Édition du 17 décembre 2024

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Climat : bilan d’expert après Cancun

Juste après la Conférence des Nations unies sur le climat qui s’est tenue à Cancun du 29 novembre au 10 décembre 2010, le secrétariat du Conseil central de l’Economie fait le bilan de l’état d’avancement de l’action politique européenne et nationale pour faire face aux changements climatiques et aux problèmes énergétiques avec Daniel Tanuro. Monsieur Tanuro est ingénieur agronome et environnementaliste [1].

CANCUN : INCITATION À RENFORCER LES POLITIQUES CLIMATIQUES ?

Le texte adopté le 11 décembre 2010 à Cancun prévoit que tous les pays se donnent pour objectif de limiter la hausse de la température globale à 2 degrés par rapport à l’ère préindustrielle et contient la possibilité de renforcer cet objectif à + 1,5°C lors d’une première révision qui démarrera en 2013 et devra être achevée en 2015. Les Etats vont-ils renforcer leurs politiques contre le changement climatique ?

Daniel Tanuro (D.T.) : Suite à l’accord de Copenhague, quelque 140 plans climat nationaux ont été transmis au secrétariat de la Convention cadre de l’ONU sur les changements climatiques. Leur mise en œuvre n’empêcherait pas un réchauffement de 3 à 4°C d’ici 2100. A l’échéance de 2020, il y a un « gap » de 8 à 13 GTCO2 eq. entre ces plans et ce qui serait nécessaire pour avoir 50% de chance de ne pas dépasser le seuil de dangerosité. A noter que les pays en développement font leur part (leurs plans représentent une déviation de 25% par rapport au scénario de référence, presque le maximum de ce qui est mentionné par le GIEC). Les plans des pays développés, par contre, sont très inférieurs aux recommandations : ils équivalent à 20% de réduction, alors que le GIEC en recommande 25 à 40%. Les 8 à 13 GT devraient donc être trouvés intégralement au Nord. Or, les Etats-Unis n’adopteront aucun objectif dans un délai prévisible, tandis que le Japon, la Russie et le Canada exigent qu’une part de l’effort soit faite au Sud. D’une manière générale, il s’agit d’être vigilant car certains mécanismes mis en place par le Protocole de Kyoto (report des droits excédentaires, puits de carbone et compensations des émissions) permettraient aux pays développés de réaliser les objectifs de leurs plans climat… sans réduire leurs émissions réelles. Et c’est précisément ce que Cancun suggère. Côté cour, le texte « presse ces pays d’augmenter leur ambition de réduction des émissions » ; côté jardin, il leur conseille de « prendre en compte les implications quantitatives des activités de foresterie et de changement d’affectation des sols, de l’échange des droits, des mécanismes de projet et du report des droits de la première sur la deuxième période d’engagement ». En clair : faites semblant d’en faire plus, et faites-en moins en réalité !

LE COUPLE CHINE/USA

A tous les niveaux (scientifique, médiatique, politique,…) les avis sur le résultat de Cancun sont très partagés. Certains pensent que Cancun permettra de faire des avancées importantes dans la lutte contre les changements climatiques. D’autres pensent que la conférence de Cancun était un « show médiatique » qui n’apporte rien de nouveau par rapport à la dernière conférence onusienne sur le climat qui s’est tenue à Copenhague du 7 au 18 décembre 2009. Quel est votre avis ?

D.T. : Pour l’essentiel, Cancun n’a servi qu’à faire endosser par les Nations Unies l’accord parallèle conclu à Copenhague sous la houlette des Etats-Unis et des grands pays émergents, avec le soutien de l’Union Européenne. Pour autant, ce sommet n’est pas un non-événement. Malgré ses tours de passe-passe, le régime de Kyoto avait l’avantage d’imposer aux pays développés des objectifs de réduction obligatoires, assortis de pénalités en cas de non-respect. Il est remplacé dans les faits par un mécanisme plus libéral d’engagements volontaires des grands pollueurs du Nord et du Sud, soumis à vérification internationale. Ce tournant a été rendu possible suite à l’acceptation, par la Chine, d’une procédure de contrôle « non intrusive, non punitive et respectant la souveraineté nationale. Le couple sino-étasunien prend ainsi le volant des négociations climatiques, repoussant l’UE au rang de figurant. Le concept clé de « responsabilité commune mais différenciée » tend à s’estomper, et la pression du GIEC sur les gouvernements est desserrée :c’est ainsi que les objectifs de long terme ne sont pas mentionnés. Les marchés voient s’ouvrir partout de juteuses perspectives alors que les pays pauvres sont encore plus marginalisés et que les peuples indigènes sont en danger du fait de la volonté manifeste d’utiliser la ‘protection’ des forêts au Sud comme alternative à la réduction des émissions au Nord. Voilà en quoi consiste le « succès » de Cancun.

