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Avant le déluge : l’écosocialisme, enjeu politique actuel Préface au recueil d’essais « Étincelles écosocialistes »

Une des vertus de l’écosocialisme c’est précisément sa diversité, sa pluralité, la multiplicité des perspectives et des approches, souvent convergents ou complémentaires mais aussi, parfois, divergentes ou même contradictoires. Préface à mon livre « Étincelles écosocialistes », recueil d’essais aux Éditions Amsterdam.

18 décembre 2024 | tiré d’Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article73751

James Hansen, ex-directeur du Goddard Institue de la NASA aux États Unis, un des plus grands spécialistes mondiaux sur la question du changement climatique – l’administration Bush avait essayé, en vain, de l’empêcher de rendre public ses diagnostics – écrit ceci dans le premier paragraphe de son livre publié en 2009 : « La planète Terre, la création, le monde dans lequel la civilisation s’est développée, le monde avec les normes climatiques que nous connaissons et avec des plages océaniques stables, est en imminent danger. L’urgence de la situation s’est cristallisée seulement dans les dernières années. Nous avons maintenant des preuves évidentes de la crise (…). La surprenante conclusion c’est que la poursuite de l’exploitation de tous les combustibles fossiles de la Terre menace non seulement les millions d’espèces de la planète mais aussi la survivance de l’humanité elle-même – et les délais sont plus courts que ce que nous pensions[1] ».

Depuis la première édition de notre petit recueil (2011), la crise écologique s’est considérablement aggravé. Les scientifiques du monde entier, dans les derniers rapports du GIEC, sonnent l’alarme : le CO2 ne cesse de s’accumuler dans l’atmosphère, les glaciers des pôles s’effondrent, le niveau de la mer augmente et risque de submerger des régions côtières ; les énormes incendies de forêts, les inondations et les ouragans se multiplient. Des vagues de chaleur de plus en plus intenses sont accompagnées de secheresses qui détruisent les récoltes, des rivières sèchent et on commence, dans des nombreuses régions, à manquer d’eau.

Si l’on ne change pas radicalement d’orientation dans la prochaine décennie, on pourra difficilement empêcher l’élévation de la temperature de la planète au délà de 1,5° (par rapport à la période pré-industrielle). Or, une fois cette limite passée, un processus de réactions en chaine risque de se déclencher, conduisant à 2, 3 ou plus degrés, dans une spirale catastrophique. Contrairement aux « collapsologues », qui proclament avec un fatalisme résigné que les jeux sont faits, le désastre est inévitable, et tout ce qu’on peut faire c’est « s’adapter », nous croyons qu’il faut se battre pour éviter le « collapse ».

Cette lutte a un adversaire précis : le système capitaliste, responsable de la crise ecologique. Ce constat est largement partagé. Dans son livre incisif et bien informé Comment les riches détruisent la planète (2007) Hervé Kempf présente, sans euphémismes et faux-semblants, les scénarios du désastre qui se prépare : au-delà d’un certain seuil, qu’on risque d’atteindre bien plus vite que prévu, le système climatique pourrait s’emballer de façon irréversible ; on ne peut plus exclure un changement soudain et brutal, qui ferait basculer la température de plusieurs degrés, atteignant des niveaux insupportables.

Devant ce constat, confirmé par les scientistes, et partagé par des millions de citoyens du monde entier conscients du drame, que font les puissants, l’oligarchie de milliardaires qui domine l’économie mondiale ? « Le système social qui régit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’espérer si l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse ». Une classe dirigeante prédatrice et cupide fait obstacle à toute velléité de transformation effective ; presque toutes les sphères de pouvoir et d’influence sont soumises à son pseudo-réalisme qui prétend que toute alternative est impossible et que la seule vois imaginable est celle de la « croissance ». Cette oligarchie, obsédée par la compétition somptuaire – comme le montrait déjà Thorstein Veblen – est indifférente à la dégradation des conditions de vie de la majorité des êtres humains et aveugle devant la gravité de l’empoisonnement de la biosphère[2].

Comme l’avait prévu Marx dans L’Idéologie allemande, les forces productives sont en train de devenir des forces destructives, créant un risque de destruction physique pour des dizaines de millions d’êtres humains – un scénario pire que les « holocaustes tropicaux » du xixesiècle, étudiés par Mike Davis.

