Seul, le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, a continué à défendre envers et contre tout la ligne de conduite européenne, assurant qu’il ne fallait rien changer aux objectifs fixés, que les longs tourments infligés aux populations européennes finiraient par payer de retour. Mais il n’a guère trouvé de soutien auprès de ses collègues. Ils n’y croyaient plus.
Comment ne pas dresser le constat d’échec de la politique menée face à l’implacable réalité ? Après cinq années de crise, l’économie mondiale ne cesse de s’effondrer. Les perspectives pour 2013 s’assombrissent chaque jour un peu plus. L’Europe paraît condamnée à une récession prolongée. Dès que les élections présidentielles seront passées, les États-Unis vont se retrouver confrontés à un défi financier et budgétaire énorme. Le Japon est toujours en plein marasme. La Chine voit la fin de son modèle de mercantilisme d’État, avec l’écroulement de ses principaux débouchés dans les pays développés. Les pays émergents, qui étaient censés incarner le renouveau, ne sont pas les relais de croissance espérés, les banques centrales des pays développés accentuant leur fragilité par une politique d’argent facile accordée à un monde financier toujours incontrôlé, qui en profite pour multiplier bulles et déséquilibres financiers et monétaires dans ces régions.
Pour les économistes, qui ont depuis longtemps prédit l’échec des politiques menées, ce qui s’est passé à Tokyo ne fait que participer à la chronique d’un désastre annoncé. Il y a un fait nouveau, cependant : c’est le FMI lui-même qui a mené l’attaque. Dans son dernier rapport sur les perspectives de l’économie mondiale (http://www.imf.org/external/french/index.htm), remis juste avant la première réunion à Tokyo, il fait une critique en règle des politiques des pays développés, en réservant une place de choix pour la politique européenne. Rigidité dogmatique, austérité mal calibrée, fétichisme de critères nominaux, erreurs d’analyses, inadaptation des mesures, laxisme monétaire…, tout y passe, avant de mettre en garde l’Europe sur « les risques sociaux et politiques apparaissant chez les peuples européens, lassés par l’austérité et les réformes sans fin ».
À la lecture de ce rapport, une gêne, très vite, s’installe. Comment le Fonds peut-il écrire une critique aussi virulente alors que l’institution est partie prenante, voire initiatrice d’un certain nombre de mesures imposées aux pays européens, avec la même détermination et le même aveuglement que dans le passé en Asie ou en Amérique du Sud ?
En tête pour les erreurs de prévisions
Le FMI est-il en train de passer maître dans le double langage, condamnant d’un côté ce qu’il applique de l’autre ? À aucun moment, en effet, l’institution internationale ne s’interroge sur son rôle, sur ses méthodes, sur ce qu’elle a défendu. Tout se passe comme si elle n’était pas concernée, se contenant d’une mission d’observateur extérieur. Ainsi, l’étude reproche aux gouvernements européens d’avoir mal évalué les effets des mesures d’austérité, qui menacent désormais d’entraîner toute l’Europe dans la récession. Pourtant, tous ces calculs reposaient sur la certification des experts du FMI !
Sur ce sujet, ils peuvent figurer en tête du classement des plus grandes erreurs en matière de prévisions économiques. En février 2012, ils assuraient ainsi que l’économie grecque allait reculer de 4 % du PIB cette année. Les dernières estimations montrent que le plongeon sera d’au moins 6,8 %, et encore, si l’économie n’est pas totalement aspirée par la spirale déflationniste. Ils garantissaient également qu’à la suite de la restructuration de la dette grecque accordée en février, l’endettement du pays serait au plus haut à 160 % du PIB en 2014 avant de redescendre en 2020 à 120 %, niveau jugé acceptable. L’endettement public grec dépasse déjà les 170 % du PIB et ne reviendra au mieux qu’à 140 % en 2020.
La Grèce est un cas à part, argumentent les uns et les autres, tant ils sont pris de vertige devant la possible explosion du pays. Mais que faut-il penser de l’erreur d’appréciation commise au Portugal ? Car, là aussi les estimations ont été des plus optimistes. À la suite du plan d’aide européen et des multiples coupes budgétaires et sociales, les mêmes experts du FMI garantissaient que le pays allait réduire son déficit et le ramener à 4,5 % en 2012 et 3 % en 2013. Le gouvernement portugais a dû reconnaître que toutes ses prévisions étaient erronées et que l’économie déraillait. Son déficit budgétaire, faute de recettes fiscales suffisantes, devrait atteindre plus de 5,4 % cette année. Les Européens sont déjà convenus d’accorder un délai d’un an supplémentaire au Portugal : celui-ci ne doit plus ramener son déficit à 3 % en 2013 mais fin 2014.
Face à tant d’erreurs, on attendrait au moins quelque aveu d’échec, ou au moins quelque regret. Pas du tout. Le FMI ne saurait se tromper. Les erreurs d’estimation, à l’en croire, sont toutes imputables aux gouvernements.