UN HIATUS INÉVITABLE

Parmi les mesures proposées à Cancun pour enrayer le réchauffement climatique, il y a le « Fonds vert » visant à soutenir des projets, programmes et politiques des pays en développement par lequel devraient transiter tout ou partie des 100 milliards annuels d’aide promis par les pays industrialisés d’ici 2020. Que pensez-vous de cette mesure ?

D.T  : Cent milliards de dollars par an correspond aux estimations des besoins par le PNUD. Cet objectif figurait déjà dans « l’accord de Copenhague ». Mais le diable est dans les détails : un, Cancun n’a levé aucune des ambiguïtés déjà soulevées il y a un an, notamment en ce qui concerne l’origine des fonds (privés ou publics ?), leur nature (dons ou prêts ?) ainsi que la manière dont ils seront acheminés, utilisés et contrôlés ; deux, la résolution se contente d’affirmer vaguement qu’une « partie significative de ce financement passera par le fonds vert climatique », ce qui incite à demander par où passera le reste ? ; trois, le Conseil exécutif du fonds ne sera composé qu’à 50% de représentants des pays en développement et la Banque Mondiale est désignée comme administrateur… Fut-ce pour une période transitoire de trois ans, nul doute qu’elle s’emploiera à tracer une orientation parfaitement conforme à sa politique d’appropriation des ressources naturelles.

L’accord de Cancun prévoit que la suite à donner (par exemple une prolongation) au Protocole de Kyoto doit être décidée le plus vite possible pour éviter tout vide juridique après la première période d’engagement qui se termine en 2012. Quel serait votre souhait pour la prochaine conférence onusienne sur le climat qui se tiendra à Durban (Afrique du Sud) fin 2011 ?

D.T. : Sept années se sont écoulées entre l’adoption du Protocole et son entrée en vigueur. Même si Durban décidait une deuxième période d’engagement pour Kyoto, un hiatus serait inévitable. Mais je pense que cette décision ne sera pas prise. Je maintiens que l’on va vers un nouveau régime climatique avec, à la clé, une politique très insuffisante écologiquement, socialement injuste et qui mettra massivement en œuvre des technologies dangereuses (par ex. le nucléaire et les agrocarburants). C’est en modifiant profondément les mécanismes mis en place par le Protocole de Kyoto qu’il y a moyen de concilier la protection des équilibres écologiques et la satisfaction des énormes besoins sociaux insatisfaits.

SE PASSER DES COMBUSTIBLES FOSSILES ?

Qu’est-ce qui constitue selon vous « le » grand défi de la lutte contre le changement climatique ?

D.T. : « Se passer des combustibles fossiles », et ce pour quatre raisons imbriquées. Primo, le charbon, le pétrole et le gaz naturel couvrent 80% des besoins énergétiques de la planète. Secundo, les installations énergétiques telles que les centrales électriques ont une durée de vie de trente à quarante ans, ce ne sont pas des infrastructures que l’on change « en deux coups de cuillère à pot ». Tertio, le plus populaire des combustibles fossiles, le pétrole, joue un rôle décisif dans les transports, sans lesquels l’économie mondialisée ne pourrait pas fonctionner. Quarto, l’or noir est non seulement un combustible mais aussi la matière première de l’industrie pétrochimique qui fabrique des pesticides, des textiles synthétiques, des plastiques, des cosmétiques, etc.

Vous êtes d’avis que le droit des peuples au développement ne peut se concrétiser que si le Sud saute par-dessus l’étape fossile des pays développés, c.-à-d. si son développement se base immédiatement sur les renouvelables. C’est compliqué, non ?

