Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Montée de l’extrême-droite en France

Face au désastre – Le FN capte une forme dévoyée de révolte quand la « gauche radicale » paie son interminable renoncement

Inévitablement, l’image d’une carte de l’hexagone qui « noircit » à mesure de la progression du vote FN fait surgir la question de savoir si, à l’instar de l’Italie ou de l’Allemagne de l’entre-deux guerres, la France ne serait pas à la veille d’un basculement vers une forme d’ « État d’exception », en d’autres termes vers le fascisme. D’autant que dans les pays en question, la mise en place de cet État a débuté par une prise du pouvoir par la voie électorale et que, en matière d’ « état d’exception », le chemin semble avoir déjà été pris, avec l’instauration de l’ « état d’urgence » à la suite des attentats du 13 novembre.

Le fascisme comme révolte dévoyée

Comparaison n’est pourtant pas raison. La France de 2015 n’est ni l’Italie de 1920 ni l’Allemagne de Weimar : l’horizon n’est pas celui d’une guerre mondiale, le régime parlementaire n’est pas sur le point de s’effondrer, l’extrême-droite est pour l’essentiel une machine électorale et non une milice armée, les organisations ouvrières sont tellement faibles que leur destruction n’est aucunement une condition de survie de la domination bourgeoise. Il manque à la fois la condition d’une crise générale de l’Etat et celle d’une compétition militaire inter-impérialiste qui constituent la base du « procès de fascisation » comme l’analysait Nicos Poulantzas dans son ouvrage classique Fascisme et dictature (1970). Même si le FN vient au pouvoir par la « voie électorale », ce ne sera pas une « dictature fasciste » qui s’ensuivra mais un considérable durcissement du processus déjà en cours de verrouillage autoritaire de l’Etat et des mécanismes d’exclusion racialisante, qui pourront alors prendre une forme s’approchant d’un état d’apartheid, de séparation institutionnalisée entre groupes qui sont pour l’essentiel des groupes de nationaux, totalement endogènes à la société française, mais qui constituent la cible de mécanismes puissants de discrimination. Disons le autrement : le FN est bien porteur d’un projet politique tout à fait cohérent, qui consiste à construire un « bloc social » soudé par un consensus autoritaire et raciste visant à résoudre les contradictions sociales, et tout particulièrement la trajectoire de « déclassement » de secteurs croissants de la société française, par l’instauration d’un régime de ségrégation racialisante.

Il y a cependant quelque chose qui rapproche la dynamique du FN avec celle des fascismes de l’entre-deux guerres et qui va au-delà des origines historiques de ce parti ou des filiations idéologiques entre ces courants politiques : c’est la capacité de ses forces à présenter comme des forces « anti-système », capable d’articuler une colère populaire multiforme en la cristallisant vers le ciblage d’un « ennemi intérieur ». Il manque bien sûr au FN le projet impérialiste/expansionniste des fascismes historiques : en ce sens, sa dynamique est « défensive », il est le produit de l’époque du capitalisme mondialisé, non de celle des impérialismes en lutte pour le partage du monde.

Toutefois, c’est précisément cet aspect du FN, sa capacité d’avoir capté et « hégémonisé » une forme de révolte, qui fait que toute stratégie de « front républicain », intégral ou partiel, ne peut que le nourrir, en légitimant son discours du « seul contre tous » et son statut revendiqué de seule force à s’opposer au « système », et même de façon « radicale ». L’extrême-droite actuelle tire sa force précisément de cette captation de la colère et de la radicalité, et c’est en ce sens que, comme tout fascisme, elle est une forme dévoyée de révolte. L’autre face de ce processus n’est donc autre que l’impuissance radicale de la gauche dite « radicale », son incapacité non seulement à proposer une contre-hégémonie des subalternes mais tout simplement à se faire reconnaître comme la force qui porte la véritable contestation face à l’ordre existant.

Un désastre qui vient de loin

L’affaiblissement extrême de la « gauche radicale », attesté par le record négatif du scrutin de dimanche dernier (autour de 5% des suffrages exprimés), peut être attribué à des causes immédiates relativement simples à cerner. Tout d’abord, une stratégie d’alliance “à géométrie variable”, qui lors de scrutins précédents incluait également des alliances entre la principale composante du Front de gauche (FdG), le PCF, avec le PS, qui ont mis à l’épreuve l’unité et la cohérence de cette coalition et rendu “illisible”, comme on dit, son positionnement. A cela il faut ajouter la forme cartélisée de cette coalition, qui a empêché un véritable ancrage “par en bas” et reproduit la fragmentation et des formes de compétition interne. Pourtant, pour sérieux qu’ils soient, ces processus sont plutôt des symptômes que des causes du déclin.

Ce qui est plus fondamentalement en cause c’est un processus de délitement de l’identité idéologique et programmatique de la « gauche radicale », qui tout à la fois se nourrit de et conduit à sa subalternisation accentuée, à une social-démocratie elle-même devenue un loyal gestionnaire du néolibéralisme. Un tel processus est jalonné d’un enchaînement de renoncements, de petites et grandes compromissions et omissions qu’illustrent, dans le cas de la France, le ralliement au consensus sécuritaire et impérialiste incarné par le vote unanime des députés du FdG en faveur de la prolongation pour trois mois de l’état d’urgence, le 19 novembre, suivi par les fusions de listes FdG avec celles du PS “pour faire barrage au FN” lors du second tour du scrutin régional.