Les « décideurs » de la planète – milliardaires, managers, banquiers, investisseurs, ministres, parlementaires et autres « experts » – motivés par la rationalité bornée et myope du système, obsédés par les impératifs de croissance et d’expansion, la lutte pour les parts de marché, la compétitivité, les marges de profit et la rentabilité, semblent obéir au principe proclamé par Louis XV : « après moi le déluge ». Le déluge du xxie siècle risque de prendre la forme, comme celui de la mythologie biblique, d’une montée inexorable des eaux, noyant sous les vagues les grandes villes de la civilisation humaine : Hong-Kong, Shanghai, Londres, Venise, Amsterdam, Londres, New York, Rio de Janeiro…

A l’avant-garde de cette Guerre du Capital contre la Nature, se trouvaient les « climato-négationistes », les réprésentants directs de l’oligarchie fossile (petrole, charbon, gaz de schiste, sables bitumineux, etc) et de l’agro-négoce : Donald Trump et Jair Bolsonaro. Ce dernier, dès son arrivée au pouvoir, avait donné le feu vert pour le démantélément de la forêt Amazonienne, en dénonçant les communautés indigènes comme ennemis du « dévélopement ». Pour célébrer cette nouvelle conjoncture, des figures de l’agro-business (elevage, soja, etc) ont proclamé une « journée du feu » contribuant ainsi aux sinistres incendies que depuis quelques mois ravagent le plus grand « puits de carbone » terrestre de la planète. pouvant absorber une partie du CO2 atmosphérique. Avec la départ de Bolsonaro et l’éléction de Lula, le candidat du Parti des Travailleurs, la situation peut changer. Mais l’avenir de l’Amazonie depend de la solidarité internationale des peuples avec ceux qui se battent pour defendre la forêt : les tribus indigènes, les paysans sans-terre, les communautés de base, les écologistes.

Le spectaculaire échec des conférences internationales illustre l’inertie des gouvernements « raisonnables », qui ne nient pas le rechauffement climatique. Les mesures jusqu’ici prises par les pouvoirs capitalistes les plus « éclairés » – accords de Kyoto, paquet action-climat européen, avec leurs « mécanismes de flexibilité » et leurs marchés de droits à polluer – relèvent, comme le montre l’écologiste belge Daniel Tanuro, d’une « politique de gribouille » incapable d’affronter le défi du changement climatique ; le même vaut, a fortiriori, pour les solutions « technologiques » qui ont la préférence des gouvernements européens : la « voiture électrique », les agro-carburants, le « clean coal » (ou charbon propre) et cette énergie merveilleuse, propre et sûre : le nucléaire (c’était avant Fukushima)…

La plus grande avancée , sur le terrain des conférences internationales, a été la COP 21 de Paris (2015) : les gouvernements participants ont réconnu la necessité de ne pas dépasser la limite des 1,5°, et chacun a publiquement annoncé les réductions d’émissions qu’il s’engageait a réaliser. Formidable exploit, helas terni par deux « détails » : 1) en l’absence de tout contrôle ou sanction, aucun pays n’a tenu ses promesses (sauf quelques petits pays africains). 2) Si tous les pays tenaient leurs engagements, la temperature monterait a + 3,3°C (selon le GIEC)…

La Conférence des Nations Unies sur le climat convoquée a New York en 2019 illustre, de forme encore plus caricaturale, la formidable inertie du système (capitaliste) : aucune avancée, des discours creux, business as usual. A cette occasion, Greta Thunberg, la jeune rebelle suédoise, a tenu un discours historique, qui restera dans les annales de l’ecologie combative. S’adressant aux gouvernements présents, elle a affirmé :

« Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. (…) Je fais pourtant partie de ceux qui ont de la chance. Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c’est d’argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle ? Comment osez-vous ! »

* * * * *

Un mot sur la catastrophe nucléaire de Fukushima. Pour la deuxième fois de son histoire, le peuple japonais est victime de la folie nucléaire. On ne saura jamais toute l’étendue du désastre, mais il est évident qu’il s’agit d’un tournant. Dans l’histoire de l’énergie nucléaire, il y aura un avant et un après Fukushima.

Après Tchernobyl, le lobby nucléaire occidental avait trouvé la parade : c’est le résultat de la gestion bureaucratique, incompétente et inefficace, propre au système soviétique. « Cela ne pourrait pas avoir lieu chez nous. » Que vaut cet argument aujourd’hui, quand c’est le fleuron de l’industrie privée japonaise qui est concerné ?

