Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Algérie

Algérie : ce n’est qu’un début

A la mémoire du camarade Achour Idir.

La mobilisation du peuple algérien a donc fini par payer. Un mois et demi après l’irruption des masses populaires sur la scène politique, le 22 février 2019, Abdelaziz Bouteflika a fini par démissionner le 2 avril. Il n’aura finalement pas achevé son mandat et sera sorti par la petite porte de l’Histoire. Les manifestations de toute la population chaque vendredi et celles des travailleurs, étudiants, avocats, magistrats, architectes, médecins, retraités… durant les jours de semaines, ainsi que les grèves locales et les grèves générales sectorielles sont venues à bout de la volonté du clan présidentiel de se maintenir.

Infatigable militant syndical et politique dont le cœur ardent mais fatigué a lâché dans la nuit du 3 au 4 avril 2019.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Hocine Belalloufi, journaliste et militant du PST basé à Alger, analyse les ressorts de cette mobilisation populaire et ouvre le débat stratégique sur ses perspectives. Ancien coordinateur de la rédaction de l’Alger républicain de 2003 à 2008 , il est également l’auteur de deux ouvrages : La démocratie en Algérie. Réforme ou révolution ? (Apic et Lazhari-Labter, Alger, 2012) et Grand Moyen Orient : guerres ou paix ? (Lazhari-Labter, Alger, 2008).

Fin de partie

La démission de Bouteflika est une immense victoire politique, remportée en dépit d’une ultime manœuvre du président démissionnaire qui, en échange de son renoncement à candidater à un cinquième mandat, cherchait jusqu’ici à piloter une transition contrôlée afin d’assurer la perpétuation du régime autoritaire-libéral à façade démocratique en place depuis trois décennies. En effet, dans sa lettre du 11 mars au peuple algérien, Bouteflika, prenant acte de son échec à passer en force pour un cinquième mandat :

– renonçait formellement et officiellement à se présenter à la présidentielle,

– annulait en violation de sa propre légalité le scrutin présidentiel du 18 avril et annonçait l’ouverture d’une transition non limitée dans le temps à l’issue de son quatrième mandat,

– se maintenait tout aussi illégalement en poste jusqu’à la fin de la transition annoncée,

– congédiait le Premier ministre Ahmed Ouyahia et chargeait le ministre de l’Intérieur Noureddine Bedoui de former un nouveau gouvernement ouvert, y compris à l’opposition,

– annonçait son intention de convoquer dans les plus brefs délais une Conférence nationale inclusive, composée de représentants des partis politiques du pouvoir et de l’opposition, des « élites » et autres « personnalités indépendantes » de la « société civile ».

L’ancien diplomate algérien et onusien Lakhdar Brahimi fut rappelé pour piloter de manière informelle la préparation de cette Conférence nationale.

La manœuvre fut rejetée par les Algériens qui multiplièrent durant toute la semaine les marches, sit-in, grèves… qui culminèrent dans les immenses manifestations des vendredis 15 et 22 mars. Cette mobilisation exacerba les dissensions au sein du pouvoir. Le vice-Premier ministre et chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, qui fut l’un des soutiens les plus déterminés du Président, n’évoquait plus son nom dans ses discours et insistait sur les liens privilégiés unissant le peuple à l’ANP. Les deux principaux partis de la coalition présidentielle, le RND et le FLN, connurent des démissions individuelles et collectives de militants et d’élus et des demandes de limogeage de leurs dirigeants respectifs, Ahmed Ouyahia et Moad Bouchareb.

En dépit de ces difficultés, à la veille de la manifestation du vendredi 22 mars, le pouvoir persistait dans sa volonté de mettre en œuvre le scénario présidentiel du 11 mars.

La détermination populaire a fini par provoquer l’éclatement des contradictions au sein du pouvoir. En dépit du mauvais temps, hommes et femmes de toutes conditions sociales, jeunes et vieux, et même des enfants, investirent massivement la rue le 22 mars pour réitérer avec force leur refus des propositions de sortie de crise avancées par Bouteflika et maintenir leur exigence du départ du régime.

