Édition du 12 novembre 2024

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Europe

Débat à gauche sur l’alternative à l’euro

Le débat animé par Frédéric Lordon (Marianne, dialogue avec Emmanuel Todd), puis par Thomas Coutrot et Benjamin Coriat (Marianne) enfin par Pierre Kalfa (blog Médiapart) sur l’euro, la crise et comment en sortir est des plus intéressants à condition de ne pas le réduire à un face-à-face entre une dérive souverainiste (Lordon) et sa contestation [1]]]. Plusieurs choses sont à retenir.

Les deux argumentations ont pour objet unique de trouver une issue programmatique à l’étau que représente pour les peuples et les mouvements sociaux l’édification libérale de l’Union européenne et de l’Union monétaire. Que faire ? Que dire ? Quels perspectives et mots d’ordre faudrait-il élaborer ? Il y a chez Lordon, nonobstant sa position sur le retour à la « souveraineté populaire », le besoin d’un mot d’ordre presque agitatoire : « sortir de l’euro », retour aux monnaies nationales adoubées d’une « monnaie commune » (versus monnaie unique) afin, on suppose, de favoriser tout de même les échanges intra-européens et d’éviter, dit-il, la spéculation et l’instabilité des devises. « Plus de crises spéculatives » par effet d’amortissement des fluctuations « dans le calme » des « négociations politiques ». « La monnaie commune, ajoute-t-il, combinerait en quelques sorte le meilleur des deux mondes ». La critique radicale de l’euro et de la construction européenne que mène Frédéric Lordon débouche ainsi sur une sorte de programme minimum, supposé raisonnable car porté naturellement par la crise actuelle de l’euro. Sauf que l’on ne voit pas bien qui serait le sujet politique et social de cette réforme, j’y reviendrai.

Du coup les critiques de Coutrot, Coriat et Kalfa apparaissent comme très propagandistes, lointaines, abstraites : « la priorité est de travailler à la solidarité des peuples et des destins en Europe plutôt que de préconiser le repli sur des bases nationales (…) Il faudra alors parier sur la construction, dans le feu des luttes qui se développeront sur des champs multiples, d’une nouvelle conscience collective européenne » (TC, BC), ou encore « Nous, gouvernement de ce pays, commençons à le faire chez nous (la satisfaction des besoins sociaux). Nous invitons les mouvements sociaux et les peuples européens à faire de même partout, pour nous réapproprier ensemble notre monnaie » (PK).

Leurs positions se lisent symétriquement à celle de F. Lordon. Mais c’est tout de même à juste titre qu’ils affirment : « revenir à un cadre national ne permettra d’affronter sérieusement aucun des problèmes que trente ans de dérégulation financière, soixante ans d’intégration économique et deux siècles de prédation écologique nous ont légué ». Néanmoins, le propagandisme sur l’enchainement possible des luttes en Europe à partir d’un exemple national de rupture laisse aussi sur la faim.

Des défaites sociales cumulatives depuis 30 ans

L’embarras est visible dans les deux thèses. Il tient au fait que la construction européenne, notamment depuis l’Acte unique de 1986 et le traité de Maastricht de 1992 a représenté une immense défaite pour le mouvement ouvrier et pour les mouvements sociaux nationaux. Les luttes d’aujourd’hui, aussi encourageantes soient-elles et certainement portées par de profondes évolutions sociales, n’indiquent pour le moment aucune trajectoire. On est même en droit de craindre ici ou là une radicalisation chauvine, xénophobe aux antipodes de la résistance progressiste que souhaite Pierre Kalfa et nous tous. Il y a bien une crise de la construction européenne, essentiellement dans sa dimension monétaire. Mais les crises du capitalisme se jouent toujours sur le terrain social et politique. Si, comme au milieu des années 70, la bourgeoisie garde la main, alors le système trouve des ressources nouvelles au détriment des peuples. Trente années de défaites, au bas mot, ont démantelé le mouvement ouvrier ancien, ne laissant que des lambeaux. La question posée est celle de la reconstruction quasi-totale du mouvement social, par l’émergence massive d’une nouvelle génération militante et sur la base d’une « conscience européenne ». Seuls un ou des événements fondateurs, des explosions sociales au contenu anticapitaliste peuvent permettre cela sur le moyen terme. Sans cette reconstruction du sujet social et politique, les trente années de construction européenne libérale (largement inspirée par les partis socialistes) se prolongeront sans doute dans la crise mais surtout dans la régression sociale. Faute de certitude sur ce processus, le débat militant sur « quelles réponses à la crise ? » parait inévitablement abstrait et très propagandiste, même s’il est stimulant et absolument nécessaire.

