Le 11 septembre dernier, à l’occasion de la fête nationale de la Catalogne, les rues de Barcelone ont débordé d’une foule de près de deux millions de personnes en faveur de l’autodétermination de la Catalogne face à l’État espagnol. Dans les jours suivants, le gouvernement régional catalan (nationaliste de droite) a annoncé des élections anticipées et a affirmé sa volonté d’organiser un référendum sur la souveraineté de la nation catalane. Plusieurs interprètent la ferveur nationaliste, attisée par le président catalan Artur Mas et le parti CiU qui viennent de pratiquer des coupes budgétaires et une violente politique d’austérité, comme une manœuvre électorale et une manière de faire porter l’odieux de la crise sur Madrid.
Dans cette entrevue, Andreu Coll, militant anticapitaliste catalan, répond aux questions de Gauche socialiste. Ses réponses sont d’un grand intérêt pour la gauche québécoise, car elles permettent de mieux appréhender les liens entre socialisme et indépendance, toujours soumis à un contexte précis.
Sur la conjoncture
Qu’est-ce qui explique la montée actuelle du sentiment nationaliste et autonomiste en Catalogne ?
Un événement récent qui a contribué à la montée de la conscience nationale en Catalogne, c’est la tentative de réforme de l’Estatuto (une loi constitutionnelle qui établit les compétences de la Generalitat – gouvernement régional catalan). Cette réforme fut avancée en 2005 par le premier Tripartite, un gouvernement pluriel de gauche, composé par le PS [1], ERC [2] (nationalistes de gauche) et ICV [3] (eurocommunistes reverdis). La proposition originale a été rétrécie par le parlement espagnol, à l’initiative du PSOE [4] – alors que Zapatero s’était engagé solennellement à appuyer la réforme statutaire que le parlement de Catalogne adopterait – et de nouveau rétrécie après que des parties aient été déclarées inconstitutionnelles par le Tribunal constitutionnel (à la demande du PP [5]). Ces deux faits ont été perçus par une majorité de la société, bien au-delà de la base sociale et électorale traditionnelle des partis nationalistes comme CiU [6] ou ERC, comme de véritables attentats contre la volonté démocratique de la société catalane.
Quelle est la nature de la proposition indépendantiste de CiU ?
En réalité, CiU n’est pas un parti indépendantiste. Son projet est d’obtenir plus de pouvoir politique et, surtout, plus d’avantages économiques sans chercher un affrontement ouvert contre l’État. La grande proposition d’Artur Mas est d’obtenir un dénommé « pacte fiscal » qui concède un pouvoir accru à la Generalitat pour un contrôle direct sur les impôts et pour contribuer à l’État en fonction des services qu’il offre en Catalogne, assorti d’un vague fonds de solidarité. En réalité, ce que cherche ce projet, c’est obtenir une souveraineté fiscale pour que la Catalogne puisse réduire la pression fiscale sur le capital et récupérer une compétitivité relative comparée à d’autres régions de l’État. Ce pari est aussi une manière de sortir de la crise en réduisant les charges sociales du capital. On pourrait résumer la proposition par la formule « un pacte fiscal pour obtenir un partage plus juste de l’évasion fiscale ». Il est vrai que pendant ce temps, CiU a effectivement soutenu le développement d’un solide mouvement indépendantiste interclassiste basé sur l’idée que la Catalogne est viable économiquement comme État indépendant. En réalité, CiU a utilisé ce mouvement pour imposer un rapport de force au gouvernement de Rajoy ; mais maintenant que celui-ci a refusé la proposition de pacte fiscal du gouvernement Mas, ce dernier s’est proposé, un peu débordé par le mouvement indépendantiste, de l’utiliser pour éclipser le mouvement social contre l’austérité et les coupures qui ont été perpétrées sous son mandat.
Quelle est la réponse de la gauche catalane dans ce contexte ?
