Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débat sur la question nationale

Convergences inédites et mutation du paysage politique québécois

tiré du blog de Jonathan Durand Folco - Ekopolitica

Malgré un sentiment d’insatisfaction grandissant à l’endroit des mesures d’austérité du gouvernement libéral, la faible popularité du premier ministre Couillard et les nombreux scandales de corruption (dont l’arrestation-choc de Nathalie Normandeau par l’UPAC), comment expliquer que Parti libéral du Québec se maintienne toujours au premier rang des intentions de vote avec 33% des voix ? Deux facteurs essentiels peuvent expliquer cette situation paradoxale : la persistance du « bloc historique » libéral, et l’absence d’une alternative politique suffisamment puissante pour renverser cette lourde tendance.

Introduction

Or, deux éléments majeurs pourraient venir bouleverser la scène politique québécoise d’ici les élections de 2018 : l’émergence d’un nouveau parti de gauche non-souverainiste, ainsi que la possibilité d’une alliance entre le Parti québécois et d’autres partis comme Québec solidaire ou la Coalition avenir Québec. La crise de légitimité des institutions politiques, jumelée à la morosité économique, le sentiment d’insécurité et la désorientation idéologique des masses, présente un terreau fertile pour une reconfiguration inédite des forces politiques. Nous entrons maintenant dans une ère d’indétermination historique : les règles prévisibles du jeu politique, avec l’alternance des vieux partis qui se partagent le pouvoir depuis 40 ans, pourraient foutre le camp très prochainement.

Pour comprendre plus clairement ce dont il s’agit, il faut mettre en parenthèses nos préjugés idéologiques et partisans pour analyser froidement la conjoncture concrète. Si la politique est évidemment affaire de vertu, de justice et de liberté, elle est également un « art stratégique » qui doit joindre la réflexion de l’idéal à l’action décisive. Selon les termes de Gramsci, il faut ici articuler les deux dimensions de l’action politique. « Grande politique (haute politique) – petite politique (politique au jour le jour, politique parlementaire, de couloir, d’intrigue). La grande politique comprend les questions liées à la fondation des nouveaux États, à la lutte pour la destruction, la défense, la conservation de structures organiques économico-sociales déterminées. La petite politique, les questions partielles et quotidiennes qui se posent à l’intérieur d’une structure déjà établie à cause des luttes pour la prééminence entre les diverses fractions d’une même classe politique. »[1]

Plongeons d’abord notre regard sur la nature du bloc historique libéral afin d’analyser si l’arrivée d’un nouveau joueur pourrait changer la donne à court et moyen terme. Nous pourrons ensuite envisager les ambivalences du Parti québécois à l’aune des possibilités historiques qui s’offrent à lui pour vaincre les libéraux en 2018, avec les avantages et les inconvénients de chaque scénario stratégique. Pour l’instant, il ne s’agit pas de prendre position vis-à-vis ces différentes options, mais de présenter l’architecture du choix que les acteurs politiques devront prendre en compte pour préparer la prochaine lutte politique qui a déjà commencé.

Qu’est-ce qu’un bloc historique ?

Le concept de bloc historique a été forgé par le philosophe italien Antonio Gramsci pour dépasser le schéma étroit de l’analyse marxiste qui se limite trop souvent à rabâcher le jargon de la lutte des classes, en opposant deux forces sociales bien définies par leur position antagoniste dans le système de production (bourgeois contre prolétaires). Pour éviter cette interprétation réductionniste qui se limite à l’infrastructure économique, Gramsci replace les classes sociales sur le terrain complexe, contradictoire et discordant de la superstructure, c’est-à-dire dans le champ de la société civile, des institutions politiques et de la culture. La superstructure est le lieu par excellence de la formation de la conscience politique et historique des groupes sociaux aux multiples idées et aux intérêts divers. Ce terrain constitue un espace public travaillé par plusieurs idéologies en concurrence, lesquelles sont diffusées par de nombreux intellectuels, médias et organisations qui luttent pour étendre leur influence « intellectuelle et morale » sur la société. C’est ce que nous nommons plus précisément « la lutte pour l’hégémonie » qui vise à articuler l’autorité politique avec la création d’une base de légitimité pour gouverner, le pouvoir de commander étant toujours lié à un certain degré de consentement. Ainsi, des classes sociales dominées sont généralement soudées idéologiquement à certaines élites par le partage de valeurs, d’idées et de références culturelles communes. Ces coalitions morales et intellectuelles forment des blocs historiques, lesquels représentent les principales bases sociales et électorales des partis politiques.

L’historicité de ces blocs sociopolitiques doit être mis en évidence. Gramsci faisait d’ailleurs remarquer que dans l’expression « matérialisme historique », les marxistes mettent trop souvent l’accent sur le mot matérialisme (d’où leur tendance à embrasser une vision économiciste, déterministe et mécaniste), alors que l’adjectif historique est tout aussi, sinon encore plus important. Si nous voulons comprendre les mutations du paysage politique québécois et les coalitions inédites qui pourraient bientôt se dessiner sous nos yeux, il est donc nécessaire de sortir des « ornières partisanes » et du commentaire politique à courte vue, et développer une analyse historique capable de saisir le mouvement des « plaques tectoniques » sous la surface des intrigues politico-médiatiques.

