Tiré de À l’encontre.
Correio da Cidadania : Comment avez-vous évalué l’arrestation et la libération de Temer en quelques jours ? Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte actuel ?
Ruda Guedes Ricci : La prison, comme plusieurs autres opérations, ne s’est pas déroulée dans des conditions normales. A aucun moment, Michel Temer n’a signalé la possibilité d’une évasion du pays ou d’un acte d’obstruction à la justice. Il n’y a aucune raison de l’arrêter pour des signes de corruption sans qu’il ait droit à la défense et sans aucune situation qui génère des difficultés dans l’enquête sur un fait apparemment illicite. Dans l’État de droit démocratique, il y a des procédures à suivre, selon lesquelles la personne est innocente jusqu’à preuve du contraire (présomption d’innocence). Ce sont des citoyens de plein droit. [Voir aussi l’article publié sur ce thème en date du 31 mars 2019]
L’emprisonnement de Michel Temer était une autre action visant à utiliser le pouvoir judiciaire et la loi pour attaquer et faire pression politique sur certains pouvoirs constitués. Dans cette affaire, une action délibérée de l’exécutif fédéral [entre autres Sregio Moro] contre le pouvoir législatif était évidente, en particulier la Chambre des députés, compte tenu également de l’emprisonnement de Moreira Franco [membre du MDB, ministre des Mines et de l’Energie d’avril 2010 à décembre, précédemment attaché au cabinet de présidence Temer ; il est accusé d’avoir profité des largesses de la grande firme de construction Odebrecht] qui, lui, a des liens de famille avec Rodrigo Maia [président de la Chambre depuis 2016 et qui est associé aux opérations de distribution de « cadeaux » par la firme Odebrecht, membre du parti Démocrates].
Cela s’est produit à l’occasion d’une série d’attaques et de pressions sur le gouvernement fédéral, puisque Maia essayait d’augmenter son espace et celui de son parti (Démocrates – DEM), en réduisant des espaces au gouvernement et en imposant certaines défaites lors de votes dans le législatif, comme dans le cas de la mesure provisoire qui empêchait l’accès aux informations publiques fédérales. Il a battu ce député et a ensuite déclaré que « le DEM est disposé à améliorer l’influence du gouvernement à la Chambre et au Sénat », deux chambres dirigées par le DEM, en échange de plus de place. Bolsonaro ne céda pas et l’exécutif décida d’attaquer avec l’arrestation de Temer. Ça a mal tourné parce que Maia voulait « encercler » le gouvernement.
C’est une incarcération très étrange et un « peu hors du temps », bien qu’il y ait des indications selon lesquelles Michel Temer a effectivement commis des crimes. Mais nous devons suivre les règles démocratiques.
Correio da Cidadania : Qu’en est-il de Lava Jato à ce stade-ci ?
Ruda Guedes Ricci : Je ne peux pas résister au jeu de mots : il fait eau. Ce n’est pas l’intention de Bolsonaro, à tel point qu’il a placé Sergio Moro comme ministre de la Justice. Toutefois, depuis qu’il est au pouvoir, il perd à chaque fois.
Il est possible que cet arc d’alliances qui a soutenu Lava Jato avant tout contre le PT ait compris que l’opération a déjà accompli la tâche : celle de renverser l’ancien gouvernement et que le Lava Jaton, il atteindra les cibles qui n’ont rien à voir avec le PT. Ainsi, il aurait déjà « atteint le plafond ».
J’ai l’impression qu’à partir de maintenant, il y aura plusieurs changements dans le climat politique que connaît le Brésil depuis 2015. Pour mémoire, le sommet de l’audience l’extrême droite au Brésil et de la mobilisation de la population contre les agendas de gauche au pouvoir était, selon l’institut Vox Populi, fut atteint en décembre 2015. Dès lors, la part de la population qui demande un retour de la dictature, prêche la haine, etc. a commencé à diminuer. Le vote conservateur s’est stabilisé, mais pas le vote d’extrême droite radicale.
Cela signifie que, lentement, le pays commence à retrouver certains axes traditionnels et à laisser de côté l’état de ravissement de la droite, dont l’apogée fut 2015. Lava Jato, d’une certaine manière, se trouve au milieu de ce retour du balancier politico-idéologique brésilien. Il est allé jusqu’à la limite de l’espace ouvert par l’extrême droite en 2015 et commence à revenir à la normale. En cela, nous constatons le déclin accéléré de la popularité du gouvernement Bolsonaro, résultat d’un tel contexte.
Correio da Cidadania : Dans ce sens de la baisse de popularité du président, quel bilan peut-on faire au moment où s’achèveront les 100 premiers jours de gouvernement, traditionnellement une période de meilleure compréhension de la part de la population ?
