Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Blogues

Le blogue de Pierre Beaudet

Changer le monde et prendre le pouvoir ?

La question est posée et il n’y a pas de réponse simple et simpliste.

Changer le monde est une entreprise parsemée d’embuches. Il y a un côté « utopique » (au sens noble du terme) : il faut se permettre de rêver, quitte à garder les pieds sur terre. En effet, on le sait, on l’a expérimenté, au Québec et ailleurs, on ne peut pas aller jusqu’à la moitié de la côte, bref se contenter de bricolage, que ce soit sur les questions économiques, écologistes, d’égalité. De l’autre côté, changer le monde, c’est une lutte de longue haleine. Comment réconcilier le court terme (changer ce qui peut être changé rapidement) et le long terme (les structures « lourdes », c’est la question qu’on se pose au moins depuis 150 ans.

Alors vient la question du pouvoir. S’l faut changer le monde, c’est que le pouvoir qui existe maintenant, non seulement n’est pas « adéquat », c’est qu’il ne veut rien changer quitte à faire des entourloupettes de temps en temps. Certes, sous la pression des luttes, on réussit parfois (mais pas toujours) à imposer des réformes (par exemple au Québec, la révolution-pas-si-tranquille, avec les acquis sociaux qui en découlaient, a été dans une large mesure imposée aux détenteurs du pouvoir). Néanmoins, on ne peut pas évacuer le pouvoir comme s’il existait, « à côté » de ce pouvoir, une espace idyllique, tranquille, où on pourrait être libre. Alors malheureusement, ce pouvoir, il faut le prendre et le transformer. C’est un autre dilemme, car le pouvoir, ce n’est pas un gouvernement, un lieu de commandement, un groupe de personnes, mais, comme le dit Foucault, un « dispositif », c’est-à-dire un ensemble complexe d’institutions, de règles et de lois, de références culturelles, de valeurs, de comportements. Gramsci, dans son temps, appelait cela l’hégémonie : les détenteurs du pouvoir contrôlent non seulement par la force, mais par la culture, la famille et toutes les pores de la société ce qui définit ce qui est « bon » et « pas bon ».

Il est donc arrivé 1000 fois si ce n’est pas 10 000 fois que des forces anti-systémiques, qui pensaient « prendre » le pouvoir (pour le changer) aient été elles-mêmes captées par ce pouvoir, pour en reproduire les traits essentiels. En d’autres mots, pour reprendre la poésie du Manifeste du FLQ, « pour remplacer la bande de fumeurs de cigare par une autre bande de fumeurs de cigares ». C’est sur cette perception que se sont développées des théorisations « anti-pouvoir », qui suggèrent de se « tenir loin » du pouvoir, de constituer, en marges ou dans un « ailleurs » quelconque une contre société. Cela n’a pas marché non plus, en gros.

Alors on se retrouve avec toute l’expérience des luttes populaires et de la sagesse de ceux et celles qui ont tenté de les appuyer et de les stimuler devant des débats qui ont l’avantage d’être plus réalistes. Oui, il faut prendre le pouvoir et oui, dans une lutte opiniâtre, très difficile et très risquée, il faut changer ce pouvoir pour en arriver à changer le monde. On se souhaite bonne chance…