Tout d’abord, il faut remarquer que la « question nationale » constitue l’axe central de l’imaginaire politique québécois. Depuis la première victoire électorale du Parti québécois en 1976, la scène politique québécoise est divisée par l’antagonisme entre souverainistes et fédéralistes. Même avec l’arrivée de l’Action démocratique du Québec en 1994, cette « troisième voie » autonomiste n’a jamais réussi à dépasser le rang de « tiers parti » ou de l’opposition officielle. Le nationalisme sous toutes ses formes (social-démocrate, centriste, conservateur, autonomiste ou indépendantiste) est aujourd’hui largement représenté par le PQ et la CAQ, tandis que le Parti libéral demeure le grand défenseur du statu quo constitutionnel, des anglophones, et des minorités culturelles.

Même la résurgence de l’axe gauche/droite depuis une dizaine d’années et la stagnation de l’option souverainiste dans l’opinion publique ne sont pas parvenues à ébranler durablement cette séparation entre le bloc historique nationaliste et le bloc historique libéral. Si Québec solidaire a gagné la sympathie d’une frange nationaliste et d’une partie du bloc libéral (dans une moindre mesure), ce parti n’a pas réussi à s’imposer comme force politique redoutable et à restructurer l’ensemble du débat public selon l’axe gauche/droite. Si les thèmes de la justice sociale et de l’austérité occupent maintenant la sphère médiatique, la gauche est loin d’avoir gagné la lutte pour l’hégémonie, et ce même auprès de couches de la population qui auraient intérêt à quitter le navire libéral pour rejoindre les solidaires.

Le meilleur exemple est sans doute celui des élections générales de 2014. Plusieurs communautés culturelles, dégoûtées ou effrayées par le projet de Charte des valeurs du Parti québécois, ont voté majoritairement en faveur du PLQ. Ce parti visiblement corrompu et terni par le règne du gouvernement Charest est donc revenu au pouvoir après seulement 18 mois. Pourquoi Québec solidaire n’a-t-il pas réussi à tirer son épingle du jeu, et ce après le printemps érable de 2012, un bilan exemplaire, un discours inclusif et une position nuancée sur la Charte qui cherchait à faire consensus en écartant les articles controversés ? En fait, les libéraux ont principalement bénéficié du vote « anti-Charte » parce qu’une bonne partie des communautés culturelles ont une peur bleue du nationalisme québécois, notamment à cause de la célèbre et malheureuse déclaration de Jacques Parizeau concernant « l’argent et le vote ethnique » qui est restée gravée dans les mémoires. Le virage « conservateur » du nationalisme sous le règne de Marois et l’influence d’intellectuels comme Mathieu Bock-Côté, Éric Bédard et Jacques Beauchemin n’a fait qu’aggraver cette séparation entre « majorité » et « minorités », en opposant le sentiment d’« affirmation nationale » (légitime) à certaines communautés religieuses et culturelles marginalisées. Paradoxalement, ceux qui voulaient unifier le peuple québécois sur le plan culturel n’ont fait que mieux le diviser sur le plan idéologique.

Cela peut sembler anodin, mais la polarisation entourant la question nationale et identitaire renforce le bloc libéral tandis que le bloc nationaliste reste éparpillé entre plusieurs fractions qui luttent essentiellement pour la même base sociale et électorale. Tant que le bloc libéral restera intact, ce parti corrompu continuera de garder une trentaine de sièges d’avance grâce au « vote captif » de franges de la population qui n’oseront jamais voter pour un parti souverainiste, de droite comme de gauche. Il reste donc deux possibilités logiques : fissurer le bloc libéral, ou bien faire front commun contre ce bloc historique.

L’arrivée d’un nouveau joueur

Heureusement, le bloc historique libéral n’est pas éternel et pourrait bientôt commencer à se briser par l’arrivée d’un nouveau parti de gauche non-souverainiste. Bien que certaines personnes puissent douter qu’il existe un espace politique pour l’émergence d’une telle option – Québec solidaire occupant pour l’instant l’ensemble de la gauche de l’échiquier politique – il faut souligner deux facteurs essentiels qui militent en faveur d’un tel scénario : la délégitimation historique du PLQ et « l’air du temps ».

D’une part, le PLQ jouit encore de l’avantage de son nom et du vernis progressiste de la « famille libérale ». Celle-ci inclut le gouvernement de Jean Lesage (protagoniste de la Révolution tranquille), et le Parti libéral du Canada (PLC) qui est récemment revenu au pouvoir avec un Justin Trudeau flamboyant qui a décidé de rompre avec certains dogmes de la droite (dont le déficit zéro). Or, le Parti libéral du Québec apparaît de plus en plus comme ce qu’il est : non pas un parti libéral, inclusif et vaguement progressiste, mais un parti conservateur misant sur l’austérité, la centralisation du pouvoir, le manque d’écoute, l’austérité et le financement des grandes entreprises. Plusieurs commentateurs ont d’ailleurs remarqué qu’il semble y avoir une forte ressemblance entre le gouvernement Couillard et le style autoritaire du gouvernement Harper.

Si nous ajoutons à cela les scandales de corruption qui atteignent les hautes sphères du parti (Nathalie Normandeau, Sam Hamad, qui sera le prochain accusé ?), il apparaît de plus en plus clair aux yeux de la population que le PLQ est un vieux parti corrompu qui n’a plus de libéral que le nom. Face à cette situation, le moment serait propice pourrait l’arrivée d’un « vrai » parti libéral, au sens d’un parti centriste ou libéral-progressiste, dans la lignée du PLC ou du NPD. Et c’est précisément ce qui est en train d’émerger sur la scène politique depuis quelques mois.