Les médias ont mis en évidence l’irresponsabilité, l’impréparation et les mensonges de la Tokyo Electric Power Company (TEPCO) – avec la complicité active des organismes de contrôle et des autorités locales et nationales – plus préoccupée de rentabilité que de sécurité. Ces faits sont indiscutables, mais à trop insister sur cet aspect, on risque de perdre de vue l’essentiel : l’insécurité est inhérente à l’énergie nucléaire. Le système nucléaire est fondamentalement insoutenable, les accidents sont statistiquement inévitables. Tôt ou tard, d’autres Tchernobyls et d’autres Fukushimas auront lieu, provoqués par des erreurs humaines, des disfonctionnements internes, des tremblements de terre, des accidents d’aviation, des attentats, ou des événements imprévisibles. Pour paraphraser Jean Jaurès, on pourrait dire que le nucléaire porte la catastrophe comme la nuée porte l’orage.

Les nucléocrates – une oligarchie particulièrement obtuse et imperméable – prétend que la fin du nucléaire signifierait le retour à la bougie ou la lampe à huile. La simple vérité c’est que seulement 13,4 % de l’électricité mondiale est produite par les centrales nucléaires . On peut parfaitement s’en passer… Il est possible, probable même, que, sous la pression de l’opinion publique, dans beaucoup de pays on réduise considérablement les projets délirants d’expansion illimitée de l’industrie nucléaire et de construction de nouvelles centrales. Mais on peut craindre que cela s’accompagne d’une fuite en avant dans les énergies fossiles les plus « sales » (comme c en Allemagne) : le charbon, le pétrole off shore, les sables bitumineux, le gaz de schiste, avec comme resultat une nouvelle et rapide hausse des émissions de gaz à effet de serre. Le premier pas dans la bataille socio-écologique pour une transition énergétique c’est le refus de ce faux dilemme, de ce choix impossible entre une belle mort radioactive ou une lente asphyxie par le réchauffement global. Un autre monde est possible !
Ecosocialisme, le rouge et le vert

Quelle est donc la solution alternative ? La pénitence et l’ascèse individuelle, comme semblent le proposer tant d’écologistes ? La réduction drastique de la consommation ? Daniel Tanuro constate avec lucidité que la critique culturelle du consumérisme proposée par les objecteurs de croissance est nécessaire, mais pas suffisante. Il faut s’attaquer au mode de production lui-même. Seule une prise en charge collective démocratique permettrait à la fois de répondre aux besoins sociaux réels, réduire le temps de travail, supprimer les productions inutiles et nuisibles, remplacer les énergies fossiles par le solaire. Ce qui implique des incursions profondes dans la propriété capitaliste, une extension radicale du secteur public et de la gratuité, bref un plan écosocialiste cohérent[3].

L’écosocialisme est un courant politique fondé sur une constatation essentielle : la sauvegarde des équilibres écologiques de la planète, la préservation d’un environnement favorable aux espèces vivantes – y compris la nôtre – est incompatible avec la logique expansive et destructrice du système capitaliste. La poursuite de la « croissance » sous l’égide du capital nous conduit, à brève échéance – les prochaines décennies – à une catastrophe sans précédent dans l’histoire de l’humanité : le réchauffement global.

La prémisse centrale de l’écosocialisme, implicite dans le choix même de ce terme, est qu’un socialisme non écologique est une impasse, et une écologie non-socialiste est incapable de confronter les enjeux actuels. Son projet d’associer le « rouge » – la critique marxiste du capital et le projet d’une société alternative – et le « vert », la critique écologique du productivisme, n’a rien à voir avec les combinaisons gouvernementales dites « rouges-vertes », entre la social-démocratie et certains partis verts, autour d’un programme social-libéral de gestion du capitalisme.

L’Écosocialisme est donc une proposition radicale – c’est-à-dire, s’attaquant à la racine de la crise écologique – qui se distingue aussi bien des variantes productivistes du socialisme du xxesiècle – que ce soit la social-démocratie ou le « communisme » de facture stalinienne – que des courants écologiques qui s’accommodent, d’une façon ou de l’autre, du système capitaliste. Une proposition radicale qui vise non seulement à une transformation des rapports de production, de l’appareil productif et des modèles de consommation dominants, mais à créer un nouveau paradigme de civilisation, en rupture avec les fondements de la civilisation capitaliste/industrielle occidentale moderne.

