Le Chilien Juan Pablo Cárdenas*, renommé journalise et professeur d’université, décrit la conjoncture actuelle au Chili. Comme Frappier, il souligne qu’aucun parti politique se consacre aux intérêts concrets et quotidiens de la majorité de la population, même, selon lui, les deux gauches chiliennes.
Une première gauche, affirme Cárdenas, n’hésite pas, dans sa soif du pouvoir, à épouser le néolibéralisme qu’imposait, pendant presque 17 ans, la dictature Pinochet. Elle ne perçoit plus les Etats-Unis comme pouvoir impérialiste, et fait comme si le néolibéralisme, amélioré ici et là grâce à quelques petites retouches, pourrait mener à un Chili plus juste et égalitaire.
Une deuxième gauche plus radicale, celle-ci non au pouvoir, n’hésite pas à appuyer un régime aussi dégueulasse que celui de Daniel Ortega et Rosario Murillo au Nicaragua, poursuit Cárdenas. Elle a tendance à se diviser en factions différentes, et passe son temps à faire des déclarations fracassantes au sujet de toutes sortes de causes de solidarité internationale, profitant des sous que lui fournit d’hypocrites entités mondiales du progressisme pour séjourner souvent à l’étranger.
Ce que ces deux gauches ont en commun, affirme Cárdenas, c’est qu’elles constituent une caste politique. Une caste qui s’inquiète davantage que Donald Trump ne l’empêche de continuer à prendre des vacances à Miami, que d’aider Chiliens et Chiliennes à prendre conscience des racines des injustices dont ils et elles souffrent dans leur vie quotidienne, et à se mobiliser pour éliminer celles-ci.
Les deux gauches chiliennes
Article paru dans Pressenza, le 17 février 2025
IL EXISTE DEUX TYPES DE GAUCHE AU CHILI : la gauche qui a une vocation au pouvoir et la gauche qui n’en a pas. Cette dichotomie a été particulièrement évidente au cours des dernières décennies. Salvador Allende, certainement le principal leader du progressisme chilien, était un mélange de ces deux expressions. Il ne fait aucun doute qu’il a eu très tôt (comme il l’avait promis à sa mère) la volonté de fer de devenir président de la République, mais tout indique qu’il a été l’un de ces gauchistes qui n’ont jamais accommodé leurs positions, et encore moins les ont-ils abandonnées lorsqu’ils sont arrivés à La Moneda.
On peut dire beaucoup de choses sur Allende et pas mal d’entre elles ont été utilisées pour l’étiqueter. Cependant, depuis sa formation universitaire jusqu’à sa mort, il a témoigné de sa fidélité à ses idées et s’est efforcé d’apporter des changements dans l’esprit d’une véritable révolution. Un mot qui n’a suscité ni scandale ni étonnement à l’époque, mais qui a fait peur à la droite et aux éclectiques habituels qui se sont unis et mobilisés pour le renverser.
Il existe une forme de gauchisme pour laquelle le plus important est d’arriver au pouvoir. Quel qu’en soit le prix, même si c’est aux mains de ceux qui les ont combattus, emprisonnés ou exilés. Désertant les convictions qu’ils ont proclamées dans la rue, au sein de leurs partis, de leurs syndicats ou au cœur des organisations populaires.
Faisant toujours appel au « réalisme », même pour cogouverner avec la droite, pour être en paix avec les milieux d’affaires et, dans les affaires internationales, pour abjurer les régimes mis hors la loi par les Etats-Unis, pays qu’ils ne qualifient plus d’impérialiste. Des gens vraiment soucieux d’obtenir un spot télévisé, un espace dans la presse, oubliant d’avoir accroché, par le passé, sur la façade de la Pontificia Universidad Católica une immense banderole où l’on pouvait lire « Chileno, El Mercurio Miente » (Chilien, El Mercurio ment).
Dans leur soif de pouvoir défilent le Mapu, les gauches chrétiennes et d’autres confessions, composées de ceux qui ont poussé Allende à prendre des mesures plus radicales que celles qu’il a pu entreprendre. Ivres de leurs querelles personnelles, ils ont même divisé le parti du président défunt en quatorze factions. Ils ont ensuite proclamé un socialisme « renouvelé », le PPD instrumental, ou l’adhésion à la Concertación Democrática avec leurs anciens adversaires.