D’un côté, il y a le mouvement des « Orphelins politiques » initié par l’avocat et auteur Paul St-Pierre Plamondon, cofondateur du groupe Génération d’idées (dont Mélanie Joly a également fait partie). La thèse de St-Pierre Plamondon est assez simple : « Il faut se rendre à l’évidence : le Québec se trouve dans un cul-de-sac démocratique. Les libéraux peuvent demeurer au pouvoir jusqu’en 2022, et peut-être même jusqu’en 2026, parce qu’aucun des autres partis politiques ne semble capable de gagner contre le PLQ. Les électeurs sont désabusés. Le niveau de confiance envers la classe politique est tellement bas que les candidats potentiels hésitent à se lancer en politique. Il y a plus de talent à l’extérieur des partis que dans les partis. On doit fonder un mouvement dans lequel la population peut avoir confiance. »[2] La crise de légitimité des partis et la volonté de se débarrasser des libéraux amène l’hypothèse qu’il faut créer un nouveau véhicule politique pour sortir de cette situation.
Pour ce faire, St-Pierre Plamondon propose de s’appuyer sur un progressisme modéré, à la sauce social-démocrate, tout en mettant en veilleuse la souveraineté. Un nouveau parti de centre-gauche fédéraliste pourrait ainsi entrer en diapason avec la vague de Justin Trudeau, en créant une sorte de « CAQ progressiste » qui se distinguerait de Québec solidaire par son caractère plus modéré et inoffensif. Alors que Québec solidaire traîne une longue histoire (dix ans d’existence), et garde une image encore marginale accentuée par la diabolisation de la droite populiste qui dresse la population contre les « ss » (féminiss, écologiss, communiss, etc.), un nouveau parti de centre-gauche jouirait de « l’effet nouveauté » tout en étant plus compatible avec les paramètres idéologiques du système. De plus, son rejet de l’option souverainiste lui permettrait de rejoindre la base sociale et électorale du PLQ, laquelle pourrait enfin voter pour un parti progressiste qui ne remettrait pas de l’avant les débats constitutionnels.

Cette idée pouvait sembler farfelue il y a quelques années et même quelques mois, mais l’ancien député péquiste Camil Bouchard[3], de même que Karel Mayrand de la Fondation Suzuki[4] et Jocelyn Caron, auteur du livre Choisir le progrès national[5], ont récemment appuyé cette initiative dans une série de lettres ouvertes. Pourquoi créer un nouveau parti progressiste non-souverainiste au Québec ? Parce qu’il apparaît incongru que cette possibilité logique sur la boussole électorale n’ait jamais vu le jour jusqu’à maintenant. Comme dirait Justin, « because it’s 2016 » ! La perte de légitimité du PLQ pourrait ainsi être ouvrir un espace pour un nouveau parti dans l’air du temps, appuyé sur la volonté de protéger le « modèle québécois » et les valeurs progressistes (encore partagées par les Québécois·e·s) contre le démantèlement de l’État social par le gouvernement Couillard. Et ce « consensus pour le progrès social » pourrait se faire sans la peur d’une rupture trop abrupte (que ce soit avec le capitalisme ou avec l’État canadien). Idéologiquement, ce pari semble gagnant de prime abord.

Par ailleurs, cette initiative de « progressisme consensuel » pourrait converger avec la mise en place du NPD-Québec qui avance à bon train. Alors qu’il s’agissait d’une simple rumeur lorsque ce nom fut réservé en 2014, « trois ex-députés de la « vague orange » confirment leur appui à la création d’une aile provinciale du parti orange, dans l’espoir de présenter des candidats dès l’élection de 2018. […] Des rencontres ont été organisées à Québec et dans l’ouest de l’île de Montréal pour tâter le pouls des militants. Plusieurs autres sont prévues dans les prochaines semaines. Dans les rangs néo-démocrates, on croit que l’impopularité des mesures d’austérité du Parti libéral et l’essoufflement de l’option souverainiste créent des conditions favorables au lancement d’un NPD-Québec. »[6]

Contrairement à un nouveau parti créé ex nihilo comme le suggère St-Pierre Plamondon, le NPD-Québec pourrait jouir du branding de son grand frère fédéral et présenter une alternative de centre-gauche et fédéraliste qui pourrait percer dans les rangs libéraux beaucoup plus efficacement que Québec solidaire. S’il est trop tôt encore pour dire si le NPD-Québec aura le temps de se mettre sur pied d’ici 2018, s’il convergera ou non avec l’initiative des Orphelins politiques, il est presque inévitable qu’une nouvelle option politique de centre-gauche fédéraliste verra le jour dans un avenir rapproché. Bien que la création d’une nouvelle organisation partisane doit toujours surmonter d’importants obstacles matériels et pratiques (aspects logistiques, recherche de candidat·e·s crédibles, financement, recrutement de militant·e·s, relations publiques, etc.), il n’en demeure pas moins qu’une alternative inspirante pourrait s’organiser plus rapidement que prévu.

Par ailleurs, ce nouveau parti aura l’avantage de contribuer à briser le bloc libéral, mais l’inconvénient de contribuer à la « division du vote progressiste ». Cela représente sans doute un risque majeur pour Québec solidaire, qui tente toujours de sortir de sa marginalité politique. On peut d’ailleurs anticiper que QS ne laissera pas un nouveau joueur occuper le centre gauche de l’échiquier politique, contribuant ainsi à le peinturer dans la posture d’une gauche radicale indépendantiste. Tout dépend donc de la posture que prendra QS face à l’émergence du NPD-Québec et du repositionnement du Parti québécois.

