Extraits de Avant-propos. Créer des espaces pour la transmission, Teresa Hoogeveen et Caroline Glorie, in La première revue féministe francophone. Les Cahiers du Grif, Caroline Glorie et Teresa Hoogeveen (dir.), Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2023, p. 316.
Il y a cinquante ans, le premier numéro autoédité des Cahiers du Grif, Groupe de Recherche et d’Information Féministes, intitulé Le féminisme pour quoi faire ?, voyait le jour. À la joie et à la surprise du groupe, les 1500 exemplaires du premier numéro sont vendus lors de la deuxième journée des femmes, organisée le 11 novembre 1973 au Centre culturel Jacques Franck à Bruxelles.
La première journées des femmes s’était tenue au Passage 44 en 1972, avec la présence de Simone de Beauvoir et de Germaine Greer. Le Petit Livre Rouge des Femmes1 avait été épuisé le soir même. Dans ces pages drôles et acerbes, c’est l’injustice et la situation précaires des femmes qui sont mises au travail et invitées à être dépassées solidairement. Les grandes feuilles du journal radical Et ta sœur ?, publiées dès 1973, assurent la liaison entre les différents groupes féministes belges. La Maison des femmes ouvrira ses portes en 1974 et sera un incroyable lieu de rencontres pour des groupes très différents2. C’est l’effervescence. Différentes femmes se rencontrent, partagent des lieux, se fréquentent. Le féminisme a de multiples visages. Rayonnants et puissants.
Les femmes qui se rassemblent pour créer Les Cahiers du Grif ont, majoritairement, plus de quarante ans. Elles rompent durablement avec les rôles et les places qui leur sont assignés. Mai 68 vient de bousculer l’ordre social. Les femmes des années 1970 prennent en charge les revendications d’égalité et d’autodétermination à leur propre compte, collectivement et de manière à ce que cela concerne toutes les femmes.
Les femmes qui créent le Grif – dont les noms les plus souvent cités sont probablement Françoise Collin, Hedwige Peemans-Poullet, Jeanne Vercheval, Éliane Boucquey, Jacqueline Aubenas, Marie Denis, Suzanne Van Rokeghem, Marthe Van de Meulebroeke3 – créent une revue intellectuelle et politique qui prend en charge des questions sociales immédiates comme la grève des ouvrières de Herstal, le travail ménager, la dépénalisation de l’avortement, la pénalisation du viol et des questions qui semblent moins immédiates mais qui sont tout aussi urgentes comme l’amour, la création artistique, le rapport de l’Église aux femmes et l’écriture féminine. Les Cahiers du Grif mêlent des dialogues, des textes littéraires et des réflexions scientifiques et sont, à cet égard, la première revue féministe francophone4.
Créés par des femmes et pour des femmes, Les Cahiers du Grif peuvent être divisés en trois séries. La première série des Cahiers du Grif comprend 24 numéros publiés à Bruxelles entre 1973 et 1978. La deuxième série comprend 24 numéros, publiés aux éditions Tierce à Paris entre 1982 et 1994. Comme pour la première série, la deuxième série bénéficie de subsides liés à l’éducation permanente en Belgique. Enfin, les trois derniers numéros sont des hors-série publiés entre 1996 et 1997, à Paris chez Descartes&Cie. Ils sont le résultat de projets personnels de Françoise Collin. À la fin de la première série, en 1978, Les Cahiers du Grif sont vendus à plus de 7000 exemplaires5 à un niveau international : en France, en Suisse et au Canada, mais aussi en Italie et en Espagne.
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Les Cahiers du Grif sont un formidable réservoir de textes personnels et politiques, d’expériences et de récits. Comme le dit Rosi Braidotti, Les Cahiers du Grif ont joué un rôle pionnier dans le monde francophone, mettant en lumière les meilleures théoriciennes féministes du moment et donnant un aperçu de ce que pourraient être les programmes d’études féministes6. De plus, les Cahiers sont accessibles puisque tous les numéros ont été numérisés (à l’exception des couvertures et des quatrièmes de couvertures) et se trouvent en libre accès sur la plateforme Persée. Pourtant, Les Cahiers du Grif sont encore largement méconnus. Ils constituent, jusqu’ici, un matrimoine discrètement exploré, à l’exception notable du numéro trente-trois de la revue Sextant : « Françoise Collin : l’héritage fabuleux », dans lesquels trois textes sont dédiés aux Cahiers du Grif7. La problématique de la transmission complexe du féminisme a été au centre de nos préoccupations. Avec cet ouvrage, nous avons cherché à dépasser la fragilité et la vulnérabilité qui pèsent sur Les Cahiers du Grif.
