de Donald Trump ou d’une tentative tendue d’excuser l’invasion de l’Ukraine par Poutine comme une réponse sensée à l’expansion de l’OTAN, la gauche doit tenir compte de son incapacité à mettre en avant un anti-impérialisme équilibré.
L’avenir du multipolarisme
La guerre en Ukraine sonne la mort du multipolarisme, disent ceux qui pensent que la guerre a marginalisé la Russie, affaibli l’Europe et mis à l’écart encore davantage le Sud tout en renforçant les États- Unis et la Chine. Tant Washington que Pékin en ont en effet profité aux dépens de leurs clients, le premier fournissant du gaz à l’Europe et le second achetant de l’énergie à prix réduit à la Russie. Dans le monde de 2023, il semble que ce sont les États-Unis et la Chine qui donnent le la. Le multipolarisme est mort, vive le bipolarisme.
Un argument tout aussi solide peut être avancé selon lequel la guerre a accéléré l’inévitabilité du multipolarisme. La capacité des États-Unis et de la Chine à décider des résultats au-delà de leurs frontières s’est gravement érodée. La guerre en Ukraine se poursuit. L’Europe a trouvé des alternatives à l’énergie russe (grâce à Washington et à Doha) et elle a pris l’initiative de tracer un avenir sans carbone. Le Sud global a en même temps refusé de soutenir l’Est ou l’Ouest dans ce conflit. La géopolitique est devenue de plus en plus imprévisible. Les États-Unis pourraient vouloir revenir au bon vieux temps de l’unipolarisme […] mais ils ne le peuvent pas.
Alors, le multipolarisme est-il croissant ou décroissant ? Tout dépend de l’Ukraine.
Si l’Ukraine ne réussit pas à expulser les envahisseurs russes, cela créera un précédent inquiétant pour le droit international. Une transgression qui reste impunie est un signal puissant pour tous les contrevenants actuels et potentiels. Il ne s’agit pas seulement d’interventions transfrontalières illégales, mais aussi de violations des droits humains et même de non-respect des objectifs de réduction des émissions de carbone. L’Ukraine elle-même, entravée économiquement et aux frontières floues, aura beaucoup plus de mal à rejoindre l’Union européenne et à agir sur la scène internationale.
En revanche, si l’Ukraine l’emporte, elle donnera un puissant impact à un espace européen en expansion contre les prédations du poutinisme. De plus, si la Russie évolue d’un État pétrolier autoritaire vers quelque chose qui se rapproche d’une démocratie avec un engagement envers l’énergie propre, ce sera un exemple puissant pour les mouvements qui luttent contre les dictateurs des énergies sales à travers le monde.
Bien que la Chine et les États-Unis soient actuellement les acteurs géopolitiques les plus importants sur la scène mondiale, il ne s’agit probablement que d’un moment de transition. L’Inde est désormais le pays le plus peuplé du monde et elle devrait devenir la troisième plus grande économie d’ici la fin de la décennie. L’Union européenne est en train d’établir la norme d’une nouvelle économie sobre en carbone. Les pays du Sud disposent d’une grande partie des ressources nécessaires à une transition vers une énergie propre, qu’ils peuvent (potentiellement) exploiter pour une plus grande puissance mondiale.
Les enjeux sont donc élevés en Ukraine. Le risque n’est pas seulement l’intégrité territoriale et quelque 30 000 miles carrés carrés de territoires occupés. La bataille porte sur la trajectoire du pouvoir mondial. C’est, en fin de compte, un choix entre le chaos mondial et la communauté mondiale.
John Feffer
John Feffer est directeur de Foreign Policy in Focus. Article publié le 26 juillet 2033.
[1] NdT : le récent sommet des Brics s’est élargi à plusieurs dictatures comme l’Iran, l’Egypte, l’Ethiopie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
[2] Fareed Zakaria, Post-American World, New York, WW Norton & Co.
[3] Journaliste réactionnaire et nationaliste.
[4] Fadi Lama, Why the West Can’t Win : From Bretton Woods to a Multipolar World, Atlanta, Clarity Press, 2023.
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 23)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/09/06/rendre-lukraine-plus-proche/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante-n-deg-23_compressed.pdf
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