Le dilemme du Parti québécois

Le Parti québécois est à la croisée des chemins. Après avoir échoué en 2013 avec l’hypothèse du débat identitaire et de la Charte des valeurs, le parti a mis à sa tête Pierre-Karl Péladeau qui représente l’ultime atout du nationalisme bourgeois. Si le chef a affirmé haut et fort sa « foi indépendantiste » avec son poing levé et la création récente de l’Institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances nationales (IRAI), il n’en demeure pas moins que sa stratégie pour 2018 demeure encore floue. Le parti optera-t-il pour un référendum dans un premier mandat, le maintien de la « gouvernance souverainiste », une assemblée constituante ? Nul ne le sait. En fait, les intentions de vote montrent que le PQ demeure la principale alternative aux libéraux, mais il ne semble pas être en mesure de se démarquer suffisamment de son adversaire. Autrement dit, si le PQ fait cavalier seul en 2018 en invitant tous les souverainistes à rejoindre le navire amiral, il risque de perdre les élections et devenir moribond (si ce n’est pas déjà le cas).

Or, un sondage Léger « a testé deux scénarios hypothétiques auprès d’un millier de répondants cette semaine. Et les deux modifieraient substantiellement la donne politique au Québec. Ainsi, une coalition de centre gauche formée du Parti québécois (PQ) et de Québec solidaire (QS) serait première dans les intentions de vote avec 38 % d’appuis, devant les libéraux (35 %) et la Coalition avenir Québec (CAQ, 21 %). Si son avance sur les libéraux est mince, la coalition PQ-QS pourrait néanmoins obtenir un gouvernement majoritaire grâce à un appui de 47 % chez les francophones. L’autre scénario évoque une coalition de centre droit composée du PQ de Pierre Karl Péladeau et de la CAQ de François Legault. Cette alliance serait aussi payante pour les deux partis. Le PQ-CAQ obtiendrait autant d’appuis que les libéraux (40 % à chacun), mais il dominerait largement chez les francophones avec 50 % — encore là, un gouvernement majoritaire serait possible. »[7]

Bien qu’il s’agisse d’un simple sondage, ces deux scénarios montrent que la création de coalitions pour faire bloc contre les libéraux pourrait changer radicalement la dynamique lors des élections de 2018. J’avais d’ailleurs évoqué l’hypothèse d’une alliance entre le PQ et la CAQ dans un article de décembre 2014[8]. Cette coalition improbable à première vue serait basée sur le compromis suivant : le PQ s’engage à ne pas tenir de référendum dans un premier mandat compte tenu de la stagnation de l’option souverainiste dans les sondages. En échange, PKP promettrait de battre les libéraux par une coalition nationaliste gagnante avec François Legault. D’une part, les deux hommes d’affaires expérimentés pourraient prétendre de ramener l’économie québécoise sur le droit chemin. D’autre part, ils pourraient baser leur alliance sur la « souveraineté culturelle », en essayant de rapatrier des pouvoirs en matière de culture, d’immigration et de télécommunications (tentative de réforme de la constitution canadienne). En cas d’échec de réforme du cadre constitutionnel (deuxième Lac Meech), le PQ pourrait alors promettre un référendum dans un deuxième mandat. D’un point de vue idéologique et stratégique, cette formule semble gagnante ; elle surfe sur l’air du temps.

Évidemment, bien des gens diront qu’une telle alliance est contre-nature, qu’il y aura trop d’oppositions dans les deux camps et qu’il ne sera pas possible de proposer une telle chose dès 2018. Or, plusieurs nationalistes et souverainistes comme Mathieu Bock-Côté et Stéphane Gobeil (qui a récemment rejoint la CAQ pour tenter ce rapprochement), sont favorables à une telle démarche et l’ont publiquement défendue. S’il n’est pas possible de vaincre la CAQ sur le terrain politique et identitaire pour gagner sa base électorale (classes moyennes précarisées, banlieues de Montréal, région de Québec et nationalistes non-souverainistes), la seule solution reste de former une coalition pour réunifier le bloc historique nationaliste. Si nous regardons de plus près, le virage conservateur du PQ (initié dès 2007) s’explique en bonne partie par une stratégie purement électoraliste. L’« espace de croissance » du PQ n’est pas d’abord à gauche mais à droite de l’échiquier politique, sa base électorale vieillissante, de plus en plus conservatrice, étant pour l’instant déchirée entre deux grands partis. Si aucun des deux n’arrive à s’imposer comme la grande alternative face aux libéraux, alors la coalition demeure la meilleure option stratégique. Comme le souligne Gramsci :

« La vérité théorique selon laquelle chaque classe a un seul parti, est démontrée, dans les tournants décisifs, par le fait que les regroupements divers qui tous se présentent comme Parti « indépendant » se réunissent et forment un bloc unique. La multiplicité qui existait auparavant était uniquement de caractère « réformiste », c’est-à-dire qu’elle concernait des questions partielles ; en un certain sens, c’était une division du travail politique (utile, dans ses limites) ; mais chacune des parties présupposait l’autre, au point que dans les moments décisifs, c’est-à-dire précisément quand les questions principales ont été mises en jeu, l’unité s’est formée, le bloc s’est réalisé. »[9]