D.T.  : Compliqué ne signifie pas insoluble. Théoriquement, il serait possible de renoncer complètement aux fossiles comme sources d’énergie, sans recourir au nucléaire, ni retourner à l’âge des cavernes. Comment ? En utilisant le soleil comme source principale. Cette affirmation suscite encore les sarcasmes de maints ingénieurs. Ils oublient que les combustibles fossiles ne constituent en définitive qu’un stock d’énergie solaire transformée en biomasse, puis fossilisée. Plutôt que de piller le stock, il est a priori plus intelligent d’utiliser le flux : il ne pollue pas, est disponible en abondance sur toute la surface de la terre et est inépuisable à l’échelle humaine des temps.

A QUOI FAUT-IL S’ATTENDRE ?

Dans son célèbre rapport sur l’économie du changement climatique rédigé à la demande du gouvernement britannique, Nicholas STERN, ex-économiste en chef de la Banque mondiale, estime que le changement climatique provoquera des destructions comparables aux effets cumulés des deux guerres mondiales et de la Grande dépression de 1929. Cette prédiction est atterrante. Pourtant vous considérez qu’elle est encore inférieure à la réalité ?

D.T. : Du point de vue méthodologique, ce rapport internalise, comme on dit, les externalités : il évalue le prix des dégâts causés par le changement climatique et des réparations qu’ils nécessitent. Ce calcul purement marchand ne prend pas en compte les dégâts causés à l’environnement humain par deux siècles d’utilisation des combustibles fossiles. Les guerres mondiales ont causé des dégâts immenses mais réparables – excepté les morts, bien entendu - et dont on peut donc estimer le coût. Mais comment évaluer le coût d’une élévation du niveau de la mer qui va modifier de manière irréversible la physionomie de la Terre et mettre en danger l’existence de centaines de millions d’êtres humains ? Contrairement aux dégâts matériels causés par les guerres 14-18 et 40-45, ces évolutions-là ne sont pas réparables et sont donc inestimables. D’une manière générale, le rapport Stern montre surtout l’impasse des évaluations basées sur le coût : purement quantitatives, elles sont incapables de refléter les différences qualitatives.

Est-ce pour cette raison qu’il convient, selon vous, de parler non pas de changement climatique, mais de basculement climatique ?

D.T. : La seconde formule me semble plus appropriée parce qu’elle permet de rendre compte de l’ampleur et de la vitesse des phénomènes à l’œuvre. Les évolutions climatiques en cours sont, en effet, sans précédent depuis au moins 700.000 ans : d’ici à la fin du 21e siècle, nous pourrions, selon le GIEC, connaître, en quelques décennies, donc, une hausse moyenne des températures allant jusqu’à 6,5 degrés Celsius alors qu’au cours des 20.000 dernières années, cette température ne s’est accrue que de 4,5 degrés. Beaucoup d’écosystèmes seront incapables de s’adapter à une telle variation de température et il en va très probablement de même pour certains écosystèmes modifiés par l’homme.

C’est-à-dire ?

D.T. : Un exemple concret. On ne peut pas affirmer que les inondations qui ont eu lieu cet été au Pakistan soient dues au réchauffement climatique, mais le GIEC est formel : des phénomènes météorologiques de cette ampleur vont devenir sans cesse plus fréquents et plus violents et dans une telle perspective, il est absolument clair que l’endiguement imposé par le colonisateur britannique dans la vallée de l’Indus pour gérer les crues ne résistera pas à des moussons toujours plus puissantes…

Isabelle Stengers affirme que nous sommes au temps des catastrophes ?

D.T. : Effectivement. Mais nous ne pouvons pas compter sur les catastrophes pour changer les choses. A mes yeux, il convient d’évaluer non seulement l’impact ponctuel et le coût de telle ou telle catastrophe, mais aussi les conséquences à moyen terme sur la dynamique de développement des sociétés. Les accidents climatiques peuvent en effet avoir une série d’effets indirects comme une augmentation continue du nombre de réfugiés environnementaux, le basculement des pays les moins avancés dans une spirale de sous-développement, ou encore des syndromes de dépression profonde chez les personnes victimes d’inondations répétées et les coûts qui en résultent pour les systèmes de Sécurité sociale ; etc..