Une des principales objections à l’ecosocialisme c’est l’urgence : on n’a pas le temps d’attendre l’avénement de l’écosocialisme, il faut se mobiliser pour des mesures dans le cadre du capitalisme. Or, les ecosocialistes ne proposent nullement qu’on « attende » ! Ils se mobilisent ici et maintenant pour tout mesure qui bloque la dynamique destructrice du système : c’est ce que Naomi Klein appelle Blockadia. Toute victoire partielle : l’annulation du desastreux aéroport de Notre Dame des Landes, le blocage du XXL Pipeline aux Etats Unis, est hautement positive, car elle ralentit la course vers l’abîme, et suscite la confiance dans l’action collective.

Ce que les ecosocialistes refusent, c’est l’illusion d’un « capitalisme soutenable ». Un programme comme le Green New Deal peut jouer un rôle positif, dans la mesure où il romp avec les politiques néo-libérales et tente de briser le talon de fer de l’oligarchie fossile . Mais nous ne le voyons pas comme l’objectif ultime : il s’agit plutôt d’une moment dans un processus de contestation anti-sistémique de plus en plus radical.

Origines de l’ecosocialisme

Ce n’est pas le lieu ici de développer une histoire de l’écosocialisme. Rappelons cependant quelques jalons. Il sera question ici essentiellement du courant éco-marxiste, mais on trouve dans l’écologie sociale d’inspiration anarchiste d’un Murray Bookchin, dans la version gauche de l’écologie profonde de Arne Naess, et dans certains écrits des « objecteurs de croissance » des analyses radicalement anti-capitalistes et des propositions alternatives qui sont proches de l’écosocialisme.

L’idée d’un socialisme écologique – ou une écologie socialiste – ne commence vraiment à se développer qu’à partir des années 1970, sous des formes très diverses, dans les écrits de certains pionniers d’une réflexion « rouge et verte » : Manuel Sacristan (Espagne), Wolfgang Harich et Robert Havemann (Allemagne de l’Est), Raymond Williams (Angleterre), André Gorz et Jean-Paul Déléage (France) et Barry Commoner (États-Unis).

Le terme « Écosocialisme » apparemment ne commence à être utilisé qu’à partir des années 1980 quand apparaît, dans le Parti Vert Allemand, un courant de gauche qui se désigne comme « écosocialiste » ; ses principaux porte-paroles sont Rainer Trampert et Thomas Ebermann. Vers cette époque apparaît le livre l’Alternative d’un dissident socialiste de l’Allemagne de l’Est, Rudolf Bahro qui développe une critique radicale du modèle soviétique et est-allemand, au nom d’un socialisme écologique. Au cours des années 1980, le chercheur nord-américain James O’Connor va développer ses travaux en vue d’un marxisme écologique, et fonder la revue Capitalism, Nature and Socialism, tandis que Frieder Otto Wolf , un deputé européen et dirigeant de la gauche du Parti Vert Allemand, et Pierre Juquin, un ex-dirigeant communiste converti aux perspectives rouges/vertes, vont rédiger ensemble le livre Europe’s Green Alternative, (Montréal, 1992, Black Rose), une sorte de tentative de manifeste écosocialiste européen.

Parallèlement, en Espagne autour de la revue de Barcelone, Mientras Tanto, des disciples de Manuel Sacristan comme Francisco Fernandez Buey vont eux-aussi développer une réflexion écologique socialiste. En 2001, un courant marxiste/révolutionnaire présent dans des nombreux pays, la Quatrième Internationale, adopte un document, Écologie et Revolution Socialiste, d’inspiration clairement écosocialiste.

En cette même année, Joel Kovel et l’auteur du présent ouvrage publient un Manifeste Écosocialiste, qui servira de référence pour la fondation, à Paris en 2007, du Réseau Écosocialiste International – qui distribuera, lors du Forum Social Mondial de Belem (Brésil) en 2009 la Déclaration de Belém, un nouveau manifeste écosocialiste au sujet du réchauffement global. Ajoutons à cela les travaux de John Bellamy Foster et ses amis de la revue de gauche américaine bien connue Monthly Review, qui se réclament d’une révolution écologique avec un programme socialiste ; les écrits des écosocialistes féministes Ariel Salleh, Leigh Brownhill et Terisa Turner ; la revue Canadian Dimension, animée par les écosocialistes Ian Angus et Cy Gornik ; les réfléxions du révolutionnaire péruvien Hugo Blanco sur les rapports entre indigénisme et Écosocialisme ; les travaux du chercheur belge Daniel Tanuro sur le changement climatique et les impasses du « capitalisme vert » ; les recherches d’auteurs français proches du courant altermondialiste comme Jean-Marie Harribey ; les écrits du philosophe (disciple d’Ernst Bloch et d’André Gorz) Arno Münster ; les réseaux écosocialistes du Brésil et de la Turquie, les conférences écosocialistes qui commencent à s’organiser en Chine, etc., etc.