Cette « tentation » du nationalisme conservateur n’est pas disparue avec l’abandon du projet de Charte des valeurs, mais elle a perdu son influence avec l’échec électoral du PQ en avril 2014. Elle demeure toujours une possibilité historique, et il est probable que le PQ penche en ce sens s’il décide de laisser intact l’article 1 de son programme (un référendum tenu au moment jugé approprié par le gouvernement). Or, si les membres réunis lors du Congrès de juin 2017 décident de modifier cet article en remettant de l’avant l’idée d’un référendum dans un premier mandat ou la tenue d’une assemblée constituante, cela pourrait évidemment changer la donne. L’alliance avec la CAQ serait écartée, et ce serait plutôt une coalition avec Option nationale (ON) et Québec solidaire qui deviendrait possible. Regardons plus attentivement ce scénario stratégique.

Vers une alliance sociale-indépendantiste

Une coalition souverainiste entre le PQ et ON semble tout à fait possible, et même automatique si le premier prend officiellement position en faveur de l’indépendance dans un premier mandat. Il risque alors d’y avoir moins une fusion menant vers la création d’un nouveau parti qu’une auto-dissolution d’ON qui irait rejoindre les rangs du PQ, à la manière du RIN en 1968. Il n’en va pas de même pour Québec solidaire qui demeure une coalition de forces progressistes, écologistes, féministes et indépendantistes allant de la gauche anticapitaliste à la social-démocratie. Si le PQ prenait position en faveur d’un référendum dans un premier mandat et décidait de faire cavalier seul en 2018, QS pourrait rejoindre ce parti dans une campagne pour le « Oui » sans même à devoir envisager une entente électorale. Or, si le PQ décide d’adopter la démarche de l’assemblée constituante comme méthode d’accession à l’indépendance, QS serait dans une situation embarrassante.

D’une part, QS serait concurrencé sur le flanc gauche par l’arrivée d’un nouveau parti progressiste fédéraliste. Le NPD-Québec pourrait récupérer la « couleur orange » et faire valoir sa vision modérée du progrès social sans risque de rupture, QS devant se démarquer de son rival et justifier sa pertinence après 10 ans d’existence en montrant la pertinence de son option politique. D’autre part, QS serait en compétition avec le PQ sur le plan de la souveraineté. PKP reprendrait l’idée d’assemblée constituante qui permettait jusqu’alors à QS de se distinguer. Si le PQ fait également miroiter l’idée d’une réforme du mode de scrutin et des mesures anti-austérité, alors les solidaires seraient obligés de rappeler que le PQ ne tient pas ses promesses et que QS demeure le seul parti intègre et vertueux, ce qui ne semble pas un argument suffisant pour prendre le pouvoir ou augmenter significativement ses appuis. Une stratégie défensive de la part de QS serait dans tous les cas perdante, car celui-ci serait écrasé par deux adversaires qui voudraient lui accaparer la base sociale progressiste.

Dans l’éventualité d’un « virage indépendantiste » du PQ, scénario qui ne s’est pas vu depuis 1996 mais qui demeure techniquement possible, QS pourrait jouer la carte du dialogue et d’une éventuelle alliance électorale qui serait susceptible de prendre le pouvoir (comme l’indique le sondage évoqué plus haut). Évidemment, cela ne serait pas évident compte tenu de la méfiance des membres de chaque parti et des divergences idéologiques profondes entre les deux formations. QS devrait alors être plus « offensif » et faire preuve de leadership, en exigeant une série de conditions, fortes mais minimales, comme : 1) la tenue d’une assemblée constituante dès le premier mandat ; 2) des mesures anti-austérité ; 3) un engagement ferme contre les projets d’oléoducs et d’exploitation des hydrocarbures au Québec ; 4) une réforme du mode de scrutin ; 5) un engagement fort contre les paradis fiscaux ; 6) une vision résolument pluraliste de la nation québécoise pour rompre définitivement avec la marginalisation des minorités culturelles et le nationalisme conservateur.

On peut ici imaginer une sorte de coalition à la manière de la liste Junts pel Sí (Ensemble pour le Oui) qui a pris le pouvoir en en Catalogne en septembre 2015, en combinant la Convergence démocratique de Catalogne (parti nationaliste de centre droit, analogue au PQ), la gauche républicaine (ERC), ainsi que des associations comme l’Assemblée nationale catalane (semblable au Oui-Québec) et Òmnium Cultural. Il faut noter que cette alliance indépendantiste catalane comprenait non seulement l’engagement ferme à faire l’indépendance, mais également un « compromis public » visant à protéger l’État-Providence avec au moins douze priorités sociales[10]. Les mouvements sociaux et d’autres groupes de la société civile pourraient être invités à participer à une telle liste inédite, en sortant ainsi de la stricte logique partisane. Il faut aussi remarquer que dans le scénario d’une hypothétique alliance sociale et indépendantiste, le foyer de convergence ne serait pas la seule question nationale mais une réaffirmation de la question sociale articulée avec la construction d’un projet de pays. Le pire cauchemar de Mathieu Bock-Côté.

