Édition du 18 mars 2025

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Europe

Europe de la défense : qu’en pense la gauche ?

À cinq hommes et femmes politiques, nous avons posé la question suivante : que penser d’une défense européenne à l’heure de la montée du fascisme sur le continent et de la progression des pays gouvernés par l’extrême droite dans l’Union européenne ?

7 mars 2025 | ltiré de regards.fr
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Aurélien Saintoul, député LFI, membre de la commission de défense nationale et des forces armées : « Le projet de défense commune ne répond pas aux vrais problèmes »

La question de la défense est d’abord une question de souveraineté. La souveraineté étant liée au peuple, il faudrait se demander s’il existe une souveraineté populaire européenne. Bien sûr que non puisqu’il y a plusieurs peuples au sein de notre continent. Donc il y a déjà un problème de principe. Ensuite, il faut aussi se poser les questions concrètes qu’entrainerait cette « défense commune européenne » : qui pour la commander ? Quels États pourraient décider de l’engager ? Et au service de quels intérêts cette défense commune pourrait être utilisée ? Les dirigeants fascistes et assimilés n’ont évidemment pas les mêmes intérêts que les gouvernants démocrates. Il ne faut pas oublier cette constante : les fascistes ne respectent pas le droit. Pourquoi voudraient-ils mobiliser une défense européenne ? Pour lutter contre l’immigration ? Quels genres de relations envisagent ces forces fascistes avec les régimes autoritaires comme la Russie ou d’autres pays dirigés par l’extrême droite comme les Etats-Unis ? Giorgia Meloni n’a pas dit un mot après l’humiliation de Volodymyr Zelensky par Donald Trump et l’Italie a contracté avec Starlink pour 1,5 milliard d’euros…

Les annonces faites par Emmanuel Macron qui rêve de cette « défense commune européenne », c’est surtout un affichage. Il cherche à montrer qu’il fait encore des choses, il veut détourner l’opinion publique de son mandat national. C’est de la poudre aux yeux. Il dit vouloir un « réveil stratégique » au regard de la ligne politique conduite par Donald Trump sur le champ international. Mais comme la plupart de nos partenaires, la France est incapable d’agir en dehors de l’influence américaine. On a accepté de former des pilotes de chasse en partie aux États-Unis, on a du matériel de renseignement américain, on a des catapultes du Charles de Gaulle qui sont américaines, on est dépendant du pétrole américain qui est notre premier fournisseur. Et la France n’est pas le seul pays européen à connaître cette situation. Ce projet de « défense commune » ne répond pas aux vrais problèmes comme, par exemple, les capacités de production européenne qui sont à leur limite aujourd’hui. Et c’est pourquoi nous n’arrivons pas à satisfaire les demandes des Ukrainiens. Il faut donc mettre sur pied un programme de prise d’indépendance qui prendra des mois et des années. Dans quel calendrier peut-on le faire ? Et quels sont les pays européens qui voudront vraiment prendre leur essor indépendamment de la tutelle américaine ?

Ilaria Salis, eurodéputée italienne, membre de la GUE : « Il faut un contrôle collectif et démocratique des infrastructures et des ressources destinées à la défense »

Face à l’alliance qui s’est nouée entre les puissances impérialistes américaine et russe, ce qui était déjà nécessaire auparavant devient aujourd’hui une urgence. Depuis plus de deux ans maintenant, l’est du continent européen est attaqué par la Russie et ses alliés ; depuis quelques semaines, c’est le Groenland, une province danoise, qui est directement menacé par les États-Unis. Dans cette situation de montée des périls, nous ne pouvons pas céder à la logique du « deal » que Trump et ses affidés libertariens tentent d’imposer sur la scène internationale au détriment du principe d’autodétermination des peuples, comme le voudraient les partis européens d’extrême droite.

Mais nous ne devons pas non plus nous lancer dans une course aveugle aux armements qui, en l’état actuel des choses, ne ferait que nourrir une industrie militaire livrée à elle-même, et renforcer en fin de compte les logiques impérialistes déjà à l’œuvre. Il est donc temps d’imaginer à gauche et de construire d’en bas un nouvel ordre international, cohérent avec nos principes et valeurs : l’internationalisme, le multilatéralisme et la paix dans la justice. Mais cela signifie aussi œuvrer en faisant preuve d’intelligence stratégique, en étant conscients des compromis nécessaires et du caractère processuel du chemin qui peut nous mener à une paix durable.