Cette détermination affecta durement la cohésion interne du régime. Alors que le nouveau gouvernement tardait à voir le jour, les candidats ne se bousculant pas au portillon, les rangs du RND et du FLN se désagrégèrent. Nombre de militants et d’élus et même les dirigeants les plus haïs, à l’instar de leurs Secrétaires généraux respectifs Ahmed Ouyahia et Moad Bouchareb, se rallièrent sans vergogne au mouvement. Le Secrétaire général de l’UGTA (Union générale des Travailleurs Algériens) ne tarda pas à s’aligner… Les plus opportunistes qui soutenaient jusque-là le Président demandèrent publiquement son départ à l’issue de son quatrième mandat.

« Toi aussi Brutus »

Ils furent finalement rejoints le 26 mars par l’homme fort du pouvoir. Ahmed Gaïd Salah soutint que la seule solution résidait désormais dans l’application de l’article 102 de la Constitution1 qui prévoit la démission du Président de la République ou sa destitution pour état d’empêchement ou de décès. La manifestation du vendredi 29 qui mettait dans le même sac les différents clans du pouvoir poussa Gaid Salah à accentuer la pression sur Bouteflika afin qu’il démissionne.

Aujourd’hui, le chef d’état-major se présente en bras armé, non plus du Président qu’il a poignardé, mais du mouvement populaire dont il serait le défenseur. Il fait mine de découvrir la corruption endémique qui gangrène le pays. Il cherche ainsi à récolter les fruits de la démission de Bouteflika.

Or, jusqu’au 26 mars, le départ du chef de l’État ne figurait ni à son agenda personnel ni à celui d’Ahmed Gaïd Salah ni à celui d’aucun dirigeant. Tous entendaient imposer l’option Bouteflika. En candidat à un 5e mandat d’abord, puis en pilote d’une transition contrôlée. Les millions de manifestants des vendredis les en dissuadèrent. Cette victoire est donc bien celle du peuple qui a bravé les interdits du pouvoir en manifestant chaque jour aux quatre coins du pays sans demander d’autorisation administrative ni même les déclarer.

Nouvelle manœuvre du régime

La joie et la fierté d’avoir contraint Bouteflika à abdiquer ne doivent cependant pas masquer le fait que le régime autoritaire-libéral à façade démocratique reste en place. Le peuple algérien n’a pas encore, et de loin, recouvré sa souveraineté bafouée.

La « solution constitutionnelle » du chef d’état-major constitue une manœuvre politique de replâtrage du régime. Elle sacrifie le Président dans le but de faire avorter toute perspective de transition démocratique et de changement de Constitution. L’article 102 implique le maintien de l’actuelle Constitution, du gouvernement, du Conseil constitutionnel, des deux chambres du Parlement et de toutes les institutions du régime autoritaire… Quelques droits sont déjà concédés, provisoirement, en matière de création d’associations, de syndicats et de partis, mais le pouvoir pourrait se maintenir comme il le fit après Octobre 1988 car c’est à lui que reviendra la charge d’organiser les futures présidentielles dont personne ne peut douter qu’elles seront remportées par le candidat du régime.

Une telle issue représenterait même une régression par rapport à la manœuvre de Bouteflika du 11 mars, dans la mesure où elle exclurait même sa fantoche Conférence nationale inclusive… Avec l’article 102, on passerait de la transition bouteflikienne contrôlée et pilotée par le pouvoir à l’absence de transition. Il s’agirait fondamentalement d’un retour au 21 février ! C’est pourquoi de nombreux manifestants ont avancé le mot d’ordre d’application des articles 7 à 12 qui restituent au peuple sa souveraineté pleine et entière, en lieu et place de l’article 102.

Ouverture de l’acte 2 de la lutte

Tout indique que le mouvement populaire ne connaîtra pas la décrue souhaitée par le numéro deux du RND, Chihab Seddik. Aujourd’hui 5 avril2, il devrait rejeter de nouveau massivement l’option du maintien du régime que représente l’application de l’article 102.

