Édition du 11 mars 2025

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H.G. Wells, la Guerre des mondes et l’écocide

En 1898, dans un roman célèbre, l’écrivain anglais H. G. Wells décrit comment des Martiens envahissent la Terre avant d’être décimés par nos microbes. Ne peut-on établir un parallèle entre le thème de ce roman et notre situation actuelle face à la destruction de la biodiversité et à la multiplication des pandémies ?

Billet de blogue 5 mars 2025 | illustration : Réédition en 1953 de The War of the Worlds © Collection de l’auteur

La Guerre des mondes est un célèbre roman publié en 1898 à Londres par Herbert George Wells (1866-1946), un des figures littéraires de la fin du 19e siècle et du début du 20e. Cet ouvrage est considéré comme fondateur de ce qu’on appelle la science-fiction (SF) à travers l’un de ses thèmes les plus populaires, l’invasion venue de l’espace. La manière dont ce thème a été exploité par la littérature populaire vaut même à La Guerre des mondes d’être souvent associé à l’idée de « crédulité populaire ». Orson Welles n’a-t-il pas déclenché une panique en adaptant La Guerre des mondes à la radio en 1938 ? Les histoires de « martiens » multipliées par les pulps de science-fiction des années 1930-40 n’ont-elles pas influencé des vagues de « crédulité populaire » comme celle des « soucoupes volantes » en 1947 ? J’ai montré ailleurs que la panique attribuée à Orson Welles et la crédulité associées aux vagues de soucoupes volantes devraient plutôt être qualifiées de « légendes urbaines »1 mais je voudrai ici me concentrer sur un autre point pou ressayer de montrer que La Guerre des mondes pourrait aider à penser l’écocide, la destruction des vivants provoquée par la civilisation occidentale.

Rappelons brièvement l’intrigue du roman. L’action se situe à la toute fin du 19e siècle ou au tout début des années 1900. A l’époque, un certain nombre d’astronomes et une partie du public pensaient que Mars était habitée. Après la découverte de fins tracés rectilignes, désignés sous le terme de canaux, à la surface de la planète rouge à la fin des années 1870, des astronomes ont imaginé que Mars abritait une civilisation techniquement très développée. Car, pour être visibles de la terre, les canaux devaient avoir au moins la largeur de la Manche. Ces astronomes pensaient aussi que la planète était en train de mourir en raison de la disparition de ses océans.

Nous avons oublié aujourd’hui que beaucoup de personnes ont envisagé alors très sérieusement que Mars était habitée par une civilisation à la fois très développée et sur le déclin. En France un astronome mondialement célèbre, Camille Flammarion (1842-1925), a publié un grand nombre d’articles et plusieurs livres pour parler de la situation de Mars et pour décrire les changements brutaux observés par les astronomes à la surface de la planète rouge, notamment des inondations catastrophiques susceptibles d’avoir englouti des populations entières de Martiens.

En s’appuyant sur ces spéculations, rappelées au début du roman, Wells imagine que Mars abrite une civilisation bien plus avancée que la civilisation occidentale, une société martienne en train de s’effondrer, ce qui conduit les Martiens à prendre la décision de nous envahir et de nous supprimer pour coloniser la terre dans le but de l’« aréoformer », de la transformer en une seconde planète Mars (quelques milliardaires ne prévoient-ils pas aujourd’hui de « terraformer » Mars ?).

Un premier vaisseau martien débarque donc dans la banlieue de Londres, près de Woking dans les carrières de sables d’Horsell. Une fois surgis de leur machine, les Martiens, qui ressemblent à de gigantesques poulpes2, commencent à décimer tout sur leur passage. Juchés au sommet d’immenses tripodes biomécaniques, ils enjambent les maisons, les fleuves, et détruisent les humains de manière impitoyable. Wells ne décrit pas une guerre mais bien ce qu’il faut qualifier d’opération d’extermination. Nous sommes perçus comme des parasites et les Martiens nous éliminent sans le moindre état d’âme.

Pourquoi la lecture de ce roman présente-elle un intérêt nouveau aujourd’hui à l’heure de la crise écologique ?