Quelles sont les convergences et les désaccords entre l’écosocialisme et le courant de la décroissance, dont l’influence en France n’est pas négligeable ? Rappelons tout d’abord que ce courant, inspiré par les critiques de la société de consommation – Henri Lefebvre, Guy Debord, Jean Baudrillard – et du « système téchnicien » – Jacques Ellul – est loin d’être homogène ; il s’agit d’une mouvance plurielle, tensionnée par deux pôles assez distants : d’une part des anti-occidentalistes tentés par le relativisme culturel (Serge Latouche), d’autre part des écologistes républicains/universalistes (Vincent Cheynet, Paul Ariès).

Serge Latouche est sans doute le plus controversé des « décroissants ». Certes, une partie de ces arguments est légitime : démystification du « développement durable », critique de la religion de la croissance et du progrès, appel à un changement culturel. Mais son refus en bloc de l’humanisme occidental, de la pensée des Lumières et de la démocratie représentative ; son relativisme culturel et son éloge immodéré de l’âge de pierre sont très discutables.

Quant à sa dénonciation des propositions d’ATTAC (J.M. Harribey) pour les pays du Sud – développer les réseaux d’abduction de l’eau, les écoles et les centres de soin – comme « ethnocentriques », « occidentalistes » et « destructrices des modes de vie locaux », elle est difficilement supportable. Enfin, son argument pour ne pas parler du capitalisme – c’est enfoncer une porte ouverte puisque cette critique « a déjà été faite et bien faite par Marx » – n’est pas sérieux : c’est comme si l’on n’avait pas besoin de dénoncer la destruction productiviste de la planète puisque Gorz l’avait déjà faite, « et bien faite »… Il faut cependant reconnaître que dans un ouvrage paru en 2011, Vers une société d’abondance frugale, Latouche proclame que la décroissance est opposée au capitalisme, et qu’on peut la considérer comme une sorte d’ « ecosocialisme ».

La gauche décroissante est représenté notamment par la revue La Décroissance. On peut critiquer les illusions « républicaines » de Cheynet et Ariès mais ce deuxième pôle a des nombreux points de convergence – malgré les polémiques – avec les altermondialistes d’ATTAC, les écosocialistes et la gauche de la gauche (PG, NPA) : extension de la gratuité, prédominance de la valeur d’usage sur la valeur d’échange, réduction du temps de travail et des inégalités sociales, élargissement du « non-marchand », réorganisation de la production selon les besoins sociaux et la protection de l’environnement.

Dans un ouvrage récent, Stéphane Lavignotte esquisse un bilan du débat entre les « objecteurs de croissance » et les écosocialistes. Faut-il privilégier la critique des rapports sociaux de classe et le combat contre les inégalités, ou la dénonciation de la croissance illimitée des forces productives ? L’effort doit-il porter sur les initiatives individuelles, les expérimentations locales, la simplicité volontaire, ou sur le changement de l’appareil productif et de la « méga-machine » capitaliste ?

L’auteur refuse de choisir, et propose plutôt d’associer ces deux démarches complémentaires. Le défi, à son avis, c’est de combiner le combat pour l’intérêt écologique de classe de la majorité, c’est à dire des non-propriétaires de capital, et la politique des minorités actives pour un changement culturel radical. En d’autres termes, réussir – sans cacher les divergences et les désaccords inévitables – une « composition politique » de tous ceux qui savent qu’une planète et une humanité vivables sont contradictoires avec le capitalisme et le productivisme, et qui cherchent le chemin pour sortir de ce système inhumain[5].

En 2022 une déclaration commune par des partisans des deux courants a été publiée dans la Monthly Review, sous le titre « Pour une décroissance ecosocialiste ». Signée par Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes, Giorgios Kallis et l’auteur du présent ouvrage, elle fut traduite en plusieurs langues ; on peut considérer cette initiative comme le début d’un convergence effective.

