Édition du 17 décembre 2024

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Histoire

Une petite histoire des lois du travail et des lois spéciales : Cadre conceptuel et périodisation

S’il est un domaine de la pratique sociale qui n’échappe pas à l’interventionnisme étatique, c’est bien celui des relations de travail. C’est à la fin du XVIIIe que certains gouvernements (en France et en Angleterre) ont adopté les premières législations en lien avec l’action collective des travailleurs.

La particularité des toutes premières lois du travail est fort simple. Dans le contexte du libéralisme naissant, les gouvernements ont mis en place toute une série de mesures en vue d’interdire la vie associative qui allait à l’encontre de la libre entreprise (la « Loi Le Chapelier » en France (1791) et la « Combination Act » en Angleterre (en 1800)). Ce n’est qu’à travers plus de cent cinquante ans de luttes que les ouvriers d’hier - qu’on désigne aujourd’hui comme des salariés - ont été en mesure de conquérir les droits syndicaux fondamentaux suivants : le droit d’association, le droit de négociation et le droit de faire la grève.

L’histoire des lois du travail que nous effectuerons, au cours de la prochaine année, nous permettra de constater que ces droits fondamentaux conquis de haute lutte font, depuis plus de soixante ans, l’objet d’une suspension fréquente de la part des gouvernements fédéral et de la Province de Québec. Ces deux paliers de pouvoirs n’ont pas hésité à adopter des lois spéciales (ou des mesures exceptionnelles) ordonnant le retour au travail ou décrétant les conditions de travail ou (et) de rémunération.

Dans la présente série d’articles, nous entendons présenter ces lois exceptionnelles du travail (que nous appelons des « régulations exceptionnelles ») qui ont été adoptées par les gouvernements fédéral et de la Province de Québec depuis la libéralisation des relations de travail au Canada et au Québec. Mais d’abord, quelques paragraphes concernant notre cadre conceptuel et notre périodisation.

Cadre conceptuel

Les spécialistes et les praticiens des relations de travail savent fort pertinemment que lorsqu’il est question de rapports collectifs de travail dans le cadre d’une société capitaliste, on fait nécessairement allusion à un aspect de la vie sociale où la présence de règles s’impose d’emblée à la reconnaissance de l’analyste. En règle générale, dans une société capitaliste où prime "l’État dit de droit", les salaires et les conditions de travail sont déterminés par des règles d’origine légale ou (et) d’origine négociée. De plus, le processus de la négociation des conditions de travail et de rémunération est très fortement encadré par des règles légales[1].

Les rapports collectifs de travail constituent un domaine où existent incontestablement de nombreuses règles. Ces règles régissent à vrai dire les rapports et les relations entre différents acteurs sociaux qui sont directement concernés par le travail. Ces acteurs sociaux sont : les employeurs, les salariés et les composantes du pouvoir politique (les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire).

Ce qu’il faut entendre par la régulation

J.-D. Reynaud distingue deux types de régulation, en ce qui a trait aux relations de travail. Un premier type renvoie aux processus d’ordre qui se créent dans le cadre d’une négociation entre les acteurs concernés (employeurs et syndicats). Il s’agit de la régulation des rapports de travail telle qu’elle peut se définir entre deux acteurs qui négocient dans un face-à-face direct et que Reynaud appelle une régulation institutionnelle ou autonome[2].

Un deuxième type concerne l’encadrement des négociations, c’est-à-dire les droits, obligations et pouvoirs dont disposent les parties lors d’un face-à-face. Il s’agit, par conséquent, d’une régulation qui se rapporte à la nature même des règles du jeu que les acteurs doivent observer. Ce deuxième type de régulation est l’oeuvre du pouvoir politique. Cette régulation étatique correspond à la définition des règles constitutives du système et renvoie à la régulation de type contrôle social.

La régulation de type contrôle social

Chez Reynaud, rappelons que la régulation de type institutionnel (de premier niveau, dirons-nous) s’accompagne nécessairement, dans une société complexe, d’une régulation englobante ; il s’agit, en l’occurrence, de la régulation de type "contrôle social" (de deuxième niveau) qui est l’oeuvre du pouvoir politique. L’autorité souveraine utilise cette régulation pour intervenir dans les rapports sociaux. Cette régulation étatique vise à produire rien de moins qu’un ordre juridique. Reynaud nous prévient que ce dispositif juridique n’est «  ni si cohérent, ni si impérieux et (...) il ne se substitue pas purement et simplement aux régulations qu’il vient coiffer »[3]. De fait, dans la société, on retrouve une sorte de cohabitation[4], ainsi qu’une concurrence[5], entre la régulation de contrôle et la régulation institutionnelle.