EST-IL TROP TARD POUR AGIR ?

Vous affirmez que le réchauffement de la planète est un fait, qu’il est trop tard pour l’empêcher et qu’il s’agit donc de le limiter au maximum en organisant la transition vers une économie sans carbone. Quelles contraintes faut-il respecter pour que la température moyenne de la planète ne dépasse pas trop la hausse de 2 degrés qui semble désormais inévitable ?

D.T. : Il faut que, par rapport à 1990, les pays développés réduisent, d’ici 2050, leurs émissions de gaz à effet de serre de 80 à 95% et que celles des pays en développement dévient de 15 à 30% par rapport au scénario de référence. Il faut aussi que les émissions mondiales culminent avant 2015 et que, par rapport à 2000, elles diminuent de 50 à 80% d’ici 2050. Enfin, un transfert massif de technologies propres doit permettre aux peuples du Sud de développer leurs économies sans embraser le climat. Quand les médias se félicitaient que, au Sommet de Copenhague, les Etats s’étaient mis d’accord pour que la Terre ne se réchauffe pas de plus de 2 degrés, ils nous ont mystifié. Comme j’ai déjà dit plus haut, les plans climat nationaux mis en œuvre suite à l’accord de Copenhague font pronostiquer un réchauffement de 3 à 4°C d’ici 2100. Par ailleurs, les chiffres du GIEC n’intègrent pas des phénomènes non linéaires tels que la possible dislocation des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique, alors qu’existe un risque réel de voir de gigantesques masses de glace se détacher du socle rocheux et fondre dans les océans. Lorsque le GIEC dit que pour ne pas dépasser une hausse de la température terrestre moyenne de 2 à 2,4 degrés il faut que les pays développés réduisent leurs émissions de 80 à 95% en quarante ans, c’est déjà énorme. Mais, si l’on applique le principe de précaution, il faudrait, pour éviter une telle débâcle de l’inlandsis, considérer les 95% comme un minimum.

REDÉFINIR LA RICHESSE

La stabilisation du climat passe, selon vous, notamment par une réduction absolue de la consommation d’énergie par les pays développés. C’est, dites-vous, une condition à remplir pour que les énergies renouvelables puissent prendre le relais des énergies fossiles et du nucléaire en Europe. Or une telle contraction passe visiblement par une réduction de la transformation de matières : il faut produire et transporter moins. Supprimer des activités comme la publicité, la production d’armes, d’automobiles, de gadgets, etc. Cela semble politiquement invendable. C’est angoissant, non ?

D.T. : C’est effrayant, de fait, cela ressemble à un salto mortale, mais la vérité a ses droits. Si les choses sont ainsi, il faut le dire, et ce, indépendamment de savoir si c’est politiquement vendable ou pas. L’offensive climato sceptique n’a pas de fondement sérieux : le GIEC fait de l’excellent boulot et il est vraiment risqué de parier sur le contraire de ce qu’il projette. Peut-être qu’une bonne façon d’aborder le problème posé par cette nécessaire suppression d’une série d’activités, c’est mettre l’accent sur ce qui fait le vrai bonheur humain : l’épanouissement individuel, les relations humaines, etc. Toutes choses que la transformation effrénée de matières, au-delà d’un certain point, empêche ou compromet, tant cette besogne nous enchaîne. La consommation compulsive, en effet, est en rapport étroit avec la pauvreté de nos existences et avec la pauvreté effective de milliards de nos semblables. La perspective d’y renoncer au moins en partie peut sembler alarmante, mais pas celle de voir notre temps libre augmenter, de passer plus de temps avec ceux que nous aimons, de pouvoir à l’avenir autogérer notre vie sociale et politique, etc. Il faut donc mettre ces revendications-là en avant.

Les changements structurels indispensables pour lutter contre le réchauffement climatique impliquent, selon vous, non seulement une redistribution des richesses mais aussi une redéfinition de la richesse sociale. De quoi s’agit-il ?

