Sur les réfugiés, comme sur d’autres sujets qui traversent la société, les intellectuels sont bien silencieux. Vous parlez de désintellectualisation. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Les intellectuels sont moins présents dans le paysage politique français pour plusieurs raisons. Premièrement, la gauche dominante s’intéresse plus aujourd’hui au showbiz pour ses estrades électorales qu’aux chercheurs pour ses réflexions. Deuxièmement, les cadres idéologiques comme le marxisme qui reliaient les intellectuels professionnels à l’engagement se sont effondrés. Troisièmement, le monde intellectuel sous l’angle de l’université et de la recherche est devenu beaucoup plus spécialisé. Il est plus à l’écart d’une globalisation des problèmes de la cité.
D’accord mais l’intellectuel est un citoyen tout de même…
Pour intervenir dans la cité, avoir une vision globale est nécessaire. Aujourd’hui, l’intellectuel professionnel apparaît éparpillé comme tout le monde dans des micro-créneaux, les vues d’ensemble s’effacent, l’action politique se segmente elle-même ou patine dans un brouillard épaissi.
Autre disparue, la gauche de la gauche qui, d’après vous, perd tous ses repères…
La gauche radicale n’a pas su suppléer aux défaillances néolibérales du PS. Pire, les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher ont été un révélateur de fortes confusions. Il y a ceux qui disaient qu’il fallait être laïc en pointant surtout du doigt l’islam. D’autres répondaient que la laïcité était un truc colonial menaçant principalement les musulmans. Il y avait ceux qui faisaient primer la lutte contre l’antisémitisme, d’autres contre l’islamophobie et d’autres encore contre les fondamentalismes islamistes. Ces divisions ont oublié la boussole historique de la gauche émancipatrice : la convergence des opprimés. Est-ce si difficile d’être laïc et antiraciste, de combattre l’islamophobie, l’antisémitisme et les fondamentalismes islamistes ? Avec l’embrouillamini de ces débats, la gauche radicale est partie en vrille. La Grèce a accéléré ce processus. J’ai vu sur internet des comparaisons délirantes entre la supposée attitude des « Allemands » en général vis-à-vis de la Grèce et Auschwitz. Bref une poussée de germanophobie avec des relents négationnistes ! Avant même ces dérapages, il y avait cette attente mythologique de « l’homme providentiel ». Tsípras était presque un dieu vivant et en quelques jours il est devenu un « salaud ». Qu’est-ce que cette gauche qui a besoin d’adorer des dieux humains et de cracher sur des « traîtres » à la place de l’implication dans des actions émancipatrices ? Et n’a-t-on pas enfin compris que la délégation de nos attentes à des professionnels de la politique n’a pas grand-chose à voir avec le projet démocratique ?
Vous avez fait un livre sur le retour des années 1930, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (éditions Textuel, 2014). Vous voyez l’Europe rebasculer dans le fascisme et le nazisme ?
Comme dans les années 30, l’extrême droite porte une solution nationaliste et xénophobe. Après la crise de 1929, il y a aussi eu des difficultés sociales et des problèmes de réfugiés. La construction antisémite du « problème juif » s’est présentée comme un dérivatif. Aujourd’hui, il y a la construction du « problème musulman », mais aussi du « problème rom », et on n’en a toujours pas fini avec « le problème juif »… Mais je ne crois pas que ce soit la même extrême droite. Si Marine Le Pen arrive au pouvoir, les camps d’extermination sont peu probables, mais de fortes régressions autoritaires et xénophobes, oui.
De là à faire une analogie…
Il n’y a pas identité entre aujourd’hui et les années 1930, mais des ressemblances inquiétantes. Il y a actuellement une extrême-droitisation des esprits, une aimantation idéologique et politique par les thèmes de l’extrême droite. Même si le FN n’arrive jamais au pouvoir, il est d’ailleurs déjà au cœur de la politique partisane, de l’imaginaire politique et des politiques publiques telles qu’elles sont menées à droite et à gauche. On le voit dès qu’il s’agit des pratiques musulmanes (foulard, cantines scolaires, etc.), des Roms ou récemment avec les réfugiés.
Dans les années 1930, il y avait une confrontation avec une gauche puissante qui n’existe plus.
Il y a aujourd’hui des facteurs modérateurs et aggravants. Modérateurs ? Par exemple, l’extrême droite n’est pas militarisée comme hier. Mais le principal facteur aggravant, c’est l’état structurel d’affaiblissement militant et intellectuel des gauches et du syndicalisme. Or, après les émeutes fascisantes de février 1934, il y a eu le Front populaire.
Dans les années 1930, des gens comme Doriot passent de la gauche à l’extrême droite, mais là ce n’est pas encore arrivé…
Des gens comme Philippot ont sympathisé avec le chevènementisme avant de passer au FN. Un économiste qui se définissait comme de gauche et proche de Sapir, Philippe Murer, est conseiller de Marine Le Pen. Quant à Sapir, en envisageant la possibilité d’une alliance à terme avec le FN, il est la pointe la plus avancée des séductions nationales-étatistes au sein de la gauche radicale. Pour l’instant, on a des Doriot d’opérette, mais…
Une expression revient souvent dans votre livre : théories du complot. Les pensées conspirationnistes sont à la mode ?