Malheureusement, la gauche catalane est en crise et divisée devant la montée de l’indépendantisme. Contrairement au temps de l’antifranquisme, au cours duquel le mouvement ouvrier était l’avant-garde de la lutte pour l’émancipation nationale (en particulier dû au rôle du Partit Socialista Unificat de Catalunya, le communisme officiel catalan, qui avait une énorme influence à la fin de la dictature), nous assistons aujourd’hui aux conséquences d’un long divorce entre le mouvement ouvrier et le mouvement de libération nationale. Cela entraine une triple conséquence :
- La base du nationalisme le plus radical bascule actuellement entre la petite-bourgeoisie et la moyenne bourgeoisie. En ce sens, l’une des nouveautés de la période actuelle est le surgissement d’un indépendantisme néolibéral de centre droit. Jusqu’à tout récemment, il n’y avait que des courants indépendantistes radicaux qui s’identifiaient à l’indépendantisme basque et à la trajectoire républicaine et populiste de gauche de Esquerra Republicana, le plus vieux parti de Catalogne qui était hégémonique au temps de la IIe République.
- Le gros du mouvement ouvrier et la gauche gestionnaire n’ont pas de politique offensive sur le terrain national et ils sont soumis à l’hégémonie du nationalisme bourgeois de CiU et le petit-bourgeois de ERC.
- L’indépendantisme de gauche, malgré un enracinement indéniable dans certains secteurs des classes populaires, a une influence limitée dans le mouvement ouvrier organisé, à la différence de l’Euskadi et de la Galicie, où les organisations comme ETA ou UPG ont eu, respectivement, un rôle beaucoup plus important dans l’antifranquisme que le nationalisme radical catalan, qui n’a pas connu un développement considérable avant la fin de la transition et grâce à la crise du mouvement communiste officiel et d’un large secteur de l’extrême gauche. En fait, en Euskadi et en Galicie, le syndicalisme nationaliste est hégémonique, alors qu’en Catalogne, il est assez marginal.
Donc, on pourrait définir la situation de la gauche politique comme suit :
– Le PS traverse une énorme crise et un dur conflit interne, déchiré par l’affrontement entre son secteur le plus nationaliste défenseur de l’autodétermination et le secteur plus fidèle au PSOE, réticent à briser les consensus constitutionnels.
– ERC se remet électoralement, mais il est soumis à la croissante hégémonie de CiU depuis le tournant de Mas.
– ICV n’a pas une politique très claire, bien qu’il défende le droit à l’autodétermination. Par contre, c’est une force antilibérale qui n’est pas à l’aise sur ce terrain et, surtout, il n’a pas de consigne propre ni de projet défini.
– Cependant, il y a une montée importante de l’indépendantisme de gauche représenté par les Candidaturas d’Unitat Popular, qui obtiendront probablement une représentation parlementaire s’ils se présentent aux élections du 25 novembre.
Est-ce qu’il existe des liens entre le mouvement des indigné-es à Barcelone et les mouvements indépendantistes ?
Si, il existe quelques liens, mais curieusement, ce mouvement a été considéré par la majorité du nationalisme catalan, du plus conservateur jusqu’à celui d’extrême gauche, avec jalousie et parfois avec mépris, souvent traité de mouvement « espagnol ». N’oublions pas qu’il a éclaté à Madrid et qu’il s’est étendu par la suite au reste de l’État. En fait, le nationalisme bourgeois a toujours utilisé le préjugé raciste en prétextant que les luttes ouvrières sont causées par l’immigration « espagnole », une espèce de mauvaise influence étrangère qui perturbe l’entente et l’harmonie de l’« oasis catalane ». Même des secteurs de gauche de l’indépendantisme ont méprisé le mouvement indigné à ses débuts et l’ont accusé d’être espagnoliste, car il ne revendiquait pas ouvertement le droit à l’autodétermination. Cela ne veut pas dire que très probablement la majeure partie du mouvement défende le droit à l’autodétermination et que même un secteur significatif puisse éventuellement défendre la consigne de l’indépendance. Cependant, l’explosion du 15M donnait beaucoup d’importance à la question sociale, tout en ayant un fort sentiment internationaliste et solidaire avec les révolutions arabes et les résistances en Grèce. C’est pour ça que la thématique nationale n’était pas perceptible à ses débuts.
Perspectives
Quelles stratégies peuvent être adoptées pour lutter à la fois contre la Constitution antidémocratique de l’État espagnol et contre la bourgeoisie catalane qui se présente comme une alliée de la première lutte ?