Pour ce faire, il faut avant en premier lieu rompre le lien historique de subordination aux États-Unis et affirmer une véritable autonomie. Washington ne traite pas l’Europe comme un allié à part entière, mais comme un vassal. Rester dans l’OTAN — surtout sous la direction de Trump — signifie renoncer à sa liberté de décision et d’action, en acceptant un rôle subalterne plutôt que d’agir en tant qu’acteurs indépendants sur la scène mondiale. Nous devons pour cela prendre pour modèle des États-membres comme l’Autriche et l’Irlande, qui se sont historiquement tenus à une stricte neutralité et au refus de l’implantation de toute base étrangère sur leur territoire. Afin de conquérir notre autonomie stratégique contre les puissances impérialistes, mais aussi pour contrer les nationalismes souverainistes en Europe et les conflits continentaux qu’ils sont toujours capables de provoquer, une intégration de la défense à l’échelle communautaire est nécessaire. Cette option — comme l’existence même de toute armée — représente hélas un mal nécessaire, du moins dans la phase actuelle. La forme qu’elle doit prendre est toutefois indissociable du niveau d’intégration politique et institutionnelle que l’Europe parviendra à atteindre.

Une armée européenne à part entière serait certes la solution la plus à même d’empêcher des conflits entre États-membres ou des initiatives militaires hasardeuses en dehors du continent de la part de certains d’entre eux. Mais elle semble difficilement concevable si les quelques États-membres qui aspirent non pas à l’autonomie du continent, mais à intégrer pleinement l’alliance impérialiste USA-Russie, sont en mesure de bloquer tout processus décisif depuis l’intérieur du Conseil européen. En cela, la question rejoint une autre préoccupation : il est avant tout nécessaire d’assurer un meilleur contrôle collectif et démocratique des infrastructures et des ressources destinées à la défense, pour les soustraire aux intérêts privés et empêcher la formation d’un complexe militaro-industriel. Au niveau européen, cela doit dès maintenant passer par plus de transparence, en particulier de la part de la Commission, dont les programmes en matière de défense sont élaborés de manière particulièrement opaque, laissant craindre une forte influence du lobby de l’armement au vu des décisions prises jusque-là. À terme, cela signifie surtout une révision des traités, qui renforcerait le rôle des élus du Parlement et la responsabilité de la Commission et du Conseil devant eux.

Cyrielle Chatelain, députée, présidente du groupe Écologiste et social : « Il faut avancer avec une coalition de pays partageant les mêmes objectifs et constituant la colonne vertébrale et le moteur d’une défense européenne »

L’Europe se tient seule. Prise en étaux entre la menace Russe et le fanatisme de Donald Trump. Dans sa guerre contre l’Ukraine, Vladimir Poutine a trouvé en Donald Trump un complice idéal. En à peine un mois à la tête des États-Unis, ce dernier a trahi l’Ukraine et abandonné l’Europe. Nous sommes donc à un moment de bifurcation décisif : l’éclatement ou la coopération ; la rivalité ou la solidarité ; le repli ou le dépassement. Et disons-le clairement, la capacité des états européens à garantir séparément leur sécurité est faible, tant en terme opérationnel, économique que stratégique.

Dans ce chaos mondial, l’Europe doit s’affirmer comme une force politique, dotée d’une politique étrangère partagée et cohérente, parlant ainsi d’une seule voix au monde. Une force en capacité de garantir la sécurité de ses membres par une logique de garanties mutuelles et la construction d’une base industrielle de défense entièrement européenne, permettant l’indépendance vis-à-vis des États-Unis. Une force, qui ne sera pleinement libre et autonome que grâce à une sortie des énergies fossiles rapide, ambitieuse et partagée. S’approvisionner en gaz ou en engrais Russes ou en gaz de schiste américain présente un risque existentiel, surtout en cas de conflit mondial. Notre dépendance nous affaiblit.

Enfin, la haine du progressisme, du féminisme, de l’anti-racisme et de l’humanisme est le ciment idéologique du pacte Trump-Poutine. Une haine qu’ils propagent : ingérence Russe en Roumanie, soutien de Musk à l’extrême droite allemande et diffusion de fake news sur les réseaux sociaux. Ils s’immiscent dans la gouvernance européenne grâce à leur partenaire hongrois ou en France à l’aide du Rassemblement national. Il convient donc de ne pas être naïfs.

Au niveau européen, il ne faut pas céder au blocage de Victor Orban. Il faudra avancer avec une coalition de pays partageant les mêmes objectifs et constituant la colonne vertébrale et le moteur d’une défense européenne, en capacité de coopérer avec les pays alliés non alignés. En France, il conviendra de ne pas nous laisser piéger par la rhétorique de l’union nationale, nous contraignant à une austérité accrue, à la casse sociale, aux reculs environnementaux ou à la restriction de nos libertés et des droits des étrangers. Ce serait abandonner la bataille vitale contre l’extrême droite, qui rêve de faire de la France l’un des rouages de l’axe Poutine-Trump.

Hélène Conway-Mouret, sénatrice PS, vice-présidente de la commission des affaires étrangères et de défense, ancienne ministre déléguée aux Affaires étrangères : « Le continent européen est le dernier bloc qui, globalement, résiste encore à la montée des mouvements fascistes »

La menace qui pèse sur le continent européen est à la fois extérieure, avec l’agression par la Russie d’un certain nombre de pays, et intérieure avec les tentatives de déstabilisation de nos démocraties. La défense européenne est essentielle aujourd’hui pour nous nous donner les moyens suffisants pour défendre nos territoires, alors que de nombreux services de renseignement européens signalent la possibilité d’un conflit avec la Russie dans les cinq ans.

