Pourtant, la cause semble entendue pour nombre de commentateurs. À Carhaix, ce 2 novembre, les syndicats et la gauche radicale s’étaient réunis pour défendre l’emploi et proposer une rupture avec le productivisme pollueur et exploiteur de l’industrie agroalimentaire. Étaient présents la CGT, la FSU et Solidaires, soutenus par le Parti de gauche et Europe Écologie-Les Verts. Au même moment, à Quimper, les Bonnets rouges rassemblaient une foule hétéroclite de patrons, de pêcheurs et de paysans. Politiquement, la réunion ne pouvait qu’inquiéter : on y trouvait, pêle-mêle, le NPA, la CGT-Marine, FO, la CGPME (petites et moyennes entreprises), la FNSEA, le Parti breton, l’Union démocratique bretonne, l’Union populaire républicaine (souverainiste) et le Bloc identitaire (extrême droite).
Comprendre
Affirmer qu’à Quimper la droite a manifesté et qu’à Carhaix la gauche s’est réunie est une erreur tactique. C’est implicitement reconnaître que la droite est dans cette région dix fois plus mobilisatrice que la gauche. C’est ensuite congédier sans égards un prolétariat en détresse, et l’inciter à coopérer davantage avec le patronat ou la droite.
Antonio Gramsci a écrit : « On ne peut pas choisir la forme de guerre qu’on veut, à moins d’avoir d’emblée une supériorité écrasante sur l’ennemi. » [1] Certains à gauche estiment que le patronat (MEDEF, FNSEA) et sa courroie de transmission politique (l’UMP) sont tellement « hégémoniques » au sein des Bonnets rouges que les paysans et ouvriers qui ont rejoint le mouvement ne sont que des « esclaves » manipulés par leurs « maîtres ». L’analyse est en partie correcte, mais elle n’épuise pas le sujet. Celle-ci ne rend pas compte de la nature populaire du mouvement de révolte déclenché par les Bonnets rouges.
Gramsci a montré que « l’hégémonie du capitalisme » ne repose pas simplement sur ses moyens de répression, mais qu’elle s’exprime par une collaboration pure, c’est-à-dire un consentement actif et volontaire de ceux qu’elle domine. Les ouvriers, qui ont pourtant leur propre vision du monde et sont dotés d’un « sens commun », sont aussi dominés sur le plan symbolique et matériel par les patrons qui les emploient. Ceci explique dans une large mesure pourquoi des ouvriers qui craignent pour leur emploi font cause commune avec un patronat exploiteur et opportuniste. La majorité des petits paysans et ouvriers qui manifestaient aux côtés des patrons le savent probablement. Mais leur « sens commun » du moment leur dicte de faire alliance avec l’ensemble des forces locales en lutte.
Plutôt que de claquer la porte au nez des « jaunes », des « Chouans » et autres « cléricaux » du mouvement, ne serait-il pas plus pertinent que la gauche tente de s’en rapprocher, de dialoguer avec lui, de mener à ses côtés ce que Gramsci nommait une « guerre de position », afin de permettre de construire une contre-hégémonie à celle du patronat ? S’y refuser par paresse intellectuelle ou par sectarisme, c’est se condamner, à gauche, à perdre le combat avant même de l’avoir mené.
Analyser
Il est excessif d’affirmer que dans l’attelage hétéroclite et ambivalent de Quimper, on n’y trouve que du poujadisme ou une forme de grillismo à la française. (du mouvement M5s de Beppe Grillo) À Quimper, ont aussi manifesté tous ceux qui luttent pour les emplois menacés. Le gouvernement a reculé sur la question de l’écotaxe à la suite des pressions conjuguées du patronat et des travailleurs.
Rappelons que l’écotaxe a été décidée sous la présidence Sarkozy, dans le cadre d’un consensus UMP-PS-EE-LV. La défense de l’environnement est ici un alibi de technocrates pour imposer un impôt indirect qui affectera terriblement les petites entreprises. Cet impôt sur les transports locaux ne règlera en rien le déréglage climatique et la fonte de l’Antarctique, dont les responsables se situent à un autre niveau. La FNSEA, qui s’est gavée des aides communautaires et a bénéficié du productivisme agroalimentaire, vient sans vergogne se raccrocher à cette révolte populaire. Mais cela n’enlève en rien la pertinence du combat des paysans contre l’écotaxe. Il existe au cœur du mouvement des Bonnets rouges une radicalité des petits contre un impôt injuste.
A la réflexion, la référence au mouvement de 1765 n’est pas usurpée. Dans un contexte de crise économique, le peuple, excédé par la pression fiscale de Louis XIV, avait refusé de nouveaux impôts sur le papier timbré et l’étain. N’oublions pas que le mouvement ouvrier et les républicains radicaux se sont historiquement opposés aux impôts indirects ciblés en fonction des professions et de la production, pour lui préférer la taxation directe progressive ciblant les riches et le capital. Comme la révolution française l’a démontré, être contre la fiscalité n’est pas en soi un acte réactionnaire, quand celle-ci est injuste et pénalise avant tout les travailleurs les plus précaires.
Expliquer
La manifestation de Quimper a vu la réactivation d’un vieux discours anti-Bretons. Ceux-ci ont été présentés dans les médias, mais aussi au sein de formations politiques de gauche, comme des individus réactionnaires, folkloriques, cléricaux, soumis et idiots (comme Bécassine), régionalistes, etc. Une hargne jacobine très 3e République s’est abattue contre les Bretons, dont on a naturalisé les caractéristiques les plus stéréotypées. Ces accusations outrancières sont grotesques. N’est-ce pas la « réactionnaire » Bretagne qui élit depuis trente ans un nombre record de candidats de gauche ? N’est-ce pas aussi la Bretagne qui a le plus résisté à la contamination des idées du Front national et de l’extrême droite ?
La rébellion populaire couve en Bretagne et ailleurs. Pourtant, nombre de commentateurs continuent de décrire les rapports entre groupes sociaux à partir de grilles de lecture désuètes. Le clivage gauche/droite, entendu comme le combat entre des forces politiques et syndicales identifiées à la droite et à la gauche est, dans le cas présent, estompé. Les Bonnets rouges mettent en scène un double clivage qui renvoie aux temps prérévolutionnaires de l’Ancien régime.
D’une part, nous assistons à la réactivation d’un clivage centre-périphérie (Paris-Bretagne), symbolisé par une fierté régionale incarnée par la présence importante des Gwenn-ha-Du dans le cortège. (Drapeau breton).
D’autre part, un autre clivage oppose les acteurs sociaux et économiques (les ouvriers, mais aussi les patrons) à une noblesse d’État nationale (celle des palais ministériels et des élus nationaux), qui fait payer au peuple des décisions fiscales injustes.
Le mouvement des Bonnets rouges est politiquement ambivalent et comporte des zones d’ombres importantes. Cependant, la gauche de transformation sociale serait bien avisée de l’aborder sans apriori idéologique. Les directions de partis doivent faire confiance à leurs militants locaux afin qu’ils entreprennent un travail de rapprochement avec les éléments progressistes de ce mouvement. Car sur nombre de ces bonnets rouge, il y a bien du rouge.
[1] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, 10, 11, 12, 13, Paris, Gallimard, 1978, p. 410.