Selon moi, il faut appliquer la logique de la révolution permanente à la situation politique catalane et espagnole, il faut comprendre que les tâches démocratiques et les tâches socialistes d’un processus de rupture ne peuvent être séparées en étapes distinctes et cristallisées dans des compartiments étanches. Sinon, la gauche continuera de perdre une influence sociale et nous vivrons une spirale identitaire dans laquelle les courants réactionnaires et populistes finiront par asseoir leur hégémonie. C’est très angoissant de constater que, au-delà de quelques vaines illusions, c’est la droite actuellement en Catalogne qui exerce l’hégémonie au sein du mouvement nationaliste et qui en dicte l’agenda. La réplique provient d’une droite qui agite son anticatalanisme avec l’appui de l’appareil d’État. En ce sens, je crois que la meilleure manière de résoudre la crise politique en cours, c’est de générer une synergie solidaire entre le mouvement souverainiste en Catalogne et le mouvement indigné et républicain dans le reste de l’État espagnol, quelque chose qui pourrait permettre une dynamique de rupture et de crise de régime, mettant la question sociale au cœur du débat politique, en incluant le terrain de la plurinationalité. Dans le cas contraire, l’indépendantisme fiscal catalan peut adopter des teintes de plus en plus populistes. Plus encore, si on ne construit pas des alliances et des sympathies hors de la Catalogne qui mettent en question le statu quo, l’État espagnol ne manquera pas de moyens pour empêcher une sécession pacifique de la Catalogne (sans écarter les moyens coercitifs ou un véto pour qu’un hypothétique État catalan puisse entrer à l’Union européenne). Ainsi, il est nécessaire que le gros du mouvement indigné et républicain comprenne et défende la légitimité du droit à l’autodétermination des nations opprimées par l’État espagnol et, en même temps, il est nécessaire que la gauche et le mouvement ouvrier catalans regagnent de l’influence dans le mouvement national pour assurer l’hégémonie des positions solidaires et progressistes en son sein.
Au-delà de la reconnaissance du droit à l’autodétermination, comment est-ce que les anticapitalistes abordent l’indépendance de la Catalogne dans l’Europe actuelle ?
Pour la gauche anticapitaliste, il est fondamental de défendre l’option qui bénéficie le plus aux intérêts des secteurs populaires. Notre consigne à cet effet est très claire : « République catalane », mais sa concrétisation et les liens à maintenir avec les autres peuples, autant ceux de l’État espagnol que d’Europe, demeurent une question ouverte qui dépend de l’évolution de la situation politique et des rapports de force. Dans ce sens, vu la situation politique dans l’Union européenne – avec les plans d’ajustement structurel en Grèce, en Irlande et au Portugal, et aux portes d’un « sauvetage » de l’État espagnol –, il n’est pas évident que la pleine indépendance soit l’option la plus favorable et celle qui puisse permettre une sortie plus progressiste. Toutefois, il est clair que nous allons vers une épreuve de force contre l’État, qui utilisera très probablement des moyens coercitifs pour empêcher une consultation populaire. Dans cette conjoncture, il faudra adhérer aux positions les plus rupturistes, ce qui veut dire l’option indépendantiste. Cependant, on ne peut écarter qu’un acte de souveraineté [ne conduise qu’à] un nouvel état des relations entre la Catalogne et l’État espagnol, de type confédéral, ou à ce que certains appellent un « fédéralisme asymétrique ». Mais je crois que cela ne sera pas viable s’il n’y a pas au préalable un puissant acte de souveraineté en Catalogne, la chute de la monarchie et un changement de régime profond en Espagne.
Pour terminer, j’insiste, c’est très difficile d’être plus concret à ce moment-ci, mais ce dont il n’y a aucun doute, c’est qu’il faudra défendre l’orientation qui bénéficie le plus aux intérêts des classes populaires prises dans leur ensemble, tout en adoptant une dynamique anticapitaliste et révolutionnaire orientée par un internationalisme solidaire.
Andreu Coll, militant de Revoltat Global-Esquerra Anticapitalista