Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/02/25/le-mythe-de-la-pulsion-incontrolable-instrument-du-controle-masculin/?jetpack_skip_subscription_popup
J’ai souligné que cette association entre masculinité et pulsion sexuelle incontrôlable est récente : jusque vers la fin du 18ème siècle, c’était la libido féminine qui était considérée comme plus exigeante que celle des hommes, voire insatiable. Dans ce livre, j’ai aussi signalé que ce mythe était un instrument essentiel du contrôle masculin sur les femmes : si les pulsions sexuelles masculines étaient vues comme contrôlables, les femmes ne vivraient plus dans la peur d’être violées ou agressées sexuellement et, n’étant pas sous la menace constante de telles agressions, elles n’auraient plus besoin d’adopter certains comportements afin (ou plutôt dans l’espoir) de les éviter.
Cette menace de violences sexuelles, implicite dans la notion de pulsion incontrôlable, vise à produire chez elles un effet d’intimidation qui les dissuade de s’affirmer face aux hommes, les incite à faire profil bas dans l’espace public (ne pas aller dans certains quartiers, ne pas sortir la nuit, etc.), et généralement à se montrer soumises, déférentes et conciliantes avec eux pour ne pas les déclencher.
Ce qu’il faut aussi ajouter à ce tableau, c’est que ces pulsions sexuelles sont présentées par le discours dominant comme « naturellement » incontrôlables, c’est à dire qu’elles relèveraient de déterminismes biologiques auquel on ne pourrait rien changer. Si l’on y regarde de plus près, loin d’être un comportement d’origine purement biologique, ces pulsions masculines sont en fait constamment encouragées et stimulées par la société.
La forme la plus visible de cette stimulation omniprésente des pulsions sexuelles masculines est évidemment la pornographie : accessible en quelques clics sur un téléphone portable, dès l’âge de 12 ans, un enfant sur 3 a été exposé à des contenus pornographiques [1]. La pornographie est présente sur les chaînes télé câblées, dans les jeux vidéos, sur les sites de streaming etc. ; les représentations pornographiques contaminent les publicités, les films, la mode, la littérature, et même les romans à l’eau de rose visant par définition un lectorat féminin (il y aurait une étude à écrire sur l’influence qu’a eue « Fifty Shades of Grey » sur la pornification de ce type de littérature).
Il est impossible aux individus de sexe masculin d’y échapper : selon une étude de 2020 publiée sur le site de la National Library of Medecine (site gouvernemental lié au National Institute of Health), 91,5% des hommes interrogés auraient regardé du porno au cours du mois précédent [2]. Un article du Huffington Post publié en 2013 qui a fait sensation signalait que le nombre de visites sur les sites pornos dépassait celui sur des visites sur Amazon, Netflix et Twitter additionnés [3]. Vu cette exposition précoce et massive au porno, de nombreux hommes deviennent accros, passent des heures en cachette de leur famille devant des images pornographiques de plus en plus extrêmes véhiculant une image hyper-masculiniste et violente de la sexualité, et où le viol, la pédophilie et tous les crimes sexuels, de pair avec les perversions les plus répugnantes et les plus dangereuses, sont normalisés. Une autre étude parle de 10% des hommes de 14 à 24 qui consommeraient du porno tous les jours, voire plusieurs fois par jour, avec toutes les conséquences graves qu’entraîne cette surexcitation sexuelle permanente pour eux-mêmes et pour les personnes qui partagent leur vie [4].
Autre stimulation, celle-ci médicamenteuse, des pulsions sexuelles masculines : le Viagra qui permet à des hommes souffrant de difficultés érectiles, en particulier suite au vieillissement, de continuer néanmoins à avoir des rapports sexuels pénétratifs avec des femmes – compagne, prostituées etc.—qui souvent n’en ont aucune envie. Des femmes seniors vivant en couple se plaignent des ardeurs chimiquement renouvelées de leur compagnon, « devoir conjugal » dont elles pensaient être débarrassées vu son âge. Le paradoxe est qu’aux Etats-Unis, si le Viagra, ou autres médicaments (Cialis, Levitra) basés sur la même molécule, ne sont pas remboursés par les assurances santé, les versions génériques le sont assez généralement [4]. Alors que, et bien que la situation pour ce qui est du remboursement par les assurances santé de la pilule contraceptive soit assez compliquée (les régulations varient selon les états), le remboursement de ce mode de contraception pour la majorité des personnes dont l’assurance santé est privée (couverte par leur employeur) n’est pas pris en charge par leur assurance lorsque la pilule est achetée sans ordonnance, ce qui est le cas le plus souvent.