D.T. : Redéfinir la richesse sociale revient à se poser plusieurs questions. De quels biens et services avons-nous besoin ? Que devons-nous produire, comment et en quelles quantités ? Qui en décide ? Dans quel environnement voulons-nous vivre ? Comment entendre pour ainsi dire l’avis de la biosphère sur les impacts de nos choix ? Quelles seront les conséquences probables de ceux-ci, comment les gérerons-nous, et quelles possibilités de changer aurons-nous s’il apparaît que nous nous sommes trompés ? Les réponses à toutes ces questions décisives sont nécessaires. Elles passent par la conquête de la démocratie économique.

QUEL REGARD PORTER SUR LES POLITIQUES CLIMATIQUES ACTUELLES ?

Quel regard portez-vous sur les politiques de lutte contre le changement climatique mises en œuvre en Europe, notamment le Paquet Energie/Climat de l’Union européenne ?

D.T.  : Je l’ai déjà dit : aucune politique projetée ou sur la table n’est à la hauteur du défi climatique. Le Paquet Energie/Climat vise une réduction de 20% des émissions de CO2 de l’Union européenne, ce qui est très insuffisant. De plus, une fois les tours de passe-passe éliminés, il ne reste tout au plus qu’une baisse de 14%, soit moins de la moitié de l’objectif minimum à atteindre... Non, il faut démystifier tous ces effets d’annonce. Les engagements climatiques présentés récemment par le Président Barak OBAMA semblent impressionnants. Mais l’année de référence retenue est telle qu’ils sont très en deçà de ce qui est nécessaire. Ces trompe-l’œil sont délibérés ; ils sont faits pour rassurer l’opinion, pour lui faire croire que la situation est sous contrôle alors qu’elle ne l’est absolument pas !

L’EFFICIENCE COÛT, CRITÈRE INADÉQUAT ?


L’efficience coût est « le » critère qui oriente les politiques climatiques actuelles. Qu’en pensez-vous ?

D.T.  : Une première remarque qui s’impose d’emblée est que maximiser l’efficience coût de la politique climatique revient à modifier les rapports de force entre les classes et l’accès social aux richesses naturelles au détriment des exploités. Outre qu’elle véhicule des stratégies sociales inavouables, le fond de l’affaire est que l’efficience coût est inadéquate comme critère de rationalité écologique de la politique climatique. En effet, en tant qu’indicateur purement quantitatif, la valeur est, toujours par définition, inapte à intégrer les éléments qualitatifs indispensables au pilotage de la transition énergétique. Ce défaut congénital apparaît nettement dans le fonctionnement du marché des droits. Eliminer les émissions de carbone fossile implique de réduire radicalement, puis d’abandonner l’usage des combustibles fossiles, mais il ne s’agit pas seulement de quantités : pour y arriver, un bouleversement qualitatif est nécessaire. Nous sommes confrontés à l’obligation d’une révolution énergétique qui implique une utilisation maîtrisée des ressources naturelles et une réorganisation sociale, donc un plan stratégique complexe articulant de nombreux éléments quantitatifs et qualitatifs, à la fois sur le plan écologique et sur le plan social.

Toutes autres choses restant égales par ailleurs, augmenter l’efficience coût implique, selon vous, notamment de remplacer le travail humain par des machines. Pourquoi êtes-vous d’avis qu’un regard critique doit être jeté sur la hausse de la productivité du travail ?

D.T. : La hausse fantastique de la productivité du travail est le résultat du progrès destructif des sciences et des techniques appliquées au perfectionnement d’un système énergétique insoutenable. Dans un certain nombre de domaines, la mise en œuvre d’une alternative respectueuse des équilibres écologiques nécessite, au moins dans un premier temps, un recul de la mécanisation, le remplacement du travail mort par du travail vivant. C’est le cas dans l’agriculture, où le système de l’agrobusiness ultra-mécanisé, gros consommateur d’intrants et d’énergie fossile, devra céder la place à un autre mode d’exploitation, plus intensif en travail humain. Une réflexion analogue s’applique au secteur de l’énergie, car la production décentralisée basée sur le recours aux renouvelables nécessitera beaucoup de travail, de maintenance notamment. D’une manière générale, la quantité de travail vivant doit augmenter radicalement dans toute une série de domaines liés à l’environnement.

