Édition du 11 mars 2025

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Toute une histoire : Introduction au livre : Si une femmes veut avorter, ne la laisse pas seule !

L’interruption volontaire de grossesse a une histoire1, commencée il y a bien plus que cinquante ans, et qui continuera. Les femmes avortent depuis toujours et avorteront toujours. Lorsque c’était interdit, et dans les pays où l’avortement reste illégal comme à Madagascar ou au Salvador, ainsi que dans les pays où il le redevient, comme dans certains États d’Amérique ou en Pologne, les femmes avortaient et avortent quand même. Il y a alors des mortes, des infections et des séquelles. Les médecins en voient les conséquences, le plus souvent trop tard.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

La lutte pour la légalisation de l’avortement a été menée par des femmes, des hommes et des soignant·es. De très forts mouvements se sont mis en place, féministes en tête. Rarement une mobilisation a été aussi importante et exemplaire. L’idée géniale, et nécessaire, de pratiquer les avortements dans de bonnes conditions, alors que ce n’était pas légal, a donné une force incroyable à ce mouvement. Le MLAC, Mouvement de lutte pour l’avortement et la contraception, a réussi à coupler les deux, mobilisation d’ampleur et pratique affichée, menant à des procès spectaculaires. Gisèle Halimi2 et Simone Veil3 ont aidé, mais elles n’auraient rien pu faire sans ce mouvement.

Aujourd’hui, l’avortement est encore raconté dans les livres, les films et les séries, comme un drame. Pour les féministes c’est une libération, et pour la plupart des femmes un véritable soulagement. Aujourd’hui de jeunes féministes disent haut et fort « J’ai avorté, je vais bien merci4 » sur un site du même nom. De jeunes médecins – généralistes et femmes pour la plupart – apprennent avec enthousiasme les techniques et l’accompagnement de l’interruption volontaire de grossesse qui rend tellement service aux femmes. Dans le même temps, l’avortement est reconnu comme un acte médical courant en France. En cinquante ans de légalisation, c’est un droit – les femmes qui le réclament comme elles le veulent quand elles le veulent ne s’y trompent pas – la société le leur doit.

C’est un domaine très particulier. C’est un droit qui est vécu comme tel, mais suffira-t-il que la liberté d’avorter soit inscrite dans la constitution pour qu’il le demeure ? Les moyens se raréfient, et les techniques ne se préoccupent pas partout du confort des femmes. Ce droit est difficile à obtenir quand il n’existe pas de structures pour le prendre en charge sauf à parcourir des dizaines de kilomètres quand on ne vit pas en zone urbaine. Ou quand des attaques sont toujours possibles par les anti-avortement, en commandos dans les centres IVG ou en manifestation dans les grandes villes.

Aucune mesure de santé publique n’a été aussi spectaculaire que la légalisation de l’avortement : de dizaines de mortes (ou plutôt centaines d’après le Mouvement français du planning familial) chaque année, on est arrivé à une mortalité nulle en cinquante années de pratique légale.

De drame total dans la vie d’une femme – comme il est raconté dans la littérature ou le cinéma –, l’avortement devenu interruption volontaire de grossesse participe à la libération des femmes telle qu’elles l’ont revendiquée avec force dans le sillage de Mai 68.

C’est un moment historique dans l’histoire des femmes, et de l’humanité. Le contrôle de leur corps par les femmes hors de la reproduction représente pour elles la maîtrise de leur destin. Jusque-là, leur destin était associé à la maternité. Elles subissaient les grossesses, assignées à ce domaine par la domination masculine5. Geneviève Fraisse6 parle de la généralisation de la contraception et de l’avortement comme d’une « révolution copernicienne7 ». La légalisation de l’avortement a changé les rapports entre les hommes et les femmes.

Une fois la loi votée fin 1974, il fallait instituer la pratique des avortements. Certaines équipes étaient prêtes et ont ouvert des centres d’IVG et de contraception au cours de l’année 1975. C’est le cas du Centre IVG de Colombes. Il fallait aussi passer d’une pratique associative, autogérée, où les femmes organisaient les choses et parfois faisaient elles-mêmes les IVG, et où tout était discuté, à une pratique hospitalière respectant les règles de l’institution et surveillée par une communauté médicale souvent hostile.

Car du côté des médecins, l’avortement est aussi une révolution. Ceux et celles qui l’ont pratiqué avant la loi ont osé imposer une vision de la santé au service des femmes, mettant directement en cause le pouvoir médical. Ils et elles ont accepté d’échanger avec les femmes et les couples, et de discuter avec elles et eux des choix politiques et des techniques à développer. Le savoir médical a été partagé et enrichi de ces échanges d’expériences et de pratiques. Une autre vision du rapport entre médecins et patient·es s’est développée. Cette vision perdure encore actuellement, c’est elle qui attire les jeunes médecins qui se forment avec enthousiasme à l’IVG.