Pour l’essentiel, leur intention était désormais d’estomper leurs propositions les plus radicales et, bien entendu, de convaincre la droite, les hommes d’affaires et le Département d’État américain qu’ils étaient « recyclés » et qu’ils pouvaient parfaitement prendre la relève de Patricio Aylwin et d’Eduardo Frei Ruiz Tagle en tant que ministres. Ils sont même parvenus à désigner Ricardo Lagos et Michelle Bachelet comme des figures progressistes, alors que selon plusieurs, comme l’ancien sénateur socialiste Carlos Altamirano, ces deux gouvernements se sont révélés être les meilleures administrations de la droite.
Au pouvoir, ils ne doutaient plus que le régime néolibéral, la création des AFP (Note du traducteur : Système de pension privé), des ISAPRES (Note du traducteur : Système de santé privatisé), des Universités privées à but lucratif, et autres absurdités pouvaient nous conduire à une société plus égalitaire, plus juste et à une politique de probité. Car parmi les nouvelles générations qui ont porté Boric au pouvoir, il y avait supposément des gens de « « supériorité morale », sans inclinaison à se remplir les poches en ayant recours à la fraude fiscale. Même si, quelques mois plus tard, le plus grand scandale de fraude fiscale des gouvernements post-dictature a été mis au jour, comme l’affaire des « convenios », qui fait actuellement l’objet d’une enquête judiciaire. Peu étonnamment, une enquête qui se réalise avec une lenteur telle que ses conclusions inévitables ne puissent affecter négativement leurs chances d’être réélu lors des prochaines élections.
Pendant ce temps, l’autre gauche, celle qui évite le pouvoir, continue dans son constant élan à la division, à se peupler de références et à adopter les causes les plus répugnantes, comme la défense de la dynastie sandiniste, et à peupler le Chili de toutes sortes de déclarations en faveur de causes mondiales si éloignées qu’elles ne peuvent guère donner lieu à une véritable solidarité nationale. Ceci, alors que les gens au Chili, aujourd’hui, connaissent peu de géographie, de mouvements de libération et de tout l’attirail inventé par ceux et celles qui veulent continuer à parcourir le monde grâce aux sous que leur donnent des entités mondiales hypocrites du progressisme. Cette gauche assiste, le poing serré, à tous les événements internationaux et, au Chili, elle ne fait rien ou presque pour que le peuple, ce peuple qu’elle dit tant aimé, prenne conscience de la manière dont il est trompé et désenchanté au quotidien. Au lieu de l’encourager à se rebeller contre l’injustice et l’iniquité flagrantes sur l’ensemble de notre long et étroit territoire chilien.
Pour la même raison, il est déjà à craindre qu’une fois de plus, tout ce nombre profus de gauchistes sans vocation pour le pouvoir n’aura pas le temps et l’unité nécessaires pour concourir aux prochaines élections présidentielles et parlementaires. Même après le jeu de rôle du Frente Amplio et de Boric dans La Moneda. Après avoir averti avec tant de colère le président Piñera qu’il serait traduit en justice pour les crimes commis lors du dernier soulèvement social.
Renoncer à une véritable réforme des retraites, trembler devant la possibilité que Trump supprime le visa leur permettant de séjourner à Miami, ainsi que dans d’autres grandes villes. C’est là que beaucoup de nos hauts fonctionnaires passent leurs vacances.
Ils sont désespérément prêts à faire l’impossible pour que Mme Bachelet se présente pour un troisième mandat présidentiel et ne laisse pas transparaître le chaos et l’absence d’alternatives et de leadership de la gauche au pouvoir. Se moquant une fois de plus de notre pauvre démocratie, dont l’alternance tant vantée reste réservée à la seule caste politique.
*Juan Pablo Cárdenas Squella est un journaliste et professeur d’université de grande expérience. En 2005, il a reçu le Prix national du journalisme et, auparavant, la Pluma de Oro de la libertad, décernée par la Fédération mondiale de la presse. Il a également reçu le Prix du journalisme latino-américain, la Houten Camara de Hollande (1989) et de nombreuses autres distinctions nationales et étrangères. Il est l’un des soixante journalistes au monde considérés comme des Héros de la liberté d’expression, un prix décerné par la Fédération internationale des journalistes. Il a été directeur et chroniqueur des revues Debate Universitario, Análisis et Los Tiempos, ainsi que du journal électronique primeralínea.cl. Il a également été directeur de Radio Universidad de Chile et de son journal numérique pendant plus de 18 ans. Il a enseigné dans plusieurs écoles de journalisme à Santiago et à Valparaíso et a été professeur titulaire et sénateur à l’Université du Chili.
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