S’inspirant de la politique menée en Allemagne, un des gouvernements de la Belgique fédérale a incité des particuliers à installer des panneaux photovoltaïques en leur offrant des avantages - tels qu’une prime à l’investissement, une réduction d’impôt et des certificats verts - qui sont entièrement à charge des finances publiques. Vous êtes d’avis que le système des primes encourage les solutions les moins efficaces ?

D.T. : On peut répondre à cette question en comparant le coût social à la tonne de CO2 évitée de trois investissements donnant droit à des primes publiques : l’isolation d’un pignon aveugle, l’installation de panneaux solaires thermiques et l’installation de panneaux photovoltaïques. La mesure de loin la plus efficace est l’isolation du pignon : elle évite 85 tonnes de CO2 en quarante ans pour un coût de 131 €/tonne, alors que les panneaux solaires thermiques et photovoltaïques n’en évitent que 7,8 et 9,8 en vingt ans, pour un coût de 768 €/tonne et de 856 €/tonne, respectivement. Montant des aides publiques par MWh économisé :376 € pour le photovoltaïque, 175 € pour le solaire thermique et…6,55€ à peine pour l’isolation du pignon.

LA DÉMOGRAPHIE, UN FACTEUR À PRENDRE EN COMPTE ?

Considérez-vous que la démographie est un facteur à prendre en compte dans la lutte contre le changement climatique ?

D.T. : On ne peut évidemment nier que la population mondiale influe sur l’évolution future des changements climatiques, mais dans quelle mesure ? Si l’on considère la période 1950-1990, on constate que la hausse de la population dans les pays dits en développement a nettement moins contribué à l’augmentation des émissions de CO2 que la hausse de la consommation dans les pays développés, et même que la hausse de la population dans ces pays. Si les pays du Sud avaient bloqué leur population au niveau de 1950 tout en adoptant le niveau d’émissions de CO2 par habitant du Nord, le réchauffement serait beaucoup plus grave que ce que nous connaissons. Par contre, si les émissions par habitant des pays du Nord avaient été égales aux émissions par habitant des pays du Sud, le réchauffement serait nettement moins grave que ce que nous connaissons, même en l’absence de toute politique de contrôle démographique.

Vous n’êtes pas d’accord avec l’idée que le changement ou le basculement climatique est d’origine anthropique. Pourquoi ?

D.T. : Le réchauffement climatique est bien entendu dû principalement à l’activité humaine, mais pas à n’importe laquelle. Personne ne peut sérieusement soutenir que les populations d’Amazonie et d’Indonésie qui pratiquent depuis toujours la culture sur brûlis puissent exercer un impact significatif sur le climat : le responsable principal du réchauffement est sans nul doute possible le système de production qui recourt massivement aux combustibles fossiles depuis la révolution industrielle.

LA DÉCROISSANCE ÉCONOMIQUE : UNE PANACÉE ?

Les partisans de la « décroissance économique » cherchent à faire prendre conscience aux individus et à la collectivité que, dans les pays riches, l’empreinte écologique de l’homme a atteint un seuil où la croissance, même « durable » n’est plus possible. Selon eux, le développement humain passe par une décroissance durable qui doit être pensée et organisée pour qu’elle soit soutenable. Quel regard portez-vous sur ce courant dit de la « décroissance économique » ?

D.T. : Personnellement je pense qu’il est illusoire d’espérer que les destructions écologiques pourraient être évitées par un mouvement de « contagion culturelle » contre la surconsommation : d’une part, ce mouvement concerne essentiellement les pays développés au sein desquels il fait l’impasse sur les besoins insatisfaits de millions de victimes de chômage, d’exclusion et de l’emploi précaire ; d’autre part, faute de changements structurels, les ruptures individuelles ne peuvent déboucher que sur un style de vie ascétique, fort peu « contagieux » en vérité… Eviter un basculement climatique sans recourir à des technologies d’apprenti sorcier n’est possible qu’en réduisant radicalement la consommation d’énergie et, par conséquent, la transformation ainsi que le transport de matières. Les « décroissants » ont le mérite d’avoir introduit cette question dans le champ politique. Cependant, la décroissance ne constitue pas un projet de société : ce n’est qu’une contrainte quantitative de la transition. Il s’agit certes d’une contrainte majeure, qui lance des défis nouveaux à toute stratégie de transformation sociale. Mais la manière de relever ceux-ci n’est pas tranchée sur le plan qualitatif, et c’est précisément ce qui explique la coexistence de courants « décroissants » de gauche et de droite, diamétralement opposés.