Les manifestations spontanées qui se succèdent depuis le 31 mars dans tout le pays (étudiants, avocats, retraités…), l’appel de la Confédération des syndicats autonomes (CSA) à une grève générale le 10 avril, grève soutenue par les Juges et les fonctionnaires du secteur de la Justice, et les marches nocturnes qui ont suivi l’annonce de la démission du Président le 2 avril prouvent que le mouvement populaire exige un changement complet et ne tombe pas dans le panneau qui présente Bouteflika en bouc-émissaire de tout le régime.

La démission du Président a fait apparaître au-devant de la scène le pouvoir réel, le noyau dur du régime. Ce pouvoir réel n’est pas celui de l’ANP. L’armée nationale populaire est constituée des djounoud (soldats), sous-officiers et officiers. Mais le pouvoir réel est celui de la très haute hiérarchie militaire qui constitue le bras armé du régime. De 1962 à ce jour, elle n’a eu de cesse de faire et défaire les Présidents et soutient, depuis 1980, une politique libérale antinationale, antisociale et antidémocratique.

C’est ce bras armé qui a ramené et perpétué le règne de Bouteflika durant vingt longues années et ce, en violation de leur propre Constitution imposée de force au peuple algérien. Et alors que ce dernier est en train de combattre pour arracher sa citoyenneté, ils voudraient qu’il se reconnaisse dans cette Constitution qui les a maintenus dans un état de subordination politique.

« Le pouvoir constituant appartient au peuple »

En tentant de dévoyer la mobilisation populaire par un artifice juridique (l’article 102) dans le but de sauver un régime autoritaire corrompu, le noyau dur a pris la lourde responsabilité et le risque de placer face à face le peuple et l’armée et de mettre ainsi en danger l’État algérien face aux appétits de l’impérialisme (G7, OTAN, Israël…), de la réaction régionale (monarchies arabes, Turquie…) et de leurs relais intérieurs.

Le mouvement populaire ne s’est pas trompé. Il ne s’est pas tourné contre l’ANP dont la fonction consiste à défendre le peuple, ses acquis et son bien-être social, sa souveraineté nationale sur ses richesses, ses frontières et sa souveraineté politique. Ils ont par millions scandés : « Djeich-chaab, khawa khawa » (l’armée et le peuple sont frères). Ils en ont fait de même avec les éléments de la police qu’ils se sont abstenus d’affronter lors des manifestations.

Ils s’opposent en revanche au projet de la très haute hiérarchie militaire de maintenir le régime. Le recours aux articles 7 à 12 de l’actuelle Constitution peuvent constituer une fenêtre débouchant sur l’expression libre d’une souveraineté populaire trop longtemps bafouée. Mais la solution à la présente crise ne peut être que politique et non constitutionnelle. Elle implique d’installer un gouvernement provisoire chargé de défendre la souveraineté nationale, de satisfaire les revendications populaires et d’organiser un vaste débat dans tout le pays couronné par l’élection d’une Assemblée Constituante souveraine.

Deux projets antidémocratiques

Trois projets émergent aujourd’hui, dont un seul correspond aux intérêts populaires.

Le premier, défendu par le pouvoir, entend maintenir l’inique ordre constitutionnel en vigueur.

Le deuxième est celui d’une transition courte, par le haut, qui maintiendrait ou réaménagerait quelques aspects de l’actuelle Constitution. C’est le projet de l’opposition ultralibérale, toutes tendances confondues (laïcs, nationalistes, islamistes). Il exprime les intérêts de la fraction compradore de la bourgeoisie.

Sous prétexte d’urgence, il vise l’élection d’un Président qui aurait, enfin, la « légitimité » d’imposer au peuple les « sacrifices nécessaires à son bonheur » : fin des subventions aux prix des produits de première nécessité, de l’électricité, de l’eau, du gaz, de l’essence… et aux acquis en matière de santé, d’éducation. Transformation du Code du Travail en Code du Capital, allongement de l’âge de la retraite, blocage des salaires, entraves aux droits de grève et d’organisation syndicale. Ouverture de l’économie algérienne à l’économie capitaliste mondiale par le retour à l’endettement externe, la convertibilité du dinar, l’abaissement total des barrières douanières…

L’insistance du courant ultralibéral à mettre au musée l’UGTA est aussi révélatrice que suspecte. Alors que les syndicalistes et les travailleurs conscients se battent pour se réapproprier cette organisation tombée sous la coupe d’une bureaucratie anti-ouvrière, les ultralibéraux veulent dissoudre cet outil stratégique de défense des intérêts des travailleurs. Un outil stratégique dans la perspective d’une alternative nationale (anti-impérialiste), démocratique (antiautoritaire) et sociale (antilibérale).