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Pour rendre compte de la richesse des Cahiers du Grif, nous avons voulu rassembler dans ce volume différents matériaux : des articles scientifiques, des entretiens avec celles des fondatrices que nous avons eu un bonheur incroyable de rencontrer, des souvenirs de la réception internationale de la deuxième série et de nombreux documents d’archives.
Notes
1. Le Petit Livre Rouge des Femmes a été édité aux Éditions Vie Ouvrière. Au vu de son succès, la brochure sera rééditée et 15000 exemplaires seront vendus. Chantal De Smet édite une version plus petite du Petit Livre Rouge des Femmes en néerlandais : Het rode boekje van de vrouw(en). Voir à ce propos Claudine Marissal et Éliane Gubin, Jeanne Vercheval. Un engagement féministe, Bruxelles, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 2011, p. 82. Les versions francophones et néerlandophones du Petit Livre Rouge des Femmes peuvent être téléchargées sur le site personnel de Dominique Meeùs : https://d-meeus.be/femmes/. Ce site constitue une archive numérique d’une grande valeur.
2.Voir à ce propos : Marie Denis et Suzanne Van Rokeghem, Le féminisme est dans la rue. Belgique 1970‑1975, Bruxelles, Politique & Histoire, 1992 ; Marie Denis, Dis Marie c’était comment rue du Méridien 79 ?, Bruxelles, Éditions Voyelles, 1980 et Nadine Plateau, « Un printemps soudain – La Maison des femmes à Bruxelles (1974-1979) », Politique, mis en ligne le 3 mars 2021, https://www.revuepolitique.be/un-printemps-soudain-la-maison-des-femmes-a-bruxelles-1974-1979/.
3.Des fiches wikipédia ont été réalisées pour certaines de ces femmes. Elles sont fascinantes à lire, justes et très bien faites.
4. Le torchon brûle, journal édité par le Mouvement de Libération des Femmes, est publié entre 1971 et 1973 et s’adresse à un public davantage militant. Les Éditions des femmes paraitront quelques mois plus tard, la revue Sorcière sera créée en 1975, La revue d’en face, Questions féministes et Les Cahiers du féminisme paraîtront à partir de 1977. Pour une analyse de l’écriture comme espace de lutte privilégié des féministes, on se référera au très bel article d’Audrey Lasserre : Audrey Lasserre, « Quand la littérature se mit en mouvement : écriture et mouvement de libération des femmes en France (1970-1981) », Les Temps Modernes, n° 689, 2016, p. 130.
5.Hedwige Peemans-Poullet précise que Les Cahiers du Grif avaient le plus gros tirage francophone possible, dépassant La Revue Nouvelle. Voir Hedwige Peemans-Poullet, Valérie Lootvoet et Yves Martens, « Hedwige Peemans-Poullet : “Je ne suis pas née féministe, je le suis devenue” ». Ensemble, no 103, octobre 2020, p. 96-104, http://www.asbl-csce.be/journal/Ensemble103militant96, et Françoise Collin, Marie Denis, Chantal Desmedt, Suzanne Van Rokeghem, « Au Revoir », Les Cahiers du Grif, no 23-24,1978, p. 5-23, Doi : 10.3406/grif.1978.2122.
6.Rosi Braidotti, « Thinking with an Accent : Françoise Collin, Les Cahiers du Grif, and French Feminism », Signs, vol. 39, no 3, 2014, p. 597-626. https://www.jstor.org/stable/10.1086/674299. Une partie de cet article a été traduit et publié dans l’ouvrage collectif Penser avec Françoise Collin. Le féminisme et l’exercice de la liberté, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Florence Rochefort (dir.), Éditionx iXe, 2015.
7.Stéphanie Loriaux et Nadine Plateau (dir.), Françoise Collin : l’héritage fabuleux, Sextant. Revue du Groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes, no 33, 2016. Voir plus précisément : Diane Lamoureux, « Françoise Collin et les Cahiers du Grif. Penser/agir en dehors des grands centres », p. 55-63 ; Mara Montanaro, « “Il n’y a pas de libération sans déplacement” : l’héritage subversif de Françoise Collin. Une promenade », p. 65-76 ; Jeanne Vercheval et Nadine Plateau, « La place des intellectuelles », p. 139-143.
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