Si Frédéric Lordon tente la formulation d’une revendication réformatrice, fondée sur une critique radicale de l’Union monétaire, à la différence de ses détracteurs il ne désigne aucun acteur politique et social susceptible de porter cet horizon si ce n’est sa nébuleuse « souveraineté populaire ». C’est faire peu de cas de ce qui s’est passé au cours des trente dernières années et qui constitue désormais un trait important du capitalisme. Aujourd’hui, la moindre réforme régulatrice instituant un contre-feu aux besoins dévorants du capital nécessite un affrontement politique et social. C’est une grande différence avec le passé et c’est ce qui explique - en partie - la dégringolade libérale des socialistes européens. Leur apriori de départ étant le refus de l’affrontement social, toute pratique néo-réformiste leur est désormais interdite. On peut supprimer la peine de mort, permettre le mariage pour tous mais pas touche au fonctionnement et au besoin sans partage du capital. La seule exception aura été la loi sur les 35 heures, dont on sait le sort qui lui est aujourd’hui réservé et sans que le PS au pouvoir ne bouge le petit doigt.

L’Union monétaire, un besoin clef de mise en valeur du capital

Il manque par ailleurs une dimension à cette discussion, absente de part et d’autre. La construction européenne y est trop généralement ramenée à une construction politique libérale au mieux voulue par les oligarchies « politico-financières » (TC & BC) si ce n’est seulement par les gouvernements à la remorque de l’Allemagne. Dans ce dernier cas, le jugement est même radical : « L’euro n’est pas une réponse monétaire à une question économique, mais une réponse à un problème politique : le mur de Berlin vient de tomber » (F. Lordon). Passons déjà sur le fait que la chute du mur intervient trois ans après le grand coup d’accélérateur du processus libéral européen, l’Acte unique. Mais, ces actes politiques, tout à fait essentiels dans la construction monétaire, ont bien eu au départ deux grandes motivations économiques : le rétablissement des profits après la récession des années 70 et partant la volonté parallèle de rebrousser le chemin des « trente glorieuses » et… la volonté des plus grandes firmes de se doter d’un nouvel espace de croissance et de rationalisation de leurs actifs. Ce dernier point est oublié à tort. Reprenons ce problème.

1. Les entreprises, et bien sûr les plus grandes, celles qui pèsent sur les gouvernements, souffraient dans les années 70 de la forte inflation du moment (entre 9% et 11% en France jusqu’en 1983). Alors que les échanges intra-européens ne cessaient d’augmenter, inflation et volatilité des devises leur rendaient la vie dure quand il s’agissait de réaliser 80% de son chiffre d’affaires avec plusieurs pays appartenant au Marché commun. D’une certaine manière, le rétablissement des profits passait par une stabilisation des effets monétaires sur leurs comptes de résultat (notamment les pertes de change). En effet, comment était-il concevable pour leurs intérêts de poursuivre une croissance transnationale avec pareil imbroglio monétaire sur leurs marchés prioritaires.

2. A cela s’est ajoutée une autre dimension, trop généralement omise. Au cours des années 70, les marchés de masse qui avaient fait la croissance des deux décennies précédentes sont progressivement devenus matures. La demande solvable s’y rapportant était désormais satisfaite (devenant peu à peu des marchés de remplacement) et par conséquent les taux de croissance annuelle s’émoussaient fortement. Dans de telles circonstance, la réponse du capital est à peu près toujours la même : concentration et extension commerciale.