Qui plus est, un tel scénario qui peut sembler farfelu à première vue a été évoqué par Amir Khadir dans un récent article où il fait la promotion de la « primaire sociale » comme mécanisme original de convergence social-indépendantiste. « Ce regroupement ad hoc des forces sociales – groupes populaires ou syndicats, organisations locales ou regroupements nationaux, associations citoyennes mobilisées autour de luttes spécifiques en région ou à l’échelle du Québec – organise une « primaire sociale » entre les partis souverainistes (PQ, QS, ON) en vue de choisir une candidature commune. Les forces progressistes établissent une plateforme qui fait converger de manière convaincante les revendications sociales avec le projet d’indépendance. Le ou la candidate qui en émerge porte la plateforme définie par la « primaire sociale » et conserve la couleur de son parti. »[11] Évidemment, une primaire sociale serait éminemment compliquée à organiser sur le plan pratique (quels membres et organisations sont autorisés à voter, sous quelles conditions, sous quelles contraintes de la loi du financement des partis politiques, etc.), mais l’idée a le mérite de soulever une hypothèse qui sort des sentiers battus.

Il ne s’agit pas ici d’être « ouvert » ou « hostile » à cette possibilité stratégique, mais de montrer les effets possibles d’une telle reconfiguration des forces politiques. Dans un contexte où apparaîtrait une nouvelle option de gauche fédéraliste, QS pourrait marquer sa différence et son leadership en créant un nouveau bloc historique indépendantiste et réellement progressiste. La CAQ serait sans doute marginalisée, celle-ci pouvant se cantonner dans une posture de droite stérile vis-à-vis le PQ, QS et le NPQ-Québec. De plus, dans un contexte de polarisation autour de la question nationale (ce qui risque très probablement d’être le cas lors des prochaines élections), une position mitoyenne comme la CAQ sera perdante. De plus, la division du bloc libéral par l’arrivée d’une nouvelle option libérale-progressiste risque de jouer en faveur du bloc indépendantiste nouvellement créé dans le but de reconstruire l’État dans une perspective d’émancipation sociale et nationale. Nous aurions ainsi une seule coalition souverainiste vs trois partis fédéralistes (CAQ, NPD-Québec, PLQ) ; la division du vote serait dans l’autre camp.

Une fois de plus, il est encore trop tôt pour épouser une telle position et militer ardemment en faveur d’une alliance sociale-indépendantiste ; mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit sans doute de la meilleure stratégie pour vaincre les libéraux dès 2018. L’autre option majoritaire-gagnante demeure la coalition « nationaliste » avec la CAQ, laquelle pourrait effectivement gagner une majorité parlementaire à court terme, mais au prix de deux inconvénients à moyen et long terme. D’une part, une coalition PQ-CAQ n’aiderait pas à faire avancer la justice sociale, le nationalisme économique bourgeois n’étant pas la meilleure façon de rompre avec le néolibéralisme, de sortir de la crise économique et d’entreprendre la transition écologique dont le Québec a besoin. D’autre part, une coalition nationaliste-conservatrice n’aiderait pas à faire avancer l’indépendance, la question identitaire et culturelle n’étant pas le principal vecteur de l’unité populaire. Enfin, le pari électoraliste d’une gouvernance provincialiste à court terme pourrait nuire à l’option souverainiste et contribuer à l’augmentation du cynisme à long terme.

Que faire ?

Face à cette réflexion sommaire sur les différents scénarios stratégiques, quelle pourrait être la posture de Québec solidaire ? Premièrement, l’attentisme représente la pire option. Espérer monter tranquillement dans les intentions de vote en gardant la même stratégie depuis dix ans peut sembler une voie sécuritaire, mais le manque d’audace dans un contexte de reconfiguration des forces politiques ne représente pas l’idée du siècle. La stratégie du « petit train va loin » a peut-être permis à Québec solidaire de voir le jour et de consolider ses appuis, mais le parti a besoin d’un saut qualitatif et d’un important renouveau pour montrer qu’il n’est pas un simple parti de gauche marginal et montréalais. Deuxièmement, miser sur ses propres forces peut sembler une bonne option ; mais le fait de rester fermé à toute alliance – dans un contexte où le NPQ-Québec ou un « parti d’Orphelins » pourrait émerger et où le PQ pourrait reprendre un virage indépendantiste – revient à rester sur la défensive ou même à jouer à l’autruche. Dans tous les cas, le fait de croire que nous avons raison sans réfléchir sérieusement aux moyens que nous devons prendre pour gagner semble une stratégie perdante.

À l’inverse, l’approche « offensive » consiste à affirmer un double leadership, tant sur le plan de la question sociale que de la question nationale. Sur le plan socio-économique, il faut faire valoir la pertinence d’un programme anti-austérité pour relancer l’économie sur une base solidaire, égalitaire, démocratique, écologique et performante. Sur le plan de la question nationale, il faut montrer que la gauche n’est pas un groupe sectaire, mais le grand catalyseur d’une renaissance du mouvement indépendantiste. Si le PQ s’engage à convoquer une assemblée constituante dans un premier mandat, QS aura alors montré son influence morale et politique, et il pourra essayer de tirer le PQ à gauche au sein d’une coalition indépendantiste-progressiste comme condition sine qua non d’une victoire électorale en 2018. Si le PQ refuse, alors nous pourrions avoir un « scénario catalan » avec une liste souverainiste modérée (Junts pel Sí) et une liste de gauche radicale indépendantiste (la CUP), cette dernière ayant remporté dix sièges en formant la balance du pouvoir lors des élections catalanes de septembre 2015.