Il est important de se souvenir que si Herbert George Wells a écrit La Guerre des mondes en s’inspirant des débats sur la vie martienne, il l’a aussi écrit en pensant aux massacres auxquels les Occidentaux se livraient à son époque aux quatre coins de la planète au nom de la « raison », du « progrès » et de la « civilisation », bref dans le but d’accaparer les terres sur lesquelles vivaient d’autres peuples, ainsi que leurs ressources. Le livre est une critique ouverte du colonialisme. Wells mentionne notamment la manière dont l’empire britannique a exterminé au cours du 19e siècle l’ensemble de la population de l’île de Tasmanie, au sud de l’Australie, au prétexte qu’il s’agissait de « sauvages » qui auraient ignoré les raffinements dont notre civilisation était capable. Gageons que les Tasmaniens ont pu juger sur pièce du niveau de raffinement atteint par la grande civilisation occidentale.

Pour Wells, les Anglais, et les Occidentaux de manière plus générale, sont indiscernables des Martiens. Ils se comportent avec les autres peuples comme les envahisseurs Martiens se comportent avec les humains.

La guerre des mondes et l’écocide

Ce que Wells pouvait difficilement percevoir à son époque, c’est que ce monde occidental dont il critiquait le fanatisme colonialiste, était également en train d’étendre cette idéologie coloniale à l’ensemble des êtres vivants, des « non-humains » terrestres, en mettant en place les conditions de la destruction de la biodiversité de notre planète3.

La crise écologique, l’éradication des êtres vivants et de la biodiversité décrite à longueur de rapport par des institutions comme le GIEC, ne sont en effet rien d’autre qu’un prolongement de l’entreprise coloniale. Les travaux multipliés dans le domaine de l’éthologie nous ont montré que les animaux ne sont pas des êtres de nature, de simples créatures biologiques mues par des instincts. Ce sont des êtres sensibles, des êtres sociaux, qui développent des langages et des cultures qu’ils transmettent à leurs descendants et qui évoluent au fil des générations. Les animaux (nous devrions dire les animaux non-humains pour ne pas oublier que nous sommes aussi des animaux) forment en fait des sociétés et ce que nous appelons improprement la « nature » n’est rien d’autre qu’un ensemble de cultures.

L’écocide en cours est donc bien, au vrai sens du terme, un ensemble de génocides. Et dire cela n’enlève évidemment rien à l’horreur des génocides qui ont marqué l’histoire des sociétés humaines au cours des siècles passés, depuis l’époque des grands voyages d’explorations à la fin du Moyen Age jusqu’à aujourd’hui.

Comme les Martiens, nous avons détruit la quasi totalité des vivants qui ont organisé l’évolution dont nous sommes issus. La Terre ressemble chaque jour un peu plus à la planète Mars décrite par une partie des astronomes de la fin du 19e siècle, où le spectacle de la biodiversité s’efface derrière les catastrophes générées par nos « progrès » technologiques des imbéciles qui croient que « c’est la 5G ou la lampe à huile ».

Les projets de terraformation de Mars présentés comme une solution à la destruction de la biodiversité sur terre a de quoi susciter un certain « agacement » lorsqu’on sait que c’est le modèle économique qui a permis l’enrichissement de ces « visionnaires » qui est en grande partie responsable de la crise que nous vivons.

Ces projets de « conquête martienne » témoignent de l’étendue du parallèle que l’on peut faire entre le roman de Wells et l’écocide.

Sauvés par la biodiversité

Allons plus loin. Wells décrit des humains totalement impuissants à stopper ou même freiner la progression des envahisseurs martiens. Les humains sont décimés. Pourtant, alors que tout semble perdu, Les Martiens montrent des signes de faiblesse. Bientôt, les tripodes immobiles jonchent le sol, leurs occupants morts. Qu’est-il arrivé aux envahisseurs ? Les humains ne sont pour rien dans ce retournement de situation. Ils ne sont ni les vainqueurs des Martiens ni les héros du roman. Les Martiens, dans leur folie colonisatrice et exterminatrice, n’avaient pas anticipé le danger incarné par certains virus auxquels l’évolution nous a conduit à nous habituer. Les Martiens ont donc croisé les êtres en apparence les plus insignifiants que la terre semble porter, les microbes, les virus. Et ils les ont pris de plein fouet.

Les humains sont sauvés des exterminateurs martiens par ce qu’on appelle aujourd’hui la biodiversité.

Les humains face aux virus

On pourrait s’étonner de voir une civilisation martienne, si évoluée technologiquement, capable de franchir les « gouffres de l’espace », terrassés par des virus comme celui de la grippe. Ce serait oublier la propre arrogance doublée d’ignorance qui caractérise les porte-parole du « progrès occidental ».