Ruda Guedes Ricci : Un désastre complet. C’est le gouvernement le plus désastreux depuis la fin du régime militaire. Tout d’abord, il y a un grand manque de coordination. Les ministères semblent, pour plusieurs d’entre eux, un gouvernement laissé à lui seul. Ils ne forment pas un ensemble de ministères dirigés par un exécutif central. Il est clair qu’il n’y a jamais eu de projet politique stratégique.
Ainsi, une thèse forte de l’année dernière commence à être corroborée : le bloc qui a porté au pouvoir Bolsonaro n’imaginait pas qu’il gagnerait l’élection. Ce n’est qu’à la fin du premier tour qu’il a commencé à réaliser cette possibilité. C’est un gouvernement sans coordination et sans projet, qui a perdu ses bases au Congrès. Et il y a un discours en coulisse selon lequel les militaires au sein du gouvernement commencent déjà à discuter à l’interne de la solution parlementaire, afin de réduire le pouvoir de Bolsonaro. C’est le début d’une situation embarrassante pour l’armée.
La situation du président est la pire possible, inimaginable pour ceux qui ont vu sa victoire. Une victoire « émouvante », jouant sur l’histoire de la blessure au couteau et de la vague de fausses nouvelles, surtout dans la dernière ligne droite du premier tour et au début du second.
Mais, en fait, il y a une très grande différence entre gagner une élection et détenir le pouvoir de gouverner. Il a réussi à gagner une élection, mais il n’a aucune base politique ou sociale pour diriger le gouvernement.
Correio da Cidadania : La spéculation selon laquelle le marché voulait se défaire du gouvernement, ainsi que le traitement que certains hommes d’affaires ont réservé au général Hamilton Mourão (vice-président) lors d’un événement du Fiesp (Fédération des industries de é’Etat de São Paulo) la semaine dernière, qu’est-ce que cela signifie ?
Ruda Guedes Ricci : Tout d’abord, en février, pendant la période de redressement post-opératoire de Bolsonaro, le Reserved Report, une publication créée en 1966, l’une des plus ancienne du pays et destinée à la communauté des affaires, soulignait déjà que les militaires avaient décidé de ce que l’on appelle « la tutelle militaire du gouvernement ». Il y avait déjà une scission au sein du gouvernement.
Il faut se rappeler que l’armée compte environ 130 postes de premier et de deuxième niveau, huit ministres et le vice-président. C’est le principal bloc au sein du gouvernement, en termes de cohésion. Ensuite, il y a le bloc des hommes d’affaires, dirigé par Paulo Guedes, et puis les évangéliques. Mais aucun des deux de dispose de la même force.
La question parlementaire est traitée par certains avec désinvolture. Les militaires ne veulent pas d’un coup d’État, ils ne veulent pas d’une action en dehors de la logique et des règles constitutionnelles, car ils savent que leur image est ternie après le régime militaire.
La situation est la suivante : Bolsonaro est isolé. C’est le pire moment de sa vie politique. Ses enfants sont une nuisance [affaires de corruption les visant] ; il y a des relations avec les milices ] ; des nominations obscures de conseillers ; la mort de Marielle [crime dû à l’action des milices qui sont en rapport avec Bolsonaro] ; des dépenses avec des cartes de crédit d’entreprise ; des déclarations inappropriées ; des attaques contre d’autres pays qui ne sont pas de mise pour la plus haute autorité nationale, faites comme si Bolsonaro se trouvait sur une scène électorale. Tout cela affecte son leadership d’une manière accélérée et aujourd’hui, il est en même temps, il faut avoir à l’esprit que peu de temps avant, il n’était qu’un simple parlementaire.
Bolsonaro n’a pas pu assumer effectivement ses fonctions de Président de la République. Il ne dirige pas le pouvoir exécutif. Il y a un vide de pouvoir que les militaires tentent d’occuper. Il faut que cela soit très clair.
Quant aux hommes d’affaires, ils font pression pour la réforme de la sécurité sociale, mais il semble qu’elle ne sera pas approuvée si elle est soumise au vote. Éventuellement, cela sera tranché de façon à ce que les articles qui ont le plus d’implications financières soient négociés et que l’ensemble de l’œuvre soit préservé. Qu’est-ce qui est central dans cette contre-réforme ? La soumission du système de sécurité sociale à la capitalisation et donc la création d’une sécurité sociale privée, principalement pour les segments de la population à revenu moyen ou moyen supérieur.
Paulo Guedes négocie avec les syndicats des fonctionnaires fédéraux une contribution similaire à celle du CPMF [Contribution provisoire sur les mouvements financiers], et avec cet instrument les hommes d’affaires collecteraient des fonds pour le financement du Welfare. Et avec ce fonds, le bien-être public des plus pauvres serait financé. Mais les nouvelles qui apparaissent ne révèlent pas que les négociations en cours aient avancé, ce qui laisse entendre que la (contre)réforme de la sécurité sociale ne va pas pouvoir être adoptée au Congrès national, du moins aujourd’hui.