Le remboursement par les assurances privées des médicaments génériques censés produire une érection est donc meilleur que celui des pilules contraceptives vendues sans ordonnance. Autrement dit, le fait que des hommes puissent avoir une érection alors que leur âge ou leur état de santé ne les en rend plus capables est jugé plus important que la protection des femmes contre les grossesses non désirées : les performances sexuelles des hommes passent avant la santé des femmes, leur plaisir compte plus que leur souffrance. On le sait, en société patriarcale, tout ce qui concerne les hommes – leurs problèmes, leurs activités, leurs opinions etc. – est toujours jugé plus intéressant et plus important que ce qui concerne les femmes, mais cette hiérarchisation systémique est ici particulièrement révoltante.
Il y a au final une autre dimension idéologique à cette notion de pulsion masculine incontrôlable : elle est une composante essentielle de l’identité masculine. Un homme vraiment viril est censé avoir constamment des pensées sexuelles et doit être capable de bander à tout moment. Et –disent des masculinistes – avec n’importe quelle femme, même une femme peu attirante. L’affirmation de la pulsion incontrôlable est avant tout la preuve et la condition même de la virilité. Comme le dit Richard Poulin « violer, c’est viril ». Et harceler sexuellement les femmes dans la rue, les siffler, leur balancer des remarques ou bruits obscènes, c’est faire la démonstration publique de sa virilité. Aux yeux des femmes mais surtout des autres hommes, les pairs et égaux, qui sont en définitive les seuls habilités à certifier la possession de cette qualité virile chez un homme, dont la possession conditionne l’accès au plein statut et aux privilèges de dominant.
Car en dernière analyse, la notion de pulsion sexuelle incontrôlable est un privilège de dominant : durant la période de l’esclavage aux Etats-Unis, aucun homme blanc ne parlait de pulsion incontrôlable au sujet des hommes noirs. Les agressions sexuelles de ces hommes sur les femmes blanches étaient rarissimes, et les sanctions mises en oeuvre, s’ils étaient seulement soupçonnés de s’intéresser de trop près à leurs maîtresses (souvent l’exécution) étaient puissamment dissuasives. Et c’est seulement quand ils sont devenus théoriquement libres qu’on leur a attribué une sexualité exceptionnellement forte, censée prouver leur sous-humanité, leur animalité et leur dangerosité – et par suite l’inacceptable erreur qu’a constitué leur libération aux yeux des Confédérés.
La pulsion sexuelle des dominants est incontrôlable parce que si la position dominante de ces derniers leur permet d’exercer un contrôle sur les dominé.es, ils n’ont aucune envie d’exercer ce contrôle sur eux-mêmes : édicter pour les autres des lois et des règles qu’on se dispense d’observer soi-même est un des avantages les plus agréables que confère une position dominante. Par définition, les « contrôleurs » ne se contrôlent pas eux-mêmes et seule la sexualité des dominé/es est contrôlable et doit être contrôlée. La position de pouvoir des dominants confère à leurs exigences le statut de besoins et à leurs besoins un caractère impératif et indiscutable : si leurs désirs sont des ordres, les dominé/es par contre sont enjoints de mettre les leur dans leur poche et de vivre avec leurs frustrations. Les femmes sont ainsi la catégorie dont la sexualité a été le plus férocement contrôlée par les dominants, car elle a toujours été jugée extrêmement dangereuse pour l’ordre masculin si elle était laissée libre.
La notion de pulsion incontrôlable a pour fonction d’opérer la naturalisation de la construction sociale du désir sexuel masculin comme instrument de contrôle des femmes.
Notes
[[1] https://jeprotegemonenfant.gouv.fr/pornographie/->https://jeprotegemonenfant.gouv.fr/pornographie/]
[2]https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30358432/
[3]https://www.huffpost.com/entry/internet-porn-stats_n_3187682
[4] https://gaeconseil.fr/addictions-2/tout-savoir-sur-laddiction-au-porno/
et https://www.wepsee.com/fr/wikipsee/quelles-sont-les-consequences-de-l-addiction-a-la-pornographie/
Francine Sporenda
https://sporenda.wordpress.com/2025/02/12/le-mythe-de-la-pulsion-incontrolable-instrument-du-controle-masculin/
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