Par ailleurs, si le PQ décide de faire une alliance nationaliste-autonomiste avec la CAQ, alors QS aura le champ libre pour devenir le seul véritable représentant de l’option souverainiste, de pair avec Option nationale qui pourrait s’allier à la gauche pour former une coalition indépendantiste-progressiste. Que ce soit dans le cas d’une alliance avec le PQ, d’une campagne électorale séparée ou d’une coalition avec ON, QS a tout intérêt à être plus affirmé dans sa promotion de l’indépendance et de l’assemblée constituante comme méthode de construction démocratique d’un nouveau pays.

Le dernier scénario possible serait une alliance « social-démocrate » avec le NPD-Québec ou un autre hypothétique parti de gauche fédéraliste. Néanmoins, il s’agit moins d’une possibilité réelle que d’une supposition théorique, car QS devrait alors renoncer à de larges pans de son programme adopté en 2009, et même entrer en contradiction avec sa déclaration de principes. Même si QS voulait rester silencieux sur l’indépendance de manière stratégique en 2018, il ne réussirait pas à courtiser suffisamment les franges fédéralistes et autonomistes comparativement à un autre parti non-souverainiste. C’est pourquoi le scénario d’une « union de la gauche » non-souverainiste est tout à fait improbable en 2018, et même au-delà.

Pour terminer, il ne faut pas oublier que si le scénario d’une coalition indépendantiste et progressiste peut sembler séduisant du point de vue des gains possibles sur le plan électoral, de nombreux obstacles mettent en péril l’organisation d’une telle alliance pour 2018. Il faut ici prendre en compte la nécessité d’établir : 1) une base politique commune (série de revendications et réformes partagées) ; 2) une liste conjointe de candidat·e·s crédibles que les partis seraient prêts à accepter ; 3) des Congrès où une telle alliance pourrait être votée par les membres des différents partis ; 4) un mécanisme de répartition équitable du financement pouvant atténuer les effets potentiellement dévastateurs d’une telle coalition à cause de la loi sur le financement public des partis politiques. Cela ne signifie pas que toute alliance soit de facto impossible, mais le degré de probabilité de réalisation d’un tel scénario dépend fortement de contraintes pratiques inhérentes à l’action politique concrète.

De plus, un grand argument en faveur d’une telle coalition indépendantiste pourrait être le besoin d’en finir avec la question nationale qui taraude le Québec depuis 40 ans et qui l’empêche de progresser sur le plan social et économique. Le fait de répéter ad nauseam que la souveraineté est dépassée n’est qu’une manière d’ignorer une question qui n’est visiblement pas réglée. Comme le souligne Gaston Miron : « Tant que l’indépendance n’est pas faite, elle est à faire. Et je me suis laissé dire en haut lieu que nous n’étions pas prêts. […] J’ai des petites nouvelles : tant qu’un peuple n’est pas indépendant, il n’est pas prêt. » Autrement dit, le seul moyen de sortir du blocage politique actuel n’est pas de contourner le problème, mais de le surmonter directement, une fois pour toutes.

Nous pourrons dès lors nous débarrasser du clivage souverainiste/fédéraliste et mettre de l’avant toute la pertinence de la question sociale et écologique qui restera à l’ordre du jour dans les prochaines années. Cela ne veut pas dire qu’il faut ignorer la question sociale en 2018, car celle-ci représente le meilleur moyen, et même la seule façon de recadrer l’enjeu de l’indépendance dans une perspective de transformation sociale. Il ne s’agit pas de changer de pays pour ne rien changer, mais de changer le système, ce qui implique de se réapproprier collectivement nos institutions politiques et de faire un nouveau pays pas comme les autres. Si la gauche veut se débarrasser du Parti québécois, pourquoi ne l’invite-t-elle pas à se présenter une dernière fois aux élections ? En accomplissant son rôle historique après une troisième tentative, ce grand parti « souverainiste » n’aura plus de raisons d’exister, sauf à vouloir rejouer le jeu du nationalisme conservateur sous une nouvelle forme. Le mouvement souverainiste aura alors accompli sa mission, la gauche ayant repris le leadership du processus d’émancipation populaire à cause de l’incapacité du nationalisme bourgeois à réaliser par lui-même son propre objectif.

Digression sur la constituante

Enfin, la mise en place d’une assemblée constituante permettrait de garantir l’auto-émancipation populaire en permettant aux citoyens et citoyennes de participer directement à l’élaboration d’une nouvelle constitution. Cela ne veut pas dire que ce processus constituant ne doit pas avoir le mandat de rédiger la constitution d’un Québec indépendant, comme le prétendent certaines personnes comme Roméo Bouchard ou Paul Cliche[12]. Étrangement, lorsqu’on souhaite donner un sens ou un objectif à un processus d’émancipation, en laissant les gens débattre librement du contenu de ce projet de libération, on accuse les personnes qui veulent donner une orientation à cette démarche de « menotter » le projet comme si les gens ne pouvaient pas en discuter et décider librement de l’adopter. Ce serait alors une « mascarade », un moyen stratégique ou électoraliste d’un parti qui voudrait imposer sa vision particulière au détriment du peuple qui serait brimé de ne pas pouvoir discuter en toute liberté de ce dont il a envie. Or, depuis quand tracer un chemin oblige-t-il les gens à l’emprunter ? Depuis quand la possibilité de prendre n’importe quelle direction représente-t-elle la meilleure solution ?

