Tiré de À l’encontre.
La matinée a connu les mêmes contingents de police quadrillant hermétiquement les artères principales de la ville et surveillant de très près le périmètre de la mosquée Errahma, les rues Khelifa Boukhalfa et Victor Hugo, devenus ces dernières semaines le point de ralliement des premiers manifestants.
Et comme chaque vendredi, les rafles de la police ont conduit à l’interpellation de nombreux hirakistes. « Environ 15 personnes interpellées à la rue Victor Hugo (Alger) vers midi. Vigilance », alertait le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) sur sa page Facebook. Dans une autre publication, le comité revoyait le chiffre des interpellations à la hausse : « Alerte : un autre groupe de manifestants embarqués dans un deuxième fourgon cellulaire de la police (…) devant Djamaa Errahma. Au total, plus de 30 arrestations déjà. »
Vers 13h, quelques dizaines de protestataires, massés rue Khelifa Boukhalfa et cernés par un cordon de police déployé à hauteur de la bouche de métro, ont commencé à scander « Dawla madania, machi askaria ! » (Etat civil, pas militaire !). Un jeune citoyen est brutalement interpellé sous nos yeux par des agents en civil appuyés par d’autres gaillards en uniforme.
Une dame tente de les raisonner. Une autre s’écrie : « Haggarine ! » (Oppresseurs) La foule vocifère : « Pouvoir assassin ! » Peu de temps après, des appels au calme sont lancés par des citoyens qui ont invité les manifestants à faire silence alors que la voix du muezzin s’élevait dans le ciel appelant à la prière du vendredi. Conformément aux instructions des autorités, le prêche est écourté.
A 13h32, un brouhaha sourd embrase l’atmosphère. « Dawla madania, machi askaria ! » (Etat civil et non pas miliaire) fuse en chœur. Des escouades de policiers, tous portant des masques de protection, quittent la rue Victor Hugo. Un autre cordon des forces antiémeute, arborant là aussi des masques protecteurs, boucle la rue Didouche à hauteur de l’agence Ooredoo. Un groupe de femmes martèle : « Djazair horra dimocratia ! » (Algérie libre et démocratique). Le cortège de manifestants s’étale sur la rue Didouche en chantant : « Les généraux, ya el khawana, wallah ma rana habssine, klitou lebled, zawali mate, oukilkoum rabbi el âli ! » (Les généraux, bande de traîtres, on ne s’arrêtera pas. Vous avez pillé le pays, le pauvre a été sacrifié, on s’en remet à Dieu). A la place Audin, des marcheurs scandent le nom de l’ex-policier Toufik Hassani qui vient d’être condamné à six mois de prison, dont trois mois ferme. Une multitude de portraits à l’effigie de Slimane Hamitouche, arrêté samedi dernier en même temps que Samir Benlarbi et placés sous mandat de dépôt, sont brandis également.
« Le “virus” du hirak est plus fort »
On pouvait remarquer d’emblée hier que, contrairement aux éléments de la police, l’écrasante majorité des manifestants n’avait pas de masque protecteur. Nous avons noté cependant que beaucoup se saluaient sobrement, évitant les effusions tactiles. « Ma fille qui est médecin m’a exhorté à ne pas faire le hirak aujourd’hui. Je lui ai répondu : “Tu as sans doute de bons arguments scientifiques, mais il te manque les arguments scientifico-politiques” », confie un monsieur dans un sourire. Amar, un inconditionnel du hirak dont l’épouse a subi une intervention chirurgicale, ne pouvait résister, lui non plus, à la tentation de sortir manifester. « Le hirak ne doit en aucune manière s’interrompre, et ce n’est pas le coronavirus qui va nous arrêter. Si le hirak s’estompe, nous ne relèverons plus jamais la tête. Je ne le fais pas pour moi mais pour la dignité de nos enfants. Nous sommes prêts à tous les sacrifices ! » plaide Amar.
Cette dimension sacrificielle est très présente, en effet, chez nombre de hirakistes. Si certains sont carrément dans le déni, d’autres semblent bien conscients du danger, mais ils sont prêts à en assumer les conséquences « pour la bonne cause ». La productrice Amina Haddad, figure de proue du hirak algérois, a posté ce message sur sa page Facebook où elle fait subtilement la part des choses. Elle écrit : « Moi, Amina Haddad, maman et citoyenne responsable, en bonne santé, déclare en mon âme et conscience rejoindre la manifestation du vendredi et du samedi en prenant toutes les précautions sanitaires. Notre lutte continue et rien ne saura l’affaiblir ! »
Et elle était là, fidèle au poste, hissant cette pancarte : « Attachés au serment de la Révolution. Et dans le hirak nous resterons. Mon immunité, c’est ma détermination. » Une manifestante nous dit pour sa part : « J’étais tentée de ne pas sortir mais le “virus” du hirak est plus fort. » Abdelhakim, fils de chahid [combattant pour l’indépendance], un autre pilier du hirak, lance avec humour : « Ils ont trouvé un remède au corona, un traitement qui s’appelle “hirak”. »
Sur les pancartes brandies, le thème dominant, là encore, est le Covid-19, comme l’illustrent ces messages : « Le coronavirus n’empêchera pas le peuple de poursuivre sa révolution pacifique jusqu’à la libération de l’Algérie » ; « La meilleure protection sanitaire se fera en rupture avec le système autoritaire » ; « L’hypocrisie du pouvoir liberticide soucieux de la santé du peuple qu’il réprime depuis plus d’un an pour sa pérennité » ; « Le virus corona, on peut le soigner, mais la îssabavirus est un dard pourri. Son remède est la quarantaine (imposée) par le peuple ».
14h20. Nous rejoignons la rue Asselah Hocine pour attendre l’arrivée du cortège de Bab El Oued. En contrebas de la rampe Ben Boulaïd, en face de l’Aletti, des jeunes chantent : « Vingt ans avant le corona, vous avez commencé à nous tuer. Nous sommes décidés, vous êtes fichus, le hirak toujours debout ! »
14h30. Une marée humaine fait vibrer la rue Asselah Hocine en scandant ce slogan inspiré lui aussi de l’actualité épidémiologique qui tient en haleine la planète entière : « Maranache habssine hatta takhtona, djibou el BRI ou zidou el corona ! » (On ne s’arrêtera pas jusqu’à ce que vous partiez, ramenez la BRI et le corona). Une dame revendique à travers son écriteau : « Il faut fermer les aéroports, pas les écoles et les universités, M. Tebboune ». Sur un panneau, ce slogan féroce : « Le virus corona plutôt que le virus hagrona » (oppression). Faites quand même attention à vous et à vos proches…
Article publié dans El Watan en date du 14 mars 2020.
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