Une Assemblée Constituante pour redonner la parole au peuple

Le troisième projet est porté, avec des nuances, par les partis, mouvements et personnalités qui défendent l’élection d’une Assemblée Constituante. Le peuple, et lui seul, doit choisir sous quel type de régime il entend vivre : parlementaire, présidentiel, ou autre.

Il lui revient de décider s’il veut maintenir la monarchique fonction présidentielle ou s’il préfère que le Parlement, élu à la proportionnelle intégrale, élise un gouvernement qui préside. S’il veut ou non un Sénat chargé de contrôler et de contrer la volonté de l’Assemblée populaire nationale, s’il préfère élire des représentants pour un ou plusieurs mandats. S’il entend introduire un droit de révocation à l’égard de tout élu qui trahirait ses mandants, respecter ou non l’indépendance de la Justice, contrôler ou non le gouvernement. S’il doit introduire, aux côtés de la vieille démocratie représentative poussiéreuse, des formes de démocratie directe : comités de quartiers et de villages, d’entreprises, d’institutions scolaires.

Dans le climat de politisation de masse actuel, l’idée de Constituante est en train de faire son chemin dans les consciences, contre l’avis du pouvoir et de l’opposition ultralibérale. Les adversaires du retour à la véritable souveraineté du peuple avancent de misérables arguties.

La première est celle du « vide constitutionnel ». Ils dramatisent les choses à dessein, en vue d’effrayer la population. Attention nous préviennent-ils, les institutions s’écrouleront si nous sortons du cadre de l’actuelle Constitution. Ils oublient que, de 1962 à 1976, l’Algérie a vécu sans Constitution. Cela n’a pas empêché l’État de fonctionner, de hisser le pays parmi les principaux leaders du Non-alignement, de récupérer les richesses naturelles du sol et du sous-sol, d’améliorer la condition des masses populaires en matière d’éducation, de santé et de travail, de lancer les bases d’une industrie devant lesquelles la misérable économie de bazar actuelle ne pèse pas lourd… Le peuple mobilisé est à même de se doter d’un cadre transitoire pour aller vers une Constituante chargée d’élaborer une nouvelle architecture institutionnelle.

La deuxième argutie est celle de « l’urgence ». Or, le passage d’un régime dictatorial ou autoritaire à un régime démocratique ne peut s’opérer en un clin d’œil. Assurer la participation réelle et massive du peuple s’avère fondamental si l’on entend donner des bases solides au futur régime démocratique.

Enfin la troisième réside dans un « danger islamiste » totalement exagéré et qui banalise la victoire du peuple algérien sur l’islamisme armé. Cette position ignore l’évolution d’une société profondément imprégnée de culture religieuse mais absolument pas gagnée au projet d’Etat théocratique comme le prouvent les mots d’ordre scandés lors des manifestations, la présence plus que massive des femmes dans le mouvement et le déploiement généralisé de l’emblème national qui signifie que l’identité algérienne est politique et non culturelle (religieuse, linguistique…). L’islamisme doit continuer à être combattu politiquement et non par l’instauration d’un régime censitaire ou d’une nouvelle démocratie de façade.

Les conditions d’instauration d’un régime démocratique murissent indéniablement, même si la route est semée d’embuches. S’abstenir de lutter sous prétexte d’une absence de garanties équivaut à prôner le maintien du statu quo.

Quelles perspectives stratégiques ?

Déstabilisé un moment par la soudaineté et l’ampleur du mouvement populaire, le pouvoir, par l’intermédiaire du chef d’état-major, entend reprendre la main en forçant le Conseil constitutionnel à enclencher l’application de l’article 102 qu’il présente comme la réponse idoine aux revendications populaires, feignant par là-même d’ignorer que le régime libéral autoritaire dont il fait partie n’est pas parti avec Bouteflika.