On a beau accuser les gens qui veulent clarifier le sens de la démarche d’accession à l’indépendance de « radicalisme formel », comme s’il s’agissait seulement d’une « affirmation sur papier de cer­tains prin­cipes » visant à se donner une image de super-indépendantiste, mais les tenants d’un processus « indéterminé » se contentent d’un « démocratisme formel », comme si la discussion était une fin en elle-même, celle-ci menant spontanément à la vérité en faisant abstraction des conditions pratiques de la démocratie réelle. Or, toute la démarche de l’assemblée constituante vise précisément à permettre au peuple de définir librement ses institutions politiques. Malheureusement, le cadre constitutionnel canadien ne permet pas de déterminer librement de nouvelles institutions ; prétendre le contraire consiste à dire à un prisonnier qu’il peut repeindre les murs de sa cellule de la couleur de son choix, personne ne pouvant l’obliger de s’évader s’il n’en a pas envie. Certes, personne ne va forcer le prisonnier à s’évader, mais un gardien complice pourrait lui ouvrir la porte de la cellule et lui suggérer de partir pour qu’il devienne maître de sa destinée. L’élaboration collective des nouvelles institutions représente le plan d’évasion, et la décision ultime reviendra au protagoniste de l’histoire s’il choisit de se lancer dans l’aventure au moment décisif.

On mystifie la « souveraineté populaire » lorsqu’on considère celle-ci comme un principe abstrait, un grand dialogue de réconciliation détaché de toute réflexion critique sur les contraintes institutionnelles, politiques et économiques au déploiement effectif d’une souveraineté populaire en acte. La souveraineté populaire devient alors un principe « imaginaire », « un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer », et non un principe dynamique et une pratique émancipatrice, un « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses » comme le souligne Marx. La souveraineté populaire n’est pas un petit fleuve tranquille, mais un torrent d’auto-transformation qui ne peut laisser les institutions aliénées intactes. Savoir relever les défis que pose l’exercice de la souveraineté populaire, ce n’est pas « re­je­ter la pro­po­si­tion d’une Constituante pi­pée d’avance », mais expliciter les conditions historiques pour la réalisation d’une véritable souveraineté populaire qui pourra rompre non seulement avec le cadre constitutionnel fédéral, mais avec les institutions monarchiques de l’État québécois. Autrement dit, le vrai projet d’indépendance consiste moins à se séparer du Canada qu’à détruire l’État québécois pour réinventer de nouvelles institutions démocratiques permettant un véritable auto-gouvernement populaire. La vraie démocratie est non seulement impossible dans le Canada, mais dans le Québec actuel qu’il s’agit de transformer radicalement.

La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution démocratique est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison »[13].

Notes

[1] Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, La Fabrique, 2011, Paris, p. 178.
[2] Marco Fortier, Bouillonnement politique à Québec, Le Devoir, 26 mars 2016. http://www.ledevoir.com/non-classe/466672/bouillonnement-politique-a-quebec
[3] Camil Bouchard, Le Québec mûr pour une deuxième Révolution tranquille, Journal de Montréal, 26 mars 2016, http://www.journaldemontreal.com/2016/03/26/le-quebec-mur-pour-une-deuxieme-revolution-tranquille
[4] Karel Mayrand, Progrès social ou repli identitaire : le Québec à la croisée des chemins, Huffington Post, 30 mars 2016. http://quebec.huffingtonpost.ca/karel-mayrand/repli-identitaire-parti-quebecois-charte-souverainete-projet-societe_b_9565520.html
[5] Jocelyn Caron, Il faut donner une chance aux « Orphelins politiques », Le Devoir, 6 avril 2016. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/467340/il-faut-donner-une-chance-aux-orphelins-politiques
[6] Martin Croteau, La renaissance du NPD-Québec gagne des appuis, La Presse, 12 avril 2016. http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201604/12/01-4970239-la-renaissance-du-npd-quebec-gagne-des-appuis.php
[7] Guillaume Bourgault-Côté, Une coalition à la rescousse du PQ ?, Le Devoir, 25 mars 2016, http://www.ledevoir.com/politique/quebec/466598/sondage-leger-le-devoir-le-jdem-une-coalition-a-la-rescousse-du-pq
[8] Jonathan Durand Folco, Vers une alliance PQ-CAQ ?, Ekopolitica, 27 décembre 2014. http://ekopolitica.blogspot.ca/2014/12/vers-une-alliance-pq-caq.html
[9] Antonio Gramsci, Œuvres choisies, Éditions sociales, Paris, 1959, p.218
[10] http://catalanindependance.blog.lemonde.fr/2015/07/23/resume-de-laccord-de-la-candidature-junts-pel-si-en-vue-des-elections-du-27-septembre/
[11] Amir Khadir, Convergence, quelle convergence ?, Presse-toi à gauche, 19 avril 2016.
http://www.pressegauche.org/spip.php?article26033
[12] Paul Cliche, Québec solidaire desservirait la cause de l’indépendance, Les nouveaux cahiers du socialisme, 14 avril 2016. http://www.cahiersdusocialisme.org/2016/04/14/quebec-solidaire-desservirait-la-cause-de-lindependance-en-menottant-lassemblee-constituante-avec-un-mandat-predetermine/
[13] Il s’agit ici d’une double paraphrase, reformulant les propos de Daniel Bensaïd qui reprend Marx. Voir à ce titre : Karl Marx, Sur la question juive, La Fabrique, Paris, 2006, p.16-17.
Publié il y a 3 days ago par Jonathan Durand Folco

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