Récemment dans une réflexion suggérée par plusieurs camarades de Québec Solidaire (Jessica Squires, Chloé Fortin Côté, Jean-Marie Coen, Andrès Fontecilla et André Frappier, il y a quelques belles idées sur comment un espace progressiste comme QS peut préfigurer ce « pouvoir anti-pouvoir » qui semble nécessaire. Cette réflexion n’est pas remise à la semaine des quatre jeudis quand et si surviendra un changement de pouvoir, mais elle concerne ce qui se passe aujourd’hui même, dans la capacité d’articuler des capacités stratégiques (qu’il faut développer pour se déplacer sur la scène politique) et une réelle démocratisation, qui permet aux membres d’être autre chose que des faire-valoir pour une poignée de chefs. En partant, la démocratie n’est pas un « luxe » ou encore moins un « irritant », mais un réel fondement d’un projet qui cherche à se définir comme un outil (parmi d’autres) pour stimuler l’élan d’un mouvement par en bas. QS pour moi et plusieurs autres, ce n’est pas une structure, quelques élu-es ou un programme, mais un mouvement citoyen où l’auto-organisation à la base doit être au premier plan. C’est un organisme qui vit, qui respire, pense, et où on lutte ensemble, y compris sur la scène politique (électorale), mais pas seulement là, dans la vie quotidienne, dans les « petites » batailles qui ne sont jamais si « petites » que cela, et dans la production d’une énorme capacité de réfléchir et de proposer.

Est-ce qu’on est rendus là ? Probablement non. Est-ce qu’on peut y arriver ? Probablement oui.

Récemment dans mes (très) modestes interventions dans le cadre de QS, j’ai eu une expérience qui a eu à la fois des bons et des mauvais côtés. Il s’agissait, en gros, de produire du matériel éducatif sur l’austérité et surtout sur la lutte contre ce programme néolibéral. Rien d’extraordinaire, juste quelques textes destinés au grand public. Au départ, nous avions une belle petite équipe de personnes, militantes et bénévoles. Pendant quelques temps, nous avons bûché sur la chose, avec de bons échanges, pour éviter le langage trop hermétique de la gauche traditionnelle, pour bien mettre le doigt sur l’essentiel. Et puis, il y a eu, pourrait-on dire des « interférences ». Des staffs du bureau de QS sont venus dans la discussion, sans doute selon des bonnes intentions. Et ils ont bloqué nos travaux. Ce n’était pas clair, mais on se faisait dire, indirectement et poliment, que nous ne pouvions pas produire un texte sans l’approbation des « autorités ». On ne savait pas qui étaient ces « autorités » et quelle était la procédure. Nonobstant le respect que j’ai pour certaines de ces « autorités », à commencer par les trois élu-es, je n’ai jamais compris pourquoi nous n’étions pas habilités à continuer notre travail, quitte, éventuellement, à en discuter, n’étant pas, d’emblée, les « propriétaires » du processus. Je dois dire que tout cela avait pour moi des odeurs de « vieille gauche » et aussi, cela révélait des peurs, partiellement légitimes mais exagérées, de perte de contrôle. Le pire était que nous n’avions pas d’information précise et concrète sur pourquoi une idée qui semblait bonne (produire du matériel éducatif) devait être remise à plus tard. Quant aux « autorités », on n’a jamais su ce qui les dérangeait dans le projet.

L’implication citoyenne dans tous les espaces de QS, que ce soit au niveau local et national, doit pouvoir reposer sur une large autonomie de ceux et celles qui sont impliqué-es, ce qui ne veut pas dire de fonctionner en vase clos. Il faut, en mettant sur la table des tâches ou des travaux, pouvoir dire au monde, « vous avez les capacités, on a confiance en vous. Voici les paramètres de temps, de ressources et de processus, et puis on va travailler ensemble ! C’est une question qui n’est pas technique (elle ne peut être simplement résolue par des protocoles établis d’avance), qui est en de compte politique et je dirais presque, culturelle. QS, c’est un outil de transformation par et pour tout le monde qui accepte un certain nombre (plutôt limité) de principes de base. Ce n’est surtout pas une « machine », une « stratégie de communication », des cadres compétents et un cercle fermé. Car si c’est cela, il sera question de « prendre le pouvoir », mais pas de « changer le monde ». Et aussi plus concrètement, cela ne marchera jamais, compte tenu du dispositif du pouvoir réel qui enferme le Québec dans une espère ce prison mentale. La démocratisation et la participation la plus large dans le processus de QS, ce n’est pas seulement une « vertu », mais une nécessité.

Sur le même thème : Blogues

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...