Or, la modernisation du Québec, l’hégémonie de la bourgeoisie nationale et l’amélioration substantielle du niveau de vie par la société de consommation et l’État-providence auront eu raison de cette quête d’émancipation. Du projet initial de rupture, il ne reste qu’une volonté étatique séparée de tout contenu social et populaire. Le peuple québécois s’est effacé derrière l’État technocratique qu’il aura pourtant contribué à faire naître. Entre un État provincial et un État souverain, il n’y a plus qu’une différence symbolique, le réceptacle d’une identité nationale vide, d’une idée payante ou d’une fierté tautologique.
La grande désolidarisation, réagissant aux « excès » de la Révolution tranquille, amena les classes moyennes dans le confort et l’indifférence, la répression autoritaire ou la récupération concertationniste des syndicats, et la relégation des classes populaires aux oubliettes de l’Histoire. Seule une masse d’individus s’identifiant « subjectivement » comme québécois pouvaient encore se reconnaître dans le projet de souveraineté-partenariat, qui consolide en fait les intérêts de la bourgeoisie nationale et canadienne. D’où le cul-de-sac historique du nationalisme et de sa stratégie privilégiée, le souverainisme. La reconstitution du projet d’émancipation nationale ne peut pas être la simple prolongation du nationalisme classique, un renforcement de la stratégie souverainiste basée sur le mythe de l’indépendance sans la gauche. Seule la gauche peut sauver l’indépendance, mais seule l’indépendance peut réaliser la transformation de la société.
La stratégie indépendantiste suppose un combat, une lutte au même titre que les multiples autres luttes contre la domination, qu’elle soit économique, politique, écologique, sexuelle ou nationale. L’indépendance ne sera donc pas le fruit d’une convergence nationale, un rassemblement de partis masquant les intérêts de la bourgeoisie québécoise, mais le résultat d’une convergence populaire des luttes sociales réunies dans un projet global d’émancipation, nécessairement multi-dimensionnel. L’indépendance constitue un nationalisme contre-hégémonique, dirigé contre les élites économiques et politiques responsables de l’austérité, la destruction de l’environnement et la dépossession de nos milieux de vie. Au slogan « le pays avant les partis » qui souhaite réunir les partis souverainistes sous le chapeau nationaliste, il faut opposer l’idée « le peuple avant le pays », qui fonde l’indépendance sur la mobilisation populaire.
La convergence entre l’identité sociale et nationale n’est pas déjà là, l’identité québécoise elle-même n’est pas donnée ; il faut la construire. Cette recomposition, bien qu’elle soit en partie symbolique et formée par le discours, doit d’abord émerger du vécu, de la vie elle-même, c’est-à-dire de l’action. L’indépendance n’est pas une notion qui s’enseigne, un projet qu’il s’agirait de propager par des campagnes marketing simplistes faites pour rassurer, susciter la confiance envers les élites et raviver la petite fierté qui sommeille en nous. L’indépendance ne vient pas d’une grande famille souverainiste, ni de l’apologie morose du consensus. Elle naît d’abord de la conscience d’un rapport de subordination, d’une expérience intime de l’oppression. L’indépendance est fondamentalement une quête de liberté, qui ne peut être réduite à la fibre identitaire et à la logique comptable. Elle naît d’un écart entre les conditions matérielles de la vie quotidienne, et l’espoir d’un monde libre, égalitaire et juste. Le désir d’émancipation par la transformation des rapports sociaux est donc l’essence même de l’indépendance, d’où jaillira ensuite, dans un second temps, le sentiment d’appartenance et de solidarité, puis la volonté consciente de se réapproprier collectivement nos outils politiques et économiques.
C’est pourquoi ce n’est pas l’identité québécoise ou la convergence nationale qu’il faut chercher, mais l’unité populaire des multiples luttes démocratiques qui se reconnaîtront mutuellement dans leurs différences et leurs similarités. C’est pourquoi la gauche, prenant appui sur les couches populaires, précaires et travailleuses, enracinée dans les multiples mouvements sociaux qui tentent de changer le monde à leur façon, est la seule qui soit capable de porter le projet d’indépendance vers la victoire. Changer de pays, c’est changer de société, et vice versa. La réunion de la conscience sociale et nationale passera donc par l’élaboration d’une majorité populaire en acte, un bloc historique capable de renverser l’ordre établi. Tel est le sens de l’indépendance populaire, l’indépendance de la rue, le chœur fragile mais puissant des voix opprimées en quête de liberté.
Publié par Jonathan Durand Folco