Dans les démocraties occidentales, les extrêmes-droites profitent du principe de liberté d’expression et jouent sur les émotions négatives de peur, d’angoisse et de haine, afin de mieux marteler leur message d’un besoin d’ordre et de discipline. Elles instrumentalisent la liberté d’expression au profit de leur propagande. À l’échelle européenne, il est important que les règlements et les directives instaurent des contrôles et des filtres pour combattre cette propagande et ces fake news comme le permet le Digital Service Act adopté en 2022 par l’Union européenne, mais aussi de renforcer les échanges d’informations pour identifier les sources d’attaques cyber et les prévenir. Pour cette raison, le démantèlement par Donald Trump la Cybersecurity and Infrastructure Security Agency en charge de la lutte contre la propagande et la désinformation a une incidence directe sur l’utilisation des réseaux sociaux par les Européens.

Les exemples des ingérences pendant les élections moldaves, roumaine fin 2024 et allemande début 2025 démontrent bien que L’Union européenne doit faire bloc pour protéger l’intégrité de ses processus démocratiques. Le continent européen est le dernier bloc qui, globalement, résiste encore à la montée des mouvements fascistes. Il est donc fondamental de les combattre, eux qui sont favorables à cette dérégulation et à ces ingérences tout en bénéficiant du soutien de l’administration Trump, comme l’a démontré le discours de JD Vance à la Munich Security Conference. Une réponse coordonnée, collective et européenne est la meilleure protection contre les ingérences étrangères, notamment en matière de cyber et d’influence des opinions publiques face à la levée de toutes les barrières et tous les filtres par les GAFAM. Protéger nos infrastructures, depuis les câbles sous-marins jusqu’à la modération des réseaux sociaux, se fera grâce à de nouveaux investissements et l’action collective de l’Union européenne, à laquelle il est important de rattacher la Grande-Bretagne. Enfin, la meilleure protection contre l’arrivée au pouvoir des extrêmes-droites est bien de revenir aux fondamentaux de la construction européenne : mobilité des personnes qui se connaissent, se côtoient, se comprennent et construisent un avenir en commun.

Vincent Boulet, responsable des relations internationales du PCF, vice-président du Parti de la Gauche Européenne : « Plutôt que d’encourager les tentations bellicistes qui entraînent les peuples vers la catastrophe, il faut porter en Europe une voix forte en faveur de la paix et du droit »

Une « défense européenne » est dangereuse, mais la sécurité européenne est nécessaire et urgente. Une défense européenne supposerait une armée commune ou, comme l’a annoncé Emmanuel Macron, une européanisation du parapluie nucléaire français. Cela est impossible tant les forces centrifuges à l’œuvre dans l’Union européenne sont grandes, entre Meloni et Orban qui font allégeance à Trump, ou le gouvernement polonais soumis au parapluie de défense américain. Une européanisation de la force nucléaire française ne se situe absolument plus dans le domaine de la dissuasion mais elle revient à prendre le risque de la confrontation nucléaire.

Quelle crédibilité ont les discours sur « l’indépendance » d’une défense européenne provenant d’un pouvoir qui n’a cessé d‘aligner notre pays sur les choix des États-Unis et a poursuivi la politique de ses prédécesseurs qui a liquidé nos industries, à commencer par nos industries de défense ? L’économie de guerre annoncée par Macron et ses appels aux sacrifices des Français dessinent une austérité aggravée, à un moment où le pouvoir d’achat est en berne et où nos services publics manquent de l’essentiel. Elle ne servira que les marchés financiers. Trump doit se féliciter. Sa politique de transfert du fardeau d’une guerre sans issue à l’Europe fonctionne pleinement. Répondre aux exigences du moment implique au contraire de mener une politique de sécurité et d’autonomie stratégique, reposant sur deux piliers.

D’abord, une initiative pour une paix juste en Ukraine. Trois ans après l’agression injustifiable du régime de Poutine contre l’Ukraine, il n’y a aucune solution militaire. C’est une solution politique et diplomatique, avec l’Ukraine, la Russie, les États européens et sous les auspices des Nations unies, qui est à l’ordre du jour, avec pour base la souveraineté et la neutralité de l’Ukraine, sur les principes de la charte des Nations unies et de l’Acte final de la conférence d’Helsinki. Cela doit mener à une conférence de sécurité collective pour l’ensemble du continent, avec la sortie et la dissolution de l’OTAN.

Ensuite, notre pays a besoin de reconstruire un pôle public de défense, au service des besoins capacitaires de sa défense nationale, en toute indépendance de l’OTAN et des États-Unis. Elle doit aller de pair avec une grande politique de renouveau industriel de la France. Plutôt que d’encourager les tentations bellicistes qui entraînent les peuples vers la catastrophe, il faut porter en Europe une voix forte en faveur de la paix et du droit.

la Rédaction

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