LES TECHNOLOGIES, NOTRE SALUT ?

Trois choix technologiques risquent selon vous d’aggraver les impacts environnementaux et sociaux du réchauffement climatique. Lesquels et pourquoi ?

D.T. : Les trois choix technologiques qui risquent selon moi d’aggraver les impacts environnementaux et sociaux du réchauffement climatique, sont : la production massive d’agrocarburants, le « charbon propre » et le développement de l’énergie nucléaire. Je m’explique. La production massive d’agrocarburants, d’abord. Dans tous les cas, à l’exception de celui de la canne à sucre, le bilan énergétique de la production d’agrocarburants est négatif.En outre, la production massive d’agrocarburants implique soit un appauvrissement des sols, soit un usage déraisonnable d’engrais nuisibles à l’environnement et au climat et dont la production requiert de grandes quantités d’énergie. Qui plus est, les effets pervers des agrocarburants ont déjà été démontrés par l’éthanol et le biodiesel qui ne couvrent encore qu’une infime fraction des besoins énergétiques dans le domaine du transport. Lors de leur production, la satisfaction du droit fondamental à l’alimentation, les droits des communautés indigènes, la santé des populations (menacée par l’usage massif de pesticides) et la protection de l’environnement passent à l’arrière-plan.

Autre choix technologique : le charbon dit « propre » ?

D.T.  : Cette option, non plus, n’est pas sans inconvénients. Le « charbon propre » est une technologie qui permet de capter les émissions de CO2 des centrales thermiques et de les stocker sous terre dans un état dit « supercritique ». Une des menaces les plus redoutables du charbon, « propre » ou pas, est l’empoisonnement par des métaux lourds, en particulier le mercure, dont les émissions mondiales croissent de manière inquiétante au fil du temps. Aautre grand problème : l’étanchéité à long terme des réservoirs. Bien que certains gaz soient restés sagement confinés depuis des centaines de millions d’années dans les profondeurs du globe, elle ne peut être garantie de façon totalement satisfaisante. Enfin, les effets du stockage du « charbon propre » sur la stabilité des couches géologiques ne sont pas encore connus…

Reste le nucléaire…

D.T.  : Last but not least ! Le développement de l’énergie nucléaire constitue un choix technologique qui n’est pas non plus exempt de conséquences sociales et environnementales. En effet, le nucléaire reste de loin la principale menace technologique, et probablement la seule cause possible de destruction totale de l’humanité par elle-même. En dehors de ces conséquences possibles pour l’humanité, l’énergie nucléaire n’est pas neutre pour le climat. Certaines études montrent même que, si l’on prend en considération l’ensemble de la chaîne de production nucléaire - de la fabrication du combustible au démantèlement des centrales et à la gestion de déchets- cette filière émet davantage de CO2 par kWh produit qu’une centrale à cogéneration au gaz et environ un tiers des émissions d’une centrale au gaz performante. Qui plus est, le nucléaire ne peut servir qu’à produire de l’électricité et celle-ci ne couvre globalement que 16,2% des besoins énergétiques finaux. Une stratégie climatique basée sur l’atome devrait porter cette part à 60 ou 70%, ce qui nécessiterait encore plus de centrales et la construction de réseaux en proportion… Il faudrait aussi disposer du combustible nécessaire et c’est ici que le bat blesse : les ressources connues d’uranium correspondent à peine à soixante années de fonctionnement du parc actuel des centrales. Enfin, le nucléaire ne permet pas de faire face aux pics de la demande de courant électrique car il fonctionne en quasi continu.

Propos recueillis par Paul Henriet (pahe@ccecrb.fgov.be) et Michèle Pans (mipa@ccecrb.fgov.be)


* Interview à paraître prochainement dans la Lettre mensuelle socioéconomique du Conseil central de l’économie, Belgique.


[1Il a publié « L’impossible capitalisme vert » aux éditions La Découverte.

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