Pour le besoin de la démonstration, les économistes de l’institution se sont lancés dans une longue explication sur les effets multiplicateurs des politiques fiscales restrictives sur l’économie. Les gouvernements, écrit le rapport, assuraient que pour un euro d’économie dans les dépenses publiques, la contraction économique n’était que de 50 centimes. Or, rien de tel, dit le FMI. « De récents développements suggèrent que les multiplicateurs fiscaux à court terme peuvent être plus grands que prévu au moment de la planification fiscale. Des recherches, dont il a été fait état dans les derniers rapports du FMI, montraient que les multiplicateurs fiscaux sont plus proches de 1 dans un monde où de nombreux pays s’ajustent en même temps. Des analyses suggèrent ici que les multiplicateurs sont désormais plus grands que 1 », écrit-il. Lors des discussions à Tokyo, Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI , dira que ces effets multiplicateurs pouvaient aller de 0,9 à 1,7. En clair, pour un euro de dépense publique économisé, les contrecoups sur l’économie peuvent être de 90 centimes à 1,7 euro. Le FMI vient de découvrir que la dépense publique n’était pas seulement un prélèvement, mais un soutien à l’économie, surtout dans un environnement récessif. Quand les travaux de Keynes ont-ils été publiés, déjà ?
Intransigeance
Poursuivant la démonstration, les économistes du FMI prônent un ajustement graduel des finances publiques, afin de soutenir la croissance. « Il y a d’autres raisons pour éviter les ajustements brutaux : les problèmes fiscaux peuvent trouver leur origine dans les problèmes structurels qui demandent du temps pour les régler, et les coupes budgétaires importantes ou les augmentations d’impôt peuvent instaurer un cercle vicieux de chute de l’économie et de montée de l’endettement, qui au final privent les politiques d’un soutien pour continuer les réformes. (…) Une approche graduelle combinée avec des changements structurels offre de meilleure chance de réussite compte tenu des contraintes actuelles », préconisent-ils.
Au bout de trois ans de gestion de crise européenne, le FMI semble enfin s’apercevoir que la politique mise en œuvre par ses soins avec l’Europe aboutit exactement à l’inverse de ce qui était attendu. Tous les pays où il est intervenu sont exactement pris dans cette spirale de l’écroulement de l’économie et de l’explosion de la dette que le fonds décrit.
Quelles conclusions tire-t-il de ce constat ? Il suffit de suivre les pourparlers actuels avec le gouvernement grec pour en juger : tandis que les économistes du FMI dénoncent doctement les effets pervers d’une austérité aveugle, ses représentants auprès du gouvernement grec continuent de partager la même ligne doctrinale que les représentants européens : aucune concession ne doit être accordée à la Grèce, sauf peut-être un délai supplémentaire. Parmi les exigences posées, ils demandent la suppression de 150 000 fonctionnaires d’ici à la fin de l’année, comme la diminution du revenu minimum qui a déjà baissé de 25 % depuis cinq ans, et la suppression d’une partie du droit du travail. Ces exigences sont considérées comme si intenables que le gouvernement grec, qui espérait aboutir à un accord d’ici le sommet européen des 17 et 18 octobre, a préféré suspendre les discussions avec la Troïka, pointant notamment l’attitude intransigeante du représentant du FMI dans les négociations.
De même, le FMI ne semble pas s’être alarmé des choix du gouvernement portugais, qui a décidé d’« une hausse fiscale massive » pour rassurer ses créanciers. Les prélèvements supplémentaires correspondent à 3 points de PIB, de l’aveu même du ministre des finances portugais. Et encore ce ne sont là que des calculs provisoires. Le Portugal risque donc de s’enfoncer un peu plus dans le cercle vicieux décrit par le FMI lui-même. Pourtant, ce dernier n’a adressé aucune critique, aucune réserve au Portugal ou à l’Union européenne. Il ne réagit pas non plus à l’immense programme d’austérité qu’est en train de mettre en œuvre l’Espagne, afin de se conformer par avance aux attentes du FMI, de l’Union européenne et de la BCE, avant de réclamer une aide.
Pour terminer l’analyse, les économistes du FMI pressent les pays qui ne sont pas pris à la gorge de modérer leur politique de rigueur et de se fixer des objectifs plus réalistes sur le moyen terme, en oubliant notamment la fameuse règle d’or, afin de soutenir la croissance. « À l’exception des économies confrontées à des contraintes financières aiguës, les stabilisateurs automatiques devraient être autorisés à jouer librement », recommande-t-il. Or, que sont ces stabilisateurs ? La dépense publique y compris dans l’emploi, les investissements publics, la sécurité sociale, les retraites. En un mot, tout ce que les représentants du FMI, envoyés en émissaires dans les pays en difficulté, recommandent de sacrifier dès le début, et qui figure aussi en tête dans les programmes de réformes structurelles préconisés par le FMI, la BCE et l’Union européenne.
Ce n’est pas la première fois que le FMI pratique le double langage. En 2005-2006, bousculée par un certain nombre de pays émergents qui lui reprochaient de les avoir conduits au désastre, l’institution avait juré qu’elle avait changé, qu’elle avait tiré les leçons des expériences passées. La manière dont elle se conduit depuis trois ans dans les pays européens montre qu’il n’en est rien : l’institution agit avec le même dogmatisme, le même aveuglement qu’auparavant. Alors à quoi servent tous ses discours tenus par ailleurs, adjurant l’Europe à changer de politique, à opter pour une ligne plus réaliste et doctrinaire, si ce n’est pour se disculper par avance d’un désastre annoncé ?