Comme les Martiens, les adeptes du capitalisme se croient évolués, rationnels, capables de « conquérir » — autrement dit de détruire — les occupants de cette planète sans réaliser que leurs actes ont des conséquences. Après avoir envahi des terres dont les occupants humains ont été méthodiquement exterminés, après avoir détruit une grande partie des sociétés animales, après avoir saccagé les sols, abattu les forêts et pollué les fleuves et les océans, nous nous trouvons de plus en plus au contact de virus inconnus issus de territoires que nous avons réduit à des « ressources économiques » sans tenir compte des équilibres qui permettaient à ces régions de participer à l’entretien de la vie sur cette planète. Des virus, parfaitement inoffensifs dans les zones où ils se trouvent, ont des effets catastrophiques lorsqu’ils parviennent jusqu’à nous.

La multiplication des épidémies comme celles du sida, ébola, les grippes aviaires ou celle du covid, nous montrent à quel point notre prétention relève non pas du progrès mais d’une forme supérieure de stupidité propre à la civilisation occidentale et, désormais, aux sociétés industrialisées qui souhaitent imiter notre folie.

Il se pourrait bien qu’avant de finir par être victimes du réchauffement climatique nous soyons d’abord victimes des virus issus des lieux que nous dévastons.

Quels enseignements tirer de la Guerre des mondes ?

Il est donc urgent de relire et de faire relire la Guerre des mondes pour espérer faire face à l’actuelle guerre des mondes qui se joue d’une part entre les pays industrialisés et la biodiversité et d’autre part entre les plus riches et le reste de la population. Comment répondre à ces humains qui ont décidé de faire sécession avec le reste de l’humanité, comme l’a montré Bruno Latour, et qui estiment que leur volonté d’enrichissement est prioritaire face au droit des terrestres à vivre sur un monde habitable ? Comment réagir face à cette petite partie de l’humanité qui a décidé de mettre la biodiversité en coupe réglée ? Peut-on continuer à obéir à des gens qui n’ont jamais respecté la première Constitution, celle écrite par les centaines de millions d’années d’évolution, et que les rapports du GIEC n’ont cessé de traduire en langage humain ? Comment confondre l’« intérêt général » et l’« économisation » du monde au profit de quelques-uns ?4 Comment accepter de « traverser la rue » lorsqu’on constate qu’elle a été privatisée par les plus riches qui échappent ainsi aux épreuves qu’ils imposent au reste de la société ? Ceux qui nous disent que seule la « valeur travail » compte oublient de préciser qu’ils n’accepteraient jamais de passer par les fourches caudines qu’ils imposent aux autres.

Lorsqu’en 2018 Emmanuel Macron intime à un jardinier de « traverser la rue », les médias, à l’exception de Quotidien, oublient de montrer que, quelques mètres plus loin, le chef de l’État croise un jeune homme sur le point d’entrer en grande école. Tout d’un coup, il n’est plus question de hausser le ton ni de lui demander de « traverser la rue ». Soudain, Emmanuel Macron se transforme en un bon génie prêt à ouvrir toutes les portes conduisant vers autant d’avenir radieux. Comment ne pas voir, dans ces vidéos où Macron martèle l’existence d’un fossé entre « ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien », qu’il n’a jamais été question d’offrir à l’ensemble des Français les mêmes conditions de vie et de citoyenneté mais qu’il s’agit bien d’instituer un monde « à la Stanislas », profondément inégalitaire ? Après avoir détruit les non-humains, après avoir détruit les non-Occidentaux, après avoir contraint les populations à occuper des bullshit jobs, les plus riches et nos dirigeants n’ont pas l’intention de s’arrêter. Le colonialisme du monde « extérieur » n’aura été que le prélude au colonialisme de l’« intérieur ».

Emmanuel Macron a l’intention de laisser les entreprises continuer à détruire la biodiversité, « quoi qu’il en coûte ». Il accuse les pauvres de couter un « pognon de dingue » alors que ce sont les plus riches qui ruinent les finances publiques5. Il accuse les femmes de mettre en place un tribunal médiatique contre les hommes (la violence des hommes, bien sûr, n’y est pour rien). Il accuse les jeunes de banlieues d’« ensauvager » la société. D’autres accusent les migrants de nous « grand remplacer ». Certains vont même jusqu’à expliquer que les phoques ou les dauphins vident les océans (mais pas les chalutiers industriels). Les platanes seraient-ils responsables des accidents de la route ? Ce riez pas, on trouve des politiques pour oser l’affirmer (mais pas la fatigue, l’alcool ou des véhicules surpuissants). Etc. La fabrique du mensonge tourne à plein. Le fanatisme néolibéral est sans borne. Nos dirigeants préfèrent généraliser la surveillance des populations en remplaçant nos services publics par des algorithmes (pour traquer les allocataires de la CAF ou du RSA) plutôt que de surveiller étroitement les agissements irresponsables de quelques milliers de grandes entreprises qui dévastent la planète (ce serait pourtant si simple, des associations dépourvues des moyens de l’État comme Bloom, Sea Shepherd, Canopée et des médias aux budgets limités comme Médiapart, Blast, ou Off Investigation y parviennent).

