Édition du 19 novembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Contre l'illusion biographique. Comprendre Fidel Castro

A lire les réactions à la mort de Fidel Castro, on aurait l’impression d’être face à un "juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme" (Marc Bloch). Et de répéter le cri de lucidité de M. Bloch : castristes, anti-castristes, "nous vous crions grâce : par pitié, dites nous simplement, quel fut" Fidel Castro.

Tiré du blogue de l’auteur.

A l’heure du capitalisme néolibéral érigé comme horizon indépassable, de l’oubli collectif des luttes de libération nationale de 1945-1975 et du tournant culturel et postmoderne des gauches dans les pays capitalistes développés, Fidel Castro n’a pu être saisi - à l’occasion de sa mort - que sous la forme d’un personnage historique réifié : "géant de l’Histoire" (Evo Morales), dans sa version positive, ou dictateur totalitaire d’un goulag tropical, dans version négative. Castro "réifié", c’est-à-dire transformé en chose figée, réduit à une essence politique totalement libérée de ses conditions historiques de possibilité, est donc un Castro ahistorique qui rejoint malgré toutes les précautions de ses détracteurs si critiques l’hagiographie officielle du régime cubain qui en fait un héros national/révolutionnaire.

Pour saisir ce que fut Castro, il me semble utile de l’historiciser et de le comprendre suivant une approche relationelle.

Historiciser d’abord. Pour comprendre les idées et l’oeuvre politique de Fidel Castro, il faut parvenir à situer ces idées et ses actions dans l’espace des possibles qui lui est contemporain. Ayant cela en tête, on s’aperçoit rapidement que la politique et la révolution de Castro s’insèrent dans un contexte historique et géographique spécifique à Cuba et à l’Amérique latine des années 1950.

Voici en vrac, certains faits contemporains de Castro pour comprendre comment il émerge dans les années 1950 sur la scène des "grands hommes" qui ont façonné l’histoire :

 domination et exploitation impérialiste par les Etats-Unis, essor des mouvements anti-impérialistes et premières défaites (Mexique, Guatemala, Bolivie, République dominicaine) ;

 révolutions sociales et/ou politiques en cours ou ayant triomphé dans plusieurs pays dépendants (Chine, Vietnam, Algérie, Egypte, Kenya, Congo) ;

 l’URSS faisant contrepoids dans les relations internationales à la domination américaine et fournissant un contre-modèle de modernisation pour les élites anti-impérialistes des pays dépendants comme Cuba ;

 une culture politique cubaine imprégnée de l’anti-impérialisme démocratique de la fin du XIXe siècle (José Marti, Antonio Maceo), de l’épopée des libérateurs latino-américains du début du XIXe siècle (Bolivar) et de ses méthodes de lutte armée. Son plaidoyer L’histoire m’absoudra en 1953 en constitue un exemple typique.

Dans le même sens, "Fidel Castro" entendu comme l’expression unidimensionnelle d’un personnage historique pourtant si versatile et mouvant en fonction des contexte s’avère être une abstraction. Derrière Fidel Castro, il importe donc de voir plusieurs Fidel, suivant la période, le contexte, le lieu, le moment, les circonstances, etc. Le Fidel de la révolution ascendante des années 1956-1962 est indéniablement le révolutionnaire romantique, similaire à Che Guevara, qui a attiré l’affection des révolutionnaires du monde entier. Le Fidel Castro du socialisme réel à Cuba des années 1970 et 1980 se rapproche davantage des apparatchiks soviétiques que des guérilleros de l’Armée rebelle. Le Fidel Castro des années de la "période spéciale" est un vaincu du XXe siècle soucieux d’une realpolitik de salut national.

Devant la confusion du débat public, l’étudiant de l’histoire soucieux de vérité n’a en fin de compte d’autre véritable recours que d’aller enquêter lui-même, en partant des sources historiques. Et parmi ces sources, en voici une qui n’a rien de mythologique bien qu’imprégnée de la parole et l’idéologie de Castro : la Deuxième déclaration de La Havane (4 février 1962). En voici un extrait intéressant pour situer le révolutionnaire, sa pensée et son oeuvre, y compris comme homme d’Etat par la suite :

"Entre 1945 et 1957, plus de 1,2 milliard d’êtres humains ont conquis leur indépendance en Asie et en Afrique. Le sang des peuples n’a pas été versé en vain. Le mouvement des peuples dépendants et colonisés est un phénomène de caractère universel qui ébranle le monde et marque la crise finale de l’impérialisme. Cuba et l’Amérique latine font partie du monde. Nos problèmes font partie des problèmes engendrés par la crise générale de l’impérialisme et la lutte des peuples opprimés. C’est le choc entre le monde qui naît et le monde qui meurt. La campagne odieuse et brutale contre notre patrie exprime l’effort désespéré autant qu’inutile déployé par les impérialistes pour empêcher la libération des peuples. Cuba heurte particulièrement les impérialistes. Qu’est-ce qui se cache derrière la haine des Yankees envers la révolution cubaine ? (...) C’est la peur qui les unit et qui les pousse. C’est la peur qui explique ce qu’ils font. Non pas la peur de la révolution cubaine. Mais la peur de la révolution latino-américaine. (...) C’est la peur que les peuples exploités du continent arrachent les armes à leurs oppresseurs et se déclarent, comme Cuba, peuples libres d’Amérique."

Nous avons peine à imaginer aujourd’hui qu’en février 1962, il semblait tout naturel parmi les révolutionnaires cubains et latino-américains de penser que Cuba socialiste était ce "monde qui naît" et qui fait suite à un "monde qui meurt" représenté par les anciennes puissances impérialistes. Nous avons de la difficulté aujourd’hui à prendre au sérieux cette confiance (en apparence aveugle) en la révolution à venir qui imprègne ces lignes du début à la fin, tout comme nous ne pouvons accorder quelque crédit que ce soit à l’idée d’une "crise finale" quelconque du système capitaliste mondial. Nous avons de la difficulté à mesurer l’importance et les succès remportés entre 1945 et les années 1960 par les luttes de libération nationale dans le monde. Enfin, nous nous sentons mal à l’aise devant ce classement binaire du monde entre exploiteurs et exploités, oppresseurs et opprimés, dominants et dominés car la raison qui est devenue la nôtre est plus proche du point de vue scolastique (au sens de Bourdieu) que de la raison stratégique d’un mouvement de libération nationale luttant pour le pouvoir. Autant de difficultés qui soulignent à leur manière à quel point Fidel Castro est bien éloigné de nous.

L’histoire, remarquait Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire (ouvrage posthume, publié par L. Febvre en 1949), ne peut être jugée de manière utilitariste suivant sa capacité à "servir l’action". Car le fondement anthropologique de toute enquête historienne - de Hérodote à Hobsbawm en passant par Michelet et Braudel - demeure la volonté de comprendre. "Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études : "comprendre". (...) Nous ne comprenons jamais assez. Qui diffère de nous - étranger, adversaire politique - passe, presque nécessairement, pour un méchant. Même pour conduire les inévitables luttes, un peu plus d’intelligence des âmes serait nécessaire ; à plus forte raison pur les éviter, quand il en est encore temps." Comme l’ont bien illustré Evo Morales et Hugo Chavez à leur manière, comprendre de quoi Fidel Castro a été le nom au XXe siècle est sans doute indissociable de la tentative de (re)construire un projet révolutionnaire au XXIe siècle.

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