La critique sociale classique s’est appuyée sur des concepts pensant des structures sociales enserrant nos existences comme le capitalisme. Pour Marx, le capitalisme, ce n’est pas les méchants riches qui essaient de piquer l’argent aux gentils pauvres. C’est une force impersonnelle qui contraint tout le monde. Le capitalisme, ce n’est pas James Bond, mais plutôt la machinerie de Matrix. Cette critique structurelle du capitalisme est en train de se perdre dans le grand public. Aujourd’hui, être critique pour beaucoup, c’est dénoncer des individus qui manipulent dans l’ombre.
Si on pense que le problème principal du capitalisme, c’est quelques riches ou quelques journalistes qui tirent les ficelles dans l’ombre, il suffit de s’en débarrasser pour que tout baigne...Une critique simpliste s’est ainsi développée. C’est même devenu l’un des principaux canaux de renaissance d’une extrême droite idéologique ; ce que j’appelle le néoconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste, avec deux pôles, celui islamophobe et négrophobe de Zemmour et celui antisémite de Soral.
Dans votre livre, vous consacrez justement un chapitre à Soral et un autre à Zemmour. N’est-ce pas trop ? Ne vaut-il pas mieux les ignorer…
Le livre de Zemmour est à plus de 300 000 ventes ! Les vidéos de Soral peuvent dépasser le million de vues. Parmi les étudiants aujourd’hui, beaucoup connaissent Soral, ce qui n’est pas le cas pour les générations plus âgées qui, elles, via la télé connaissent bien Zemmour. Les égouts sont déversés vers divers types de publics.
C’est tout de même un paradoxe de voir qu’il y a beaucoup de choses en commun, pas pour les mêmes raisons, entre le Front de gauche et ce que dit Marine Le Pen.
L’extrême droite est en train de voler la critique à la gauche radicale. D’abord, à travers ses thèmes (la critique du néolibéralisme, de la mondialisation, des banques, des médias, etc.), mais encore plus insidieusement avec la posture du « politiquement incorrect ». Ce n’est plus le caractère factuellement démontrable d’une critique ou sa valeur de justice qui font sa supposée « vérité », mais qu’elle se pose contre le prétendu « politiquement correct ». Il suffit de faire de la provoc pour croire être dans le vrai. Les appuis émancipateurs de la critique sont en train de s’effilocher, et c’est ainsi que certains peuvent croire qu’être vraiment critique c’est être raciste, puisque l’antiracisme serait « politiquement correct »…
Les animateurs de la gauche radicale, souvent imbus de leur intelligence critique, ne semblent guère s’en rendre compte. Et parmi les sympathisants de cette gauche de la gauche, l’importance prise par la critique du « politiquement correct » à la place de la critique sociale émancipatrice ou l’attrait des explications conspirationnistes laissent ouvert un boulevard aux récupérations par l’extrême droite.
Comment analysez-vous les succès du FN ?
La montée du FN trouve une de ses sources principales dans la compétition entre deux manières de se représenter la société. Ce que j’appelle le clivage de la justice sociale, fondé sur la production et la répartition des ressources, et le clivage national-racial, le FN jouant de l’ambiguïté entre le référent national et le référent ethnico-racial. Le clivage national-racial a commencé à grimper au début des années 80 sur le recul du clivage de la justice sociale, avec notamment la décomposition du parti communiste, le recul de la CGT, la désyndicalisation et la dérive néolibérale du PS. Par contre, lors des grèves et manifestations de 1995, le clivage de justice sociale a repris des couleurs au détriment du clivage national-racial. Depuis, le FN tient un discours national-social, pour lequel la solution sociale passe par la nation dans une lecture xénophobe.
Vous pensez que la droitisation du PS est responsable de la montée en puissance du FN et, par ailleurs, vous dites que s’en prendre au virage social-libéral du PS ne suffit pas…
L’abandon néolibéral du social par le PS a permis le développement du clivage national-racial. Mais il y a d’autres facteurs, dont l’effondrement du courant stalinien qui a laissé un énorme espace vide. En même temps, il y a une responsabilité morale importante du sarkozysme. Sarkozy a pris la tête du brouillage idéologique, en contribuant à installer plus durablement l’aimantation idéologique et politique par l’extrême droite. Dans ce processus d’extrême droitisation, les gouvernants du PS vont essayer de courir derrière le sarkozysme, lui-même courant derrière le FN. Nous sommes au-delà de la « social-libéralisation », nous entrons dans un contexte politique où l’extrême droitisation est devenue une des données cardinales. Par ailleurs, il y a une autre responsabilité : celle des organisations politiques de la gauche radicale (NPA, Front de gauche et Nouvelle Donne), incapables de construire une alternative depuis 1995. Ils ont eu vingt ans, nous avons eu vingt ans pour le faire, quand même !
Vous avez des solutions face à ce foutoir ?
Dans un livre qui paraît ce mois-ci, Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (Editions du Monde libertaire), j’essaye de dessiner un anarchisme pragmatique, deux mots qui ne vont pas souvent ensemble ! Je n’ai pas de solutions clés en main à proposer, car c’est aux gens à bâtir individuellement et collectivement leurs solutions. Dans une perspective démocratique et libertaire, je ne peux que mettre à disposition des pistes méthodologiques, afin d’aider à formuler les problèmes. Quelques-unes de ces pistes ? Elargir la question sociale à la variété des inégalités et des discriminations (de classe, de genre, racistes, etc.), redonner une actualité à la double visée d’autogouvernement des individus et d’autogouvernement des peuples contre la professionnalisation politique, relancer un internationalisme par le bas…
Propos recueillis par la rédaction de Siné Mensuel