Mais le peuple ne l’entend pas de cette oreille. Les manifestations populaires de joie qui ont immédiatement suivi l’annonce de la démission du Président ont clairement indiqué que le peuple ne se contenterait pas d’une demi-victoire. Le pouvoir se trouve ainsi directement confronté à la contestation des masses et devra choisir entre un coup d’État ou reculer encore jusqu’à abdiquer face à la volonté populaire.

Pour parvenir à ses fins, le mouvement populaire doit redoubler d’efforts et de mobilisation. Mais pour produire leurs pleins effets, ces efforts et mobilisation devront être intégrés à une tactique juste qui repose sur une appréciation objective du rapport de forces entre les camps en présence et de son évolution et sur une claire conscience des enjeux politiques réels qui en découlent.

Une situation révolutionnaire ?

En dépit des apparences, nous ne sommes pas dans une situation révolutionnaire même si le moment possède incontestablement des potentialités en ce sens. Les choses pourraient bien évidemment changer, mais à l’heure où ces lignes sont écrites, nous n’en sommes pas là.

Caractérisée par une dualité de pouvoir dans laquelle ceux d’en bas ne veulent plus et ceux d’en haut ne peuvent plus, une situation révolutionnaire entraine fatalement, à un moment donné, un affrontement direct entre l’ancien pouvoir finissant et le nouveau naissant, ce qui implique de faire une révolution au cours de laquelle le nouveau pouvoir doit renverser l’ancien et prendre sa place. Dans une telle conjoncture, les révolutionnaires et les secteurs les plus déterminés du mouvement populaire doivent prendre l’offensive pour s’emparer du pouvoir.

Or, conscient de sa force mais également de ses limites, le mouvement populaire n’a pas, à ce jour, opté pour la tactique du buffle qui fonce sur sa cible pour la culbuter d’un coup de tête, mais pour celle du boa constrictor qui enserre sa proie et resserre lentement ses anneaux sur elle.

Les Algériens manifestent, revendiquent et se rassemblent en semaine ainsi que les vendredis. Les travailleur·se·s et les étudiant·e·s ont recours, à maintes reprises, à la grève. Mais ils n’occupent pas les places de façon permanente et n’adhèrent pas au mot d’ordre de désobéissance civile, comme le fit le FIS en 1991 lors de sa grève insurrectionnelle. Ils ne cherchent pas l’affrontement direct avec la police, mais l’évitent au contraire soigneusement. Ils ne marchent pas sur la Présidence à Alger ou sur le siège des wilayas (préfectures) pour s’en emparer. Ils n’ont pas à ce jour créé de comités populaires qui viendraient doubler les structures officielles de base de l’Etat (mairies) comme ce fut le cas en Kabylie en 2001.

Ils occupent la rue tous les vendredis pour manifester leur force, indiquer la porte de sortie aux tenants du régime, exercer des pressions sur ce dernier afin d’exacerber ses contradictions et faire comprendre aux dirigeants qu’ils doivent tous partir. Puis ils rentrent chez eux, retournent au travail et vaquent à leurs occupations en attendant de mesurer l’effet politique réel de leur action sur le pouvoir et se préparer aux prochains rounds. Les millions d’Algérien·ne·s qui ont manifesté jusqu’ici sont dans une dynamique de pression sur le pouvoir et non de renversement de celui-ci. Cela pourrait changer à l’avenir, mais ce n’est pas le cas pour le moment.

Le pouvoir, de son côté, ne peut pas tout. Du 22 février au 2 avril, date de la démission de Bouteflika, il était sur la défensive. Mais il n’est pas totalement impuissant et tente de reprendre l’initiative politique à travers l’application de l’article 102 afin de faire rentrer le fleuve de la contestation populaire dans son lit. Il dispose par ailleurs de forces (armée, gendarmerie, police) dont rien n’indique qu’il serait incapable de les utiliser en cas de besoin. Les policiers, gendarmes et militaires n’ont pas fraternisé avec le peuple. S’ils n’ont pas réprimé les manifestants, c’est qu’ils n’en avaient pas reçu l’ordre et non parce qu’ils seraient déjà passés du côté du mouvement populaire.