Correio da Cidadania : A propos de la visite de Bolsonaro aux Etats-Unis, quel est votre commentaire ? Et quelle place est donnée au Brésil au niveau régional et mondial ?
Ruda Guedes Ricci : J’ai eu l’impression que Bolsonaro pensait être à Disneyland. Il n’a rien apporté au pays. Et il n’a pas obtenu ce qui semblait espéré par les secteurs de l’agrobusiness. Il est revenu avec une casquette. C’était le grand gain issu du voyage : une casquette Trump.
Ce voyage n’a exprimé aucun leadership, aucun avantage, Bolsonaro a laissé complètement à Trump la conduite de la rencontre et n’a rien obtenu. Comme il y a été dit, il est allé se promener à Disney.
Correio da Cidadania : Pensez-vous qu’il existe déjà des possibles ripostes de l’opposition à ce qui se passe ? Comment voyez-vous le rôle des secteurs de gauche (PT) qui sont au gouvernement depuis plus d’une décennie (le premier mandat de Lula date de 2003) et qui sont maintenant dans l’opposition ?
Ruda Guedes Ricci : Ce que nous pouvons voir, c’est que nous avons un bloc d’extrême droite qui a beaucoup progressé dans une configuration électorale très chahutée. Le PSL (le parti de Jair Bolsonorao), qui est un parti de second rang, est un parti sans leadership, fêlé, non structuré. Nous assistons à une nouvelle avancée des secteurs conservateurs et de centre-droit. Mais nous ne voyons pas de gauche occuper l’espace. Nous voyons des « événements politiques » lancés par la gauche, mais cette dernière n’a pas de projet stratégique unifié. Et elle a encore beaucoup de mal à manifester une capacité de leadership pour des secteurs de base de la société brésilienne.
En effet, sous les gouvernements « Lulista (du PT), les mouvements sociaux se sont concentrés sur les négociations avec l’Etat. Le mouvement du logement s’est assis pour négocier avec la Caixa Econômica Federal ; le mouvement de l’éducation avec la MEC (ministère de l’Education) ; le mouvement de l’agriculture familiale avec le Ministère du développement agraire ; la lutte pour la terre avec l’INCRA, etc.
Cette logique de fragmentation, qui repose sur l’orientation des politiques sociales fragmentées et non plus sur leur universalisation, a profondément réduit l’écho des mouvements sociaux. C’est un des raisons pour lesquelles il est si difficile de les unifier dans la phase actuelle.
En même temps, nous sommes confrontés à une crise du mouvement syndical et de ses sources de financement, étant donné que la réforme du travail a supprimé la taxe syndicale et qu’il est maintenant exigé que la cotisation mensuelle décidée en assemblée soit payée par le travailleur avec un bulletin de versement, de manière individuelle.
Enfin, il y a un changement dans les caractéristiques de la société, selon les données de Vox Populi. L’électorat de gauche a aujourd’hui la même taille que l’électorat de droite, environ 30%. L’anti-gauche, le discours de haine, seulement 8%. Le reste, c’est 40%. Ces 40%, selon le camp auquel ils s’accrochent, provoquent l’élection d’un candidat. Lula a réussi à gagner la plus grande partie de ce groupe et son parti a remporté quatre élections.
Avec la gauche s’éloignant de sa base sociale, après l’usure des gouvernements dits de gauche [PT et alliés], Bolsonaro a réussi à attirer une partie significative de ce bloc de 40%, ajoutant un pourcentage à celui historique de la droite. Et qui a quitté la base « lulista » pour la base Bolsonaro ? Les évangéliques, surtout les femmes. Fernando Haddad (candidat du PT à la présidentielle) avait un léger avantage parmi les catholiques. Parmi les évangéliques, l’avantage de Bolsonaro était presque triple. Et cet électorat est préoccupé par la question de la famille, dont la gauche ne peut pas parler. La gauche sait parler de droits collectifs des travailleurs, pas de famille.
Mais cet électorat se préoccupe de la famille, qui constitue sa référence. C’est pourquoi, lors de la fausse vague de nouvelles (fakenews), la grande cible n’était pas les communistes ou la gauche. Ce furent les femmes et les homosexuels qui voulaient « détruire » la vie des familles, les enfants [droit à l’avortement attaqué avec vigueur par les évangéliques, entre autres] et des « femmes honnêtes ». La question sexuelle qui divise la gauche et la droite est le fondement de la contestation idéologique des valeurs de la société. La gauche, les syndicats et les mouvements sociaux (même ceux qui réussissent) ne parlent pas de cette question et perdent ainsi de la place. (Article publié le 1er avril 2019, sur le site Correio da Cidadania, traduction A l’Encontre)
Gabriel Brito est journaliste et rédacteur en chef de Correio da Cidadania. Ruda Guedes Moisés Salerno Ricci (1962) a enseigné à Unicamp. Actuellement directeur de l’institut Cultiva dans l’Etat de Minais Gerais.
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