3. Pour espérer relancer un nouveau cycle de croissance, il fallait favoriser cet appétit de transnationalisation des champions nationaux et donc abaisser le coût des fonds propres et désintermédier les sources de financement. Toutes choses qui furent entreprises dès les années 80 avec l’Acte unique (libre circulation des marchandises et des capitaux) et, en ce qui concerne la France de Mitterrand et le Parti socialiste, avec le fameux Livre blanc de Bérégovoy en 1986 sur la réforme du financement de l’économie, confirmant les dispositifs de dérégulation du financement des entreprises, l’ouverture du marché des bons du Trésor, la création d’un marché à terme des instruments financiers (MATIF), etc.

Le paradoxe était inscrit dès le départ entre un mouvement général d’édification de normes européennes industrielles et commerciales en l’absence de normes sociales. La normalisation technique accélérait les concentrations et surtout laminait les entreprises nationales les plus faibles par l’investissement qu’elle imposait. L’absence de convergence sociale par le haut favorisait à l’inverse un jeu compétitif fortement déplacé vers le volet social et fiscal.

Les champions nationaux, avant que l’on solidifie le concept-même de mondialisation, avaient besoin de cette construction européenne pour accélérer leur processus d’accumulation, élargir leurs marchés, éliminer les plus faibles, réorganiser leurs actifs dans ce nouvel espace… sans la contrainte de taux de change multiples, de calculs incessants sur leurs pertes ou leurs gains de change. Les grandes firmes européennes n’ont pas simplement profité de cette Europe-là, elles l’ont exigé. Quand le patron de Fiat-Chrysler, Sergio Machionne, déclare à propos de la crise de l’automobile européenne « c’est à l’Europe de prendre en charge cette transition, car, individuellement, les gouvernements des différents pays ne le feront pas », il illustre parfaitement cette question. Les concentrations européennes vont d’ailleurs se poursuivre dans divers secteurs, notamment ceux qui ont le plus grand besoin d’un espace sans discontinuité pour trouver de nouvelles économies d’échelle : télécommunication, transport ferroviaire, etc. Des besoins qui n’entrent pas dans la catégorie des pures besoins spéculatifs des marchés financiers, ni dans celle des simples obsessions libérales de « l’oligarchie politique ».

Ne pas oublier cette dimension essentielle de la construction européenne depuis les années 80, permettrait de l’intégrer les pronostics divers qui accompagnent le crise actuelle de la zone monétaire. Croire que les multinationales européennes pourraient sans broncher se voir priver d’une conquête essentielle à leur croissance est une erreur. F. Lordon en est conscient en proposant une monnaie « commune » en lieu et place de l’euro, sans pour autant démontrer que celle-ci éviterait le retour à l’instabilité des changes entre les monnaies nationales renaissantes. Les grandes entreprises, bien trop bénéficiaires de cet espace de libre circulation du capital et de devise unique (l’une des raisons des élargissements successifs à des pays notoirement disparates) n’ont aucune envie de revenir à la guerre des monnaies. Elles agissent en conséquence sur les gouvernements. Oui, l’euro a aussi été une réponse à un problème économique. Du coup, le mouvement syndical en paye le prix fort. Cloisonné, enfermé dans une défense souvent nostalgique de son pré-carré national, il est à des lieux de l’organisation européenne des grands groupes. C’est un retard pesant qui évidemment a des conséquences sur l’élaboration d’un programme alternatif aux institutions européennes actuelles.

Notes

[1] Voir:Frédéric Lordon - Emmanuel Todd : « Les intellectuels vont devoir parler au peuple » - 06/07/2013 et la réponse de Thomas Coutrot et Benjamin Coriat disponible sur ESSF (article 29385), Sortir ou pas de l’euro et sur quelle base ? Un débat à quatre voix : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article29385

La réponse de Pierre Khalfa à F. Lordon elle aussi disponible sur ESSF (article 29447), Débat sur l’euro : le monde enchanté de la monnaie commune. A propos d’un article de Frédéric Lordon : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article29447

Claude Gabriel

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