La pratique historique nous démontre amplement que les interventions du législateur au niveau du droit du travail sont fréquentes. De plus, par ses interventions, le pouvoir politique ne se borne pas toujours à améliorer ou à compléter le droit existant. À l’occasion, "il change la nature ou, en tout cas, certains des équilibres principaux des systèmes sociaux intéressés"[6].

Les dirigeants politiques ne se restreignent pas à appliquer ou à faire respecter les règles ou les lois, ils peuvent les changer. De plus, ils se réservent le pouvoir d’intervenir dans des cas dits "extrêmes" ou correspondant à une situation « d’urgence nationale ». Il est donc important de distinguer les divers types de régulation de contrôle social dans le champ des rapports collectifs de travail. Il y a ce qu’on peut appeler une régulation courante ou de système (définition, modification et application de la règle) et une régulation exceptionnelle (suspension temporaire de certaines règles)[7].

Notre périodisation

Puisque nous entendons nous intéresser à l’évolution des règles du jeu en matière de relations professionnelles aussi bien précisez d’entrée de jeu que, pour l’essentiel, ces règles du jeu se structurent autour de trois variables fondamentales, à partir desquelles se sont élaborés les ordres normatifs en matière de relations de travail du XIXe siècle à aujourd’hui. Ces trois variables coïncident avec les revendications qui accompagnent le long combat de la classe ouvrière contre l’ordre bourgeois qui niait expressément, par la loi, les droits suivants : le droit d’association syndical, le droit de négociation des rapports de travail et le droit de faire la grève au travail.

Si nous scrutons l’évolution du droit à même ces trois variables, ce n’est pas en vue de mesurer la régulation de contrôle social du XIXe siècle à aujourd’hui à partir des réformes issues de la "démocratie industrielle", loin de là. Il s’agit plutôt d’examiner comment s’est transformée, selon l’évolution historique réelle, la régulation de contrôle social issue de l’époque où triomphait le libéralisme, jusqu’à la mise en place d’un dispositif de régulation du système des relations de travail fondé sur la libre contractualisation.

L’étude de l’évolution des lois du travail, examinée sous l’angle de la régulation de contrôle social (à même nos trois variables), fait nettement ressortir l’existence de quatre périodes pour le Canada et cinq pour le Québec[8]. Une première où l’État condamne la constitution de syndicats et rend impossible la négociation et le recours à des moyens de pression pour les salariés (de 1800 à 1872). Une deuxième où il décriminalise la formation de syndicats et permet dans une certaine mesure l’exercice de moyens de pression, sans rendre obligatoire cependant la négociation (de 1872 à 1944). Une troisième où il reconnaît le droit à la négociation tout en imposant de sérieuses balises à l’exercice des moyens de pression (de 1944 à aujourd’hui pour le secteur privé). Une quatrième où il élargit aux salariés de la fonction publique et parapublique les droits associés à la libre contractualisation (droit d’association, droit à la négociation et droit à la grève) (de 1964 à 1985 pour le Québec et de 1967 à aujourd’hui pour le Canada). Enfin, une dernière période, s’appliquant au Québec, où l’État remodèle à son avantage le régime de négociation dans les secteurs public et parapublic (de 1985-1986 à aujourd’hui).

Nous avons tenu à rappeler que toute proposition de périodisation des lois du travail ne doit pas commencer par la loi de 1872 qui avait pour effet de décriminaliser les coalitions ouvrières et l’exercice de la grève. De fait, on retrouve diverses lois du travail, antérieures à cette date, qui contribuent à la mise en place d’un régime de relations de travail que nous qualifions de "libéralisme totalitaire". Ce régime de relations de travail impose un ordre disciplinaire très exigeant pour les salariés et il constitue une négation absolue de leurs droits selon les trois variables retenues.

À suivre…

Yvan Perrier

4 juin 2023

18h30

yvan_perrier@hotmail.com

1. Jean-Daniel Reynaud, "Pour une sociologie de la régulation sociale", Sociologie et sociétés, vol. XXIII, n0 2, automne 1991, page 19.
2. Ibid, page 24.
3. Idem, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989, page 179.
4. "La thèse que nous voudrions défendre (...) est que les régulations de l’État sont bien des régulations de contrôle, mais qu’elles ne suppriment pas les autres régulations (...)". Ibid, page 174.
5. "La régulation de contrôle que constitue la règle de droit vient-elle se substituer aux régulations autonomes des groupes sociaux ? La formulation même que nous employons annonce notre réponse : comme tout contrôle, elle agit profondément sur les rapports sociaux. Mais elle ne supprime pas toute autre régulation. Au contraire, la règle de droit est dans un rapport d’échange, de conflit, de négociation avec les règles indigènes. L’effet de contrôle n’en fait pas table rase". Ibid, page 185.
6. Ibid, page 189.
7. Idem, Sociologie des conflits de travail, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, page 49.
8. Si on retient les secteurs public et parapublic.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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