Pour dire les choses de façon ramassée, la « gauche radicale » française (et pas seulement) a cru et croit que l’opposition aux politiques néolibérales, assortie d’un soutien aux mobilisations sociales dont elles sont la cible, suffit à faire une proposition politique. Derrière cette croyance on en trouve, en grattant un peu, une autre, qui consiste à croire que la social-démocratie s’étant ralliée au néolibéralisme, et le projet d’une révolution anticapitaliste ayant sombré avec la fin de l’URSS, un espace politique s’ouvrait aux forces qui persistaient dans la défendre des acquis de l’Etat social, seul héritage désormais défendable des luttes du mouvement ouvrier. Acquis dont on peut légitimement penser qu’ils ont une incontestable portée historique, nonobstant les discours pseudo-subversifs de dénonciation de l’Etat social véhiculés par Toni Negri et l’ extrême-gauche du bloc néolibéral, mais dont la défense est très loin de constituer un projet politique digne de ce nom, a fortiori d’un projet porteur d’une rupture avec l’ordre capitaliste. Dans le meilleur des cas nous avons ici affaire à ce que Gramsci appelait la dimension « économico-corporative » de l’action politique, celle de la défense des intérêts immédiats des classes subalternes détachés de tout horizon « hégémonique », visant à exercer un rôle dirigeant pour orienter la formation sociale dans une direction antagoniste à l’ordre existant.

Le pouvoir économique et politique du capital et des institutions qui en sont la forme condensée (au niveau national et international) comporte toutefois bien d’autres aspects, qui font système. Pour nous limiter au cas de la France, citons dans le désordre : les interventions impérialistes, du Mali et de la Libye à la Syrie ; la dérive autoritaire des institutions étatiques, verrouillées par un régime présidentiel qui vide de toute substance la politique représentative ; la racialisation accentuée de groupes sociaux issus de l’immigration postcoloniale visant à fragmenter les classes populaires ; l’Union Européenne et ses institutions (dont la BCE et l’euro mais aussi le système de contrôle des frontières) comme moyens de « sanctuariser » les politiques néolibérales, briser les résistances et contrôler sur un mode hiérarchisant les populations.

C’est sur tous ces aspects que les renoncements n’ont fait que s’accumuler : renoncement à s’opposer à l’offensive racialisante menée sous couvert de « laïcité » et de « défense de la République » et devenue politique officielle sous la présidence de Sarkozy, ce lepénisme « allégé » qui a ouvert un nouveau boulevard au lepénisme tout court. Silence sur le rôle de l’impérialisme français, notamment dans son pré-carré africain et dans le déchaînement de ses ambitions de pacotille (mais terriblement dangereuses) au Moyen-Orient. Européisme béat, même après l’écrasement de la Grèce. Absence totale de réflexion sur la déréliction démocratique et la fuite en avant autoritaire.

Pour couronner le tout, la condamnation des politiques néolibérales elles-mêmes, est devenue de plus en plus rhétorique, de moins en moins liée à des propositions alternatives, et cela au moment même où le rouleau-compresseur austéritaire tend à accréditer l’idée que toute résistance est futile et toute alternative impraticable. La capitulation de Tsipras, qui a reçu la bruyante approbation de Pierre Laurent, de Gregor Gysi ou de Pablo Iglesias, a puissamment contribué à cette baisse drastique du niveau d’attente, au point où le rôle d’un correctif de la social-démocratie apparaît comme le maximum de ce que la « gauche radicale » peut espérer obtenir dans la conjoncture actuelle, ainsi que l’indiquent l’accord PS/ Bloco-PCP au Portugal et le recentrage de Podemos en Espagne. La subalternisation idéologique et politique et l’impuissance devant la détérioration de la situation sociale et politique sont fort logiquement au bout de ce processus de délitement graduel mais ininterrompu.

Dans un tel contexte, les injonctions à l’ « unité » ont quelque chose d’inopérant et vain. Il en est strictement de même des appels incantatoires à un « grand mouvement social », ou un « nouveau Mai 68 ». Si on veut sortir de l’impuissance actuelle, il faut commencer par reconnaître que les formes sous lesquelles a été tentée la recomposition politique au cours de la dernière période ont toutes échoué, et cela inclut les tentatives de faire émerger des constructions viables à partir des mobilisations sociales (qui n’ont pourtant pas manqué, tout particulièrement au cours de la période 1995-2006). Il en est de même pour les forces qui ont persisté dans la voie qui est celle de l’extrême-gauche depuis les années 1970, quels que soient par ailleurs les mérites des prises de position des uns et des autres en fonction des sujets. C’est le délitement idéologique et politique qui produit la fragmentation organisationnelle et amplifie les effets corrosifs de l’offensive néolibérale autoritaire sur le corps social.

Pour les (faibles) forces restantes qui se conçoivent comme antagonistes au capitalisme – et dans la mesure où elles se conçoivent ainsi et non comme des forces de « refondation des valeurs de la gauche » comme on peut le lire si souvent ces derniers temps – le ralliement derrière les forces les plus gestionnaires et les plus systémiques au nom du « barrage anti-FN » relève d’un suicide pur et simple. Ou plutôt de la phase terminale de leur subalternisation/digestion par un social-libéralisme ayant viré à un néolibéralisme de plus en plus musclé et autoritaire.

S’il reste encore un espoir il ne peut que résider dans la possibilité d’une réaction face au désastre qui se dessine, dans l’affirmation d’une rupture d’avec les discours lénifiants et le train-train mortifère de l’interminable renoncement.

Il serait « plus » que temps, et c’est dans ce « plus » que réside la possibilité. Peut-être.

* « Face au désastre » :
http://unitepopulaire-fr.org/2015/12/08/face-au-desastre-par-stathis-kouvelakis/

Stathis Kouvelakis

Stathis Kouvelakis est professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce

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