Pour ces médecins et pour les femmes, l’interruption volontaire de grossesse est un acquis en France. Même si aujourd’hui son inscription dans la constitution n’en fait pas un « droit » mais seulement une « liberté ». La différence est importante : libres d’avorter, les femmes ne seront pas emprisonnées si elles y ont recours, mais comment auraient-elles la possibilité de faire leurs avortements dans de bonnes conditions si les centres IVG disparaissent et si les médicaments sont rationnés ? D’autant plus que les mouvements pro-life resurgissent dans différents pays d’Europe, et en France aussi récemment, pour faire obstacle au droit d’avorter.

Devenue un droit des femmes et une pratique institutionnalisée, l’IVG reste un domaine sensible qu’il faut continuer d’observer pour le protéger. Nous proposons ici de nous plonger dans sa pratique avec ses subtilités, par l’immersion dans l’histoire et la vie d’un centre qui pratique les IVG depuis le lendemain de la loi. Les plus anciennes sont parties, les plus jeunes en reprennent l’héritage et contribuent à son évolution. Toutes sont conscientes que c’est un lieu et une pratique à défendre.

Nous allons raconter l’histoire de l’avortement depuis les années 1970, au travers des témoignages de femmes et de médecins acteurs et actrices de la création puis du fonctionnement d’un centre d’IVG et de contraception situé à Colombes, en banlieue parisienne. Ce centre IVG est historique car c’est le premier qui a ouvert en région parisienne après le vote de la loi Veil légalisant l’avortement en 1975. Parmi les personnes interrogées certaines ont participé au GIS8 et au MLAC9, sans lesquels cette histoire n’aurait jamais eu lieu.

Ce travail est dédié particulièrement à : Patrick Nochy, médecin fondateur du Centre IVG de Colombes, décédé en mai 1989 à l’âge de 48 ans, et Jacqueline Saintin (qu’on appelait Constance), infirmière militante du MLAC puis animatrice importante du Centre IVG, décédée en février 2021 à l’âge de 88 ans. Par convention, dans tout cet ouvrage, nous utilisons l’appellation « Centre IVG » et non « Centre d’IVG », car c’est de cette façon que l’on nomme le centre de Colombes en pratique.

Les 19 entretiens ont été réalisés par Martine Lalande, sauf le sien qui a été mené par Danièle Monnier-Moricet. L’entretien de Christine Pasquet a été réalisé par Martine Lalande et Daniel Delanoë. Les quatre infirmières qui travaillent actuellement au Centre IVG de Colombes ont voulu être entendues ensemble, et sous pseudonymes.

Les prénoms et initiales de noms suivis d’un astérisque* sont des pseudonymes.

Martine Lalande, Catherine Soulat : Si une femme veut avorter, ne la laisse pas seule !
Du MLAC au centre IVG de Colombes
Editions Syllepse, paris 2024, 250 pages, 20 euros
https://www.syllepse.net/si-une-femme-veut-avorter-ne-la-laisse-pas-seule–_r_22_i_1087.html

Lire l’introduction de Geneviève Fraisse : Une nécessaire transmission
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/02/03/genevieve-fraisse-une-necessaire-transmission/#more-90247

Notes

1. Jean-Yves le Naouret et Catherine Valenti, Histoire de l’avortement, 19e-20e siècle, Paris, Le Seuil, 2003.

2. Gisèle Halimi était l’avocate du MLAC et a obtenu la relaxe d’une femme, de sa mère et de trois autres femmes inculpées pour avortement au procès de Bobigny en 1972.

3. Simone Veil est la ministre de la santé qui a présenté au Parlement le projet de loi sur l’avortement adopté fin 1974.

4. Elles s’appellent Les filles des 343 et ont écrit un livre J’ai avorté et je vais bien, merci, Paris, La Ville brûle, 2012.

5. L’anthropologue féministe Nicole-Claude Mathieu parle d’arraisonnement des femmes.

6. Geneviève Fraisse, « L’habeas corpus des femmes : une double révolution ? », dans Étienne-Émile Baulieu (dir.),Contraception : contrainte ou liberté, Paris, Odile Jacob, 1999.

7. Une révolution copernicienne est un renversement de la représentation du monde. Copernic a découvert que la Terre tourne autour du soleil, alors que l’on pensait l’inverse avant lui.

8. Le Groupe information santé (GIS) est un collectif né en 1971 d’une rencontre entre un groupe de médecins et Michel Foucault qui venait de créer le Groupe d’information sur les prisons.

9. Le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) est une association qui a été créée en avril 1973 dans le but de légaliser l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en France avec des militants du Planning familial, du Mouvement de libération des femmes et du Groupe information santé.

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