Un débat de société ou une nouvelle forme de guerre ?

Nous sommes en guerre. Non pas contre des virus, mais contre ceux dont l’ignorance cupide a provoqué l’écocide et la multiplication des pandémies qui en résulte. Une guerre d’un genre nouveau pour les hommes occidentaux, mais qui a un furieux air de déjà vu pour les femmes, pour les autres peuples, pour les animaux, pour les plantes. Nous devons recomposer le monde autrement, reconstruire les liens avec les vivants en tenant compte de l’histoire déjà construite par ces vivants, en mettant par conséquent fin aux Grands Partages (great divide) entre hommes et femmes, occidentaux et non occidentaux, humains et non-humains, nature et culture (voir les travaux de Latour et Descola). La « nature » ne se réduit pas à un ensemble de ressources à piller, c’est une collection de sociétés d’humains et de non-humains auxquelles nous devons nous relier pour espérer prolonger nos existences.

Résumons-nous. Loin de concerner uniquement la fin du 19e siècle, La Guerre des mondes est un roman qui colle très bien à notre actualité. Comme les Martiens, une poignée de très riches a décidé de détruire le monde commun faute d’avoir compris que la société qu’ils croient avoir bâti depuis quelques siècles est une parenthèse pathologique de l’histoire des sociétés humaines et non-humaines. Avec le soutien de nos dirigeants, ils ont décidé « quoi qu’il en coute », de continuer l’écocide en prétendant, mensonge supplémentaire dans une vaste usine à mensonges, nous sortir de la crise à l’aide du modèle économique qui nous y a plongé.

Comme les Martiens, les riches ne céderont sur rien. Il vaut mieux être prévenus.

Seule différence entre le roman de Wells et la situation présente : nous ne sommes pas plus immunisés que les "Martiens" contre les virus auxquels leur pratique assidue de l’écocide nous confronte toujours plus.

NOTES

1. Pierre Lagrange, La guerre des mondes a-t-elle eu lieu ? Paris, Robert Laffont, 2005 ; idem, « The Ghost in the Machine : How Sociology Tried to Explain (Away) American Flying Saucers and European Ghost Rockets » in Alexander Geppert (ed), Imagining Outer Space : European Astroculture in the Twentieth Century, Londres, Palgrave Macmillan, 2018, p. 245-268 [https://pierrelagrangesociologie.wordpress.com/wp-content/uploads/2018/08/lagrange-pierre-ghost-in-the-machine-geppert-2018-imagining-outer-space.pdf].

2. Ancien étudiant en biologie, HG Wells a mis plusieurs fois en scène des poulpes ou des êtres ressemblant à des poulpes, notamment dans « les pirates de la mer » une nouvelle qui décrit une vérité de poulpe particulièrement intelligent (Haploteutis ferox) et dans « L’œuf de cristal » dont l’intrigue annonce la Guerre des mondes.

3. Rappelons que dès le 19e siècle certains auteurs alertent contre les ravages que produit l’industrialisation en chargeant l’atmosphère en gaz carbonique, en colonisant les autres continents et en détruisant la biodiversité. Vladimir Vernadsky décrit dans son livre La Biosphère (1906) la manière dont le rejet de gaz carbonique modifie le climat. Mais il pense que cela peut avoir des effets bénéfiques.

4. Cf Bruno Latour, Où suis-je ?, Paris, La Découverte ; David Graeber, Bulshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent.

5. Les économistes répètent que le problème ce n’est pas la fraude au RSA ou à l’assurance chômage, ou le déficit des retraites, mais l’évasion fiscale. Attac explique (mardi 2 mars 2024 sur Twitter) : « La fraude fiscale, c’est 80 à 100 milliards par an. La fraude aux prestations sociales, c’est 3 milliards par an. Gabriel Attal annonce le triplement des contrôles des chômeurs... tout en réduisant les moyens du contrôle fiscal. Stop à cette politique de guerre aux pauvres ! »

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