Toutes ces éléments objectifs amènent à conclure que nous restons dans une situation prérévolutionnaire caractérisée par le fait que ceux d’en bas ne veulent plus, mais que ceux d’en haut, bien qu’affaiblis, peuvent encore. Le mouvement populaire peut de ce fait se définir comme un mouvement de réforme radical. Réforme, dans la mesure où il cherche à changer le régime en exerçant sur lui une pression sans chercher à le renverser par le biais d’un affrontement direct. Radical, car il ne se contentera pas de modifications cosmétiques et agit sans faiblesse et par des voies extra-institutionnelles pour atteindre son objectif.

L’enjeu politique du moment

Dans de telles conditions, quel est l’enjeu politique principal du moment ? Cet enjeu réside dans la capacité ou non du pouvoir à imposer sa solution de replâtrage du régime. Le mouvement doit, à l’inverse, l’empêcher d’atteindre ce but.

A quelles conditions le mouvement populaire actuel peut-il y parvenir ? Telle est la question qui se pose à nous. Ce mouvement a des points forts. Il est massif, national, rassembleur (interclassiste, intergénérationnel, mixte, tous les courants d’opposition…). Il a prouvé sa détermination durant six semaines et obtenu des résultats politiques importants, dont la démission de Bouteflika. Il a fait sauter la chape de plomb qui pesait sur la vie politique du pays et ouvert ainsi la voie à une dynamique d’expression (manifestations, grèves…) et d’auto-organisation de masse. Il dispose de potentialités encore inexploitées au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie.

Mais il est traversé par des contradictions secondaires (sociales, politiques, idéologiques) qui peuvent à tout moment devenir principales et le diviser voire le faire éclater. On peut mesurer ce risque en voyant la teneur des réactions aux agressions commises contre des groupes féministes lors de la manifestation du 29 mars à Alger. Car si le mouvement est uni pour en finir avec le régime, il ne l’est pas sur la tactique à mettre en œuvre pour l’atteindre. Il n’est pas davantage uni sur la perspective : quelle alternative ? Par quoi remplacer l’actuel régime ?

Ces questions ne sont pas tranchées. L’absence d’organisation interne et le refus, compréhensible dans un premier temps, de la présence en son sein des forces politiques risquent fort de l’empêcher de se doter d’une tactique efficace. Pour toutes ces raisons, le mouvement a besoin de temps.

Pour un mouvement populaire prolongé

C’est pour cela, que, tenant compte des forces et faiblesses du mouvement, il convient de l’inscrire dans la durée et non de chercher une issue politique immédiate. La mobilisation populaire a besoin de temps pour s’étendre encore, s’organiser à la base, se doter d’une direction comprise, en premier lieu, comme une orientation conséquente et non une improbable structure dirigeante. Cela ne se fera pas en un jour.

Il convient, par ailleurs, de combiner de manière réfléchie et active, et non pas inconsciente et passive, une stratégie qui combine « guerre de mouvement » et « guerre de position ». La « guerre de mouvement » prend principalement la forme des grandes manifestations du vendredi qui doivent se renforcer ou, à tout le moins, se maintenir au niveau de mobilisation actuel et rester les plus unies possible. Elle doit également prendre la forme de grèves sectorielles et/ou générales ponctuelles, à l’instar de celle à laquelle appelle la Confédération des syndicats autonomes (CSA) le 10 avril prochain. Cette « guerre de mouvement » a pour objectif d’exercer une pression croissante sur le pouvoir actuel afin d’exacerber ses contradictions, d’isoler ses partisans les plus répressifs et de le forcer, finalement, à reculer puis à accéder aux revendications du mouvement.