* * * * *

Rappelons, pour conclure cette brève préface, que l’écosocialisme est un projet d’avenir, une utopie radicale, un horizon du possible, mais aussi, et inséparablement – comme nous l’avons vu plus haut - une action autour d’objectifs et de propositions concrètes et immédiates. Le seul espoir pour le futur sont des mobilisations comme celle de Seattle en 1999, qui a vu la convergence de écologistes et syndicalistes, ainsi que la naissance du mouvement altermondialiste ; les protestations de cent mille personnes à Copenhagen en 2009, autour du mot d’ordre « Changeons le Système, pas le Climat » ; la Conférence des Peuples sur le Changement Climatique et la Défense de la Mère Terre, à Cochabamba en avril 2010, rassemblant plus de trente mille délégués de mouvements indigènes, paysans et écologiques du monde ; et surtout la formidable mobilisation de la jeunesse en septembre 2019 contre le changement climatique. Inspirés par les critiques radicales de Greta Thunberg contre les « décideurs », aveuglés par l’argent et le mythe de la « croissance » , quatre millions de jeunes et moins jeunes sont descendu dans les rues, dans plus de 200 pays.

Dans ce combat, en beaucoup de pays, notamment dans les Amériques (Nord et Sud), les communautés indigènes jouent un rôle déterminant dans la résistance aux projets ecocides du capital. Et parmi les indigènes, les femmes – premières victimes de l’empoisonnement de l’eau et de la destruction des forêts - sont souvent à l’avant-garde de ce combat. Rappellons l’exemple de Berta Caceres, fondatrice en 1993 (à l’age de vingt années) du Conseil citoyen des organisations des peuples amérindiens du Honduras (COPINH), qui va mener la résistence contre les megaprojets des multinationales, confisquant l’eau des indigènes. Après avoir reçu le Prix International Goldman pour l’Environnement, elle sera assassinée en avril 2016 par des sicaires au service des affairistes. Les donneurs d’ordre n’ont pas été nquiétés. Aujourd’hui, Berta Caceres est une référence et une inspiration pour toute une génération de jeunes femmes combatives.

* * * * *

Le présent recueil d’articles n’est pas une mise en forme systématique des idées ou pratiques écosocialistes, mais plus modestement la tentative d’en explorer certains aspects, certains terrains et certaines expériences. Il ne représente, bien entendu, que l’opinion de leur auteur, qui ne coïncide pas nécessairement avec celle d’autres penseurs ou réseaux se réclamant de ce courant. Il ne vise pas à codifier une doctrine nouvelle, ni une quelconque orthodoxie. Une des vertus de l’écosocialisme c’est précisément sa diversité, sa pluralité, la multiplicité des perspectives et des approches, souvent convergents ou complémentaires – comme le montrent les documents publiés en annexe, qui émanent de différents réseaux écosocialistes – mais aussi, parfois, divergentes ou même contradictoires.

Notes

[1]James Hansen, Storms of my Grandchildren. The truth about the coming climate catastrophe and our last chance to save humanity, New York, Bloomsbury, 2009, p. IX.

[2]Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Le Seuil, 2007. Voir aussi son autre ouvrage tout aussi intéressant, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Paris, Le Seuil, 2009.

[3]Daniel TANURO, L’impossible capitalisme vert, Paris, La Decouverte, « Les empêcheurs de penser en rond », 2010. Cf. le recueil collectif, organisé par Vincent Gay, Pistes pour un anticapitalisme vert, Paris, Syllepse, 2010, avec des collaborations de D.Tanuro, François Chesnais, Laurent Garrouste, et autres. On trouve aussi une critique argumentée et précise du capitalisme vert dans les travaux des eco-marxistes nord-américains : Richard Smith, « Green capitalism : the god that failed », Real-world economic review, n° 56, 2011 et John Bellamy Foster, Brett Clark and Richard York, The Ecological Rift, New York, Monthly Review Press, 2010.

[4]Stéphane Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?, Paris, Textuel, 2010.
P.-S.

• Billet de blog (Mediapart) 18 décembre 2024 :
https://blogs.mediapart.fr/michael-lowy/blog/181224/etincelles-ecosocialistes

• Michael Lowy
Directeur de recherche émérite au CNRS

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