Tiré de À l’encontre.
Quelques dizaines de manifestants donnent de la voix sous forte surveillance policière. Des interpellations ont été opérées dans les rangs des contestataires, selon des témoignages concordants. « Arrestation arbitraire des étudiants Amine Sediri et Imad Dahmane à la rue Victor Hugo à 12h10 » alerte le CNLD (Comité national pour la libération des détenus) sur sa page Facebook.
« La police a confisqué mes drapeaux, mes pancartes et mes stylos », témoigne Boumediène, un hirakiste de la première heure. « Mais heureusement que j’avais caché ces pancartes dans un lieu sûr », lâche-t-il, imperturbable, brandissant un large panneau avec ce message : « Nous sommes tous Karim Tabbou. De quel droit les forces de sécurité tabassent, insultent, et humilient les manifestants. Séparation du militaire et du judiciaire ».
[Karim Tabbou est le porte-parole de l’Union démocratique et sociale (UDS). Il fut le secrétaire du Front des Forces Socialiste (FFS) de 2007 à 2011. Arrêté plusieurs fois en 2019, en détention provisoire depuis le 12 septembre 2019, il a subi des violences très dures durant cette détention. Il a été condamné à quatre ans de prison. Quelque 180 avocats s’étaient constitués pour le défendre. Les chefs d’accusation étaient : « entreprise de démoralisation de l’armée », « atteinte à l’unité du territoire national » ou encore « incitation à attroupement ». Lors du procès, Karim Tabbou s’est exprimé en arabe et en tamazigh. Il a déclaré : « L’armée n’a pas le droit d’intervenir dans les affaires politiques. Or elle organise des meetings dans des casernes quand, au même moment, elle interdit des conférences dans des instituts universitaires de sciences politiques […] Ma conviction, qui n’a pas changé, est qu’il faut maintenir l’institution militaire loin des débats politiques. » « Je rejette en bloc comme dans le détail les accusations qui sont portées contre moi, car c’est l’homme politique qui est visé […]. Il y a des centaines de personnes poursuivies au même moment et pour les mêmes motifs. C’est le Hirak qui est poursuivi, alors qu’il est en soi la consolidation de l’unité nationale. » Réd.]
A 13h, la police commence à se retirer de la rue Victor Hugo sous les huées d’une foule compacte. 13h42. Fin de la prière hebdomadaire. Une vague imposante de protestataires déferle sur la rue Didouche Mourad en martelant : « Dawla madania, machi askaria ! » (Etat civil, pas militaire) ; « Qolna el îssaba t’roh, ya ehnaya ya entouma ! » (On a dit la bande doit partir, c’est nous ou vous)… Certains marcheurs portent des masques protecteurs contre le coronavirus.
D’autres prennent le sujet avec dérision et en profitent pour accabler le « système », à l’image de ce jeune homme qui écrit : « Le système qui nous gouverne est pire que le coronavirus ».
Une jeune fille dans les 18-19 ans qui l’accompagne écrit : « Remettez le pouvoir au peuple et déguerpissez ! » Un autre manifestant s’est fendu de ce message : « Vous pouvez porter tous les masques que vous voulez, vos actions diront toujours qui vous êtes. L’arbre peut être reconnu par ses fruits ».
Un triomphe pour Karim Tabbou
On pouvait voir également défiler :« Marche ou crève ! » « L’escalade, la révolution vaincra » ; « Libérez les détenus du hirak » ; « Algérie algérienne. L’unité nationale est notre force et la silmiya est notre arme » ; « Bouteflika et Tebboune [le nouveau président] : deux faces d’une seule monnaie » ; « On ne s’arrêtera pas jusqu’à ce que vous partiez tous » ; « Djibou fakhamatouhou l’Sidi M’hamed » (Ramenez son excellence – allusion à Bouteflika – au tribunal de Sidi M’hamed).
A noter, en outre, la forte présence de portraits à l’effigie de Karim Tabbou qui a fait sensation lors de son procès qui s’est tenu mercredi dernier. La foule scandait inlassablement son nom en répétant : « Allah Akbar Karim Tabbou ! », « Karim Tabbou, echaâb ihabbou ! » (Karim Tabbou, le peuple l’aime)…
En pleine couverture de la manif, nous apprenons l’arrestation de notre confrère Khaled Drareni. Il a été embarqué au commissariat du 6e. Un rassemblement de solidarité est improvisé par plusieurs journalistes soutenus par de nombreux citoyens près de la rue Salah Boulhart qui donne sur ledit commissariat.
Peu après 14h, à notre grand soulagement, Khaled Drareni est relâché.
A hauteur du carré féministe, des tracts sont distribués en prévision de la célébration de la Journée internationale des droits des femmes. Au programme, débat, slam et projection de films à la Cinémathèque, aujourd’hui, tandis qu’une manif’ est annoncée pour demain, dimanche, près de la Fac centrale, à partir de 14h.
Sur la rue Hassiba Ben Bouali, plusieurs carrés enflammés se succèdent. Qassaman est scandé à deux reprises par des manifestants exaltés. On crie « L’istiqlal ! » (l’indépendance), « Tahia El Djazair ! » (Vive l’Algérie).
Sifflements stridents. Lu sur une pancarte : « Nous sommes le peuple, pas une foule ». Une banderole détaille : « Oui au changement du système, à un régime civil, à l’Etat de droit, des élections honnêtes et la souveraineté au peuple ».
« Traduire politiquement nos revendications »
Nous laissons la parole, pour finir, à Drifa Mezenner, cinéaste lumineuse qui filme assidûment le hirak depuis le début. Nous l’avons croisée plus tôt dans la matinée, à la rue Khelifa Boukhalfa, brandissant une pancarte sur laquelle elle a écrit : « Diversité idéologique. Unis contre le système corrompu ».
Sur l’autre face de sa belle pancarte, elle a ajouté : « Un même objectif : l’Algérie de la justice et du droit ». Dressant succinctement un bilan d’étape du hirak, Drifa Mezenner déclare : « La révolution pacifique entame sa deuxième année, et en cette deuxième année, il y aura beaucoup plus de contenu, j’ai l’impression. A propos des questions idéologiques, c’est un faux problème à mon avis. Il n’y a pas de polarisation au sein du hirak. Au contraire, il y a une diversité, et l’objectif principal, c’est l’Etat de droit dans lequel chacun par la suite pourra défendre son projet. Les revendications et les objectifs du hirak sont clairs. Reste la question de l’organisation et de la représentation qui se pose à chaque fois. Je pense que le système horizontal a toujours fonctionné et marche encore. Plusieurs initiatives ont été proposées. Le plus important maintenant, c’est de traduire politiquement nos revendications et imaginer un projet commun. Et lorsque nous aurons les espaces pour nous exprimer, chacun pourra défendre son projet. A ce moment-là, on ira vers la représentativité. »
Article publié dans le quotidien El Watan en date du 7 mars 2020.
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