La « guerre de position » vise quant à elle à s’emparer de places-fortes. L’accès aux médias publics et la jouissance effective des libertés d’expression, de manifestation, de réunion et d’organisation associative, syndicale et politique et du droit de grève… constituent des places-fortes à conquérir ou reconquérir, élargir et défendre. Cela a commencé à se faire par le biais de manifestations et de grèves locales. La réappropriation de l’UGTA par les travailleurs et les syndicalistes représente une autre position stratégique à investir. Le processus est engagé, mais n’a pas encore atteint une dimension suffisante pour faire tomber la direction bureaucratique de la centrale. Elle doit se doubler de la construction d’un Front syndical avec les syndicats autonomes afin de travailler à reconstruire l’unité du camp des travailleurs.

Il convient, comme cela a commencé à se faire, de reconstruire un mouvement étudiant autonome et démocratique ainsi qu’un mouvement de femmes, en attendant d’effectuer une percée dans le monde paysan. L’un des objectifs pourrait consister à travailler à la réintégration au sein de l’UGTA de l’ancienne Fédération nationale des travailleurs agricoles qui avait été arbitrairement et autoritairement transférée à l’Union nationale des paysans algériens (UNPA).

Une autre tâche consiste à soutenir, renforcer et élargir le camp des associations, syndicats et mouvements qui se définissent comme « société civile » et à les gagner à la perspective de l’Assemblée constituante.

Il se peut également qu’un processus d’auto-organisation dans les quartiers des villes et dans les villages s’enclenche et que des comités populaires émergent. Mais personne ne peut le décréter. Il convient néanmoins de rester attentif à cette éventualité qui pourrait se réaliser à un certain degré de développement du mouvement.

Construire une direction politique conséquente

Face au pouvoir et devant les inconséquences et trahisons inévitables des forces de l’opposition ultralibérale, il convient de construire une direction politique, c’est-à-dire une orientation politique à même de doter le mouvement des moyens de réaliser ses ambitions et de connaître un développement qualitatif.

Cette direction ne pourra être portée que par un pôle des partisans de l’Assemblée constituante. La lutte politique, distincte de la lutte idéologique, vise avant tout à ajouter de la force à la force et à la mettre en œuvre en vue de peser sur le rapport de forces et remporter la partie, totalement ou partiellement. Elle n’exige donc pas que les forces qui s’agrègent possèdent la même idéologie, défendent le même programme historique ni même qu’elles s’accordent à la virgule près sur la définition de l’Assemblée constituante. Elle demande simplement que ces forces s’accordent, à un moment donné, pour frapper ensemble.

Face au pouvoir et aux forces ultralibérales, la formation d’un tel pôle est une tâche urgente. Le mouvement ne pourra, en effet, avancer et effectuer un saut qualitatif que s’il passe d’une position légitime de refus, à une position de proposition et de mise en œuvre d’une alternative politique. Or, le seul mot d’ordre qui permet au peuple de retrouver sa pleine et entière souveraineté est celui d’Assemblée constituante souveraine. La formation de ce pôle est possible car des partis défendent ce même mot d’ordre qui commence à se frayer un chemin dans la conscience populaire. Le PT, le FFS et le PST sont ainsi placés devant une responsabilité historique. Il ne faut en aucun cas opposer le travail de construction/reconstruction du mouvement populaire à la base à celui de l’action conjointe des forces politiques au sommet. Des collectifs pour une Assemblée constituante souveraine pourraient ainsi être construits conjointement à la base par les militants de ces différents partis et par tous ceux qui partagent cette idée sans être militants d’un parti. Il convient plus que jamais de frapper ensemble, même si chacun marche séparément.

Notes

1. Constitution de la République Algérienne Démocratique et Populaire (RADP).
2. Cet article a été achevé avant le début des manifestations de ce 5 avril.

Hocine Belalloufi

Hocine Belalloufi vit et travaille à Alger. Journaliste, ancien coordinateur de la rédaction de l’Alger républicain de 2003 à 2008 et militant du Parti Socialiste des Travailleurs (PST), il est également l’auteur de deux ouvrages La démocratie en Algérie. Réforme ou révolution ? (Apic et Lazhari-Labter, Alger, 2012) et Grand Moyen Orient : guerres ou paix ? (Lazhari-Labter, Alger, 2008).

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