Révolution tranquille et naissance du Parti québécois
1. Le projet souverainiste plonge ses racines dans le processus historique de la Révolution tranquille qui a vu naître un nationalisme réformiste visant à remplacer la domination de l’Église par l’instauration d’un État-providence capable de canaliser les transformations économiques, démographiques et culturelles des Trente Glorieuses. Les élites cléricales et traditionnelles firent place à une nouvelle classe technocratique souhaitant renforcer l’autonomie, voire la souveraineté de l’État québécois, dans lequel ils seraient appelés à occuper des postes privilégiés. L’amorce de la Révolution tranquille n’a pas été menée par le peuple québécois, mais par un parti majoritairement fédéraliste guidant la modernisation de la société sous l’égide de l’étatisme.
2. Cette « souveraineté par le haut » associée à la construction du « modèle québécois » fut rapidement dépassée par un ensemble de mouvements sociaux et de tendances politiques qui souhaitaient radicaliser ce processus historique. La gauche et l’indépendantisme se nourrissaient de la littérature socialiste et des luttes pour la décolonisation, tandis que la contre-culture, l’écologisme et le féminisme radical attaquaient d’autres fronts de domination en expérimentant de nouvelles valeurs. Cette volonté de rupture avec l’ordre social dominant constituait alors une souveraineté populaire en acte qui se construisait par l’auto-organisation des groupes citoyens et des mouvements sociaux.
3. La crise d’Octobre, mettant en scène le Front de libération du Québec et la loi sur les mesures de guerre décrétée par le gouvernement fédéral, représente l’ultime tentative pour briser cette volonté collective « par le bas ». Le Mouvement souveraineté-association initié par René Lévesque visait précisément à atténuer la rupture indépendantiste et socialiste par un projet de souveraineté politique accompagné d’une association économique avec le Canada, qui devrait être dirigé par un grand parti de masse. Cette stratégie se concrétisa par la création du Parti québécois (PQ), qui réussit à former une alliance inégale allant de la gauche indépendantiste à la droite nationaliste.
4. L’existence du PQ est basée sur un tissu habile de compromis visant à rallier les masses populaires à une classe technocratique sous le chapeau de l’idée référendaire. Initiée par Claude Morin en 1974, cette stratégie consiste à dissocier l’élection d’un gouvernement péquiste de l’accession à la souveraineté. Elle fait place à l’idée du « bon gouvernement » qui doit d’abord faire ses preuves, pour ensuite déclencher un référendum dans un premier mandat. La souveraineté du peuple ne fait pas partie de l’équation, les élites politiques québécoises et canadiennes se partageant le pouvoir de l’État tout en laissant intact celui des élites économiques.
5. Le « mouvement souverainiste » est donc défini par la subordination de la question sociale à la question nationale, dont le processus doit être dirigé par un grand parti unifié. L’antagonisme gauche/droite est occulté au profit d’une lutte centrale entre politiciens souverainistes et fédéralistes. La souveraineté ne devait plus être un projet de société construit collectivement, mais une question purement constitutionnelle sous le contrôle des élus de l’Assemblée nationale. L’indépendance n’est plus portée par les mouvements sociaux, mais remâchée par une classe politique qui devra gagner une majorité parlementaire et mener une campagne référendaire en essayant de manipuler le consentement populaire.
Mur référendaire, austérité et répétition historique
6. Cette stratégie échoua pour une première fois lors du référendum de 1980, avec seulement 40% d’appui pour le projet de souveraineté. Suite à ce traumatisme collectif, à la dépression économique des années 1980 et au rapatriement unilatéral de la constitution en 1982, le PQ vit une période de grands déchirements. Sur le plan social, il renonce à son « préjugé favorable aux travailleurs » en instaurant une loi spéciale qui met fin à la grève générale de 1983 et diminue les salaires de la fonction publique de 20%. Sur le plan constitutionnel, la stratégie du « Beau risque » proposée par René Lévesque puis 1’« affirmationnisme » de Pierre-Marc Johnson marquent un tournant autonomiste qui met le proj et de souveraineté en veilleuse afin de réintégrer le Québec dans la constitution canadienne. La désorientation du PQ sur la question sociale et nationale provoque l’effritement de sa base électorale, la défaite du parti et le retour des libéraux au pouvoir.
7. L’ironie de l’histoire est que l’échec de la stratégie autonomiste mena, suite à l’échec de l’accord du Lac Meech, à la plus grande crise constitutionnelle de l’histoire du Québec. Le dévoilement du caractère irréformable du fédéralisme canadien, jumelé au déni de reconnaissance du Québec en tant que société distincte, provoqua un appui de 67% pour la souveraineté et une immense manifestation populaire de centaines de milliers de personnes lors de la fête nationale de 1990. La mise sur pied d’une vaste consultation populaire (commission Bélanger-Campeau), ainsi que le second échec de l’accord de Charlottetown, pavaient la voie pour un retour du PQ au pouvoir en 1994, sous le leadership de Jacques Parizeau qui ralluma la stratégie référendaire.
8. Le PQ opta pour la création des commissions régionales visant à consulter la population sur le projet souverainiste, plusieurs réclamant une articulation étroite entre le projet de pays à un projet de société. Néanmoins, la stratégie retenue sous les pressions du Bloc québécois et de l’Action démocratique du Québec fut celle de limiter la question référendaire à la souveraineté de l’État québécois associée à la négociation d’un partenariat économique et politique avec le Canada (souveraineté-partenariat). Il s’ensuit un second échec à 49,4% pour le OUI, la campagne manigancée par le trio Parizeau-Bouchard-Dumont ayant été incapable de convaincre une majorité populaire d’appuyer un projet de pays sans contenu.
9. L’arrivée au pouvoir de l’ex-conservateur Lucien Bouchard après la catastrophe de 1995 devait une fois de plus amener le gouvernement à emboîter le pas du déficit zéro et l’attente des « conditions gagnantes ». Avec l’ajournement du processus référendaire, le mouvement souverainiste ne peut que conserver la stratégie du bon gouvernement. Dans un contexte marqué par la crise du modèle québécois et la poussée de la mondialisation néolibérale, le sommet socioéconomique de 1996 et les mesures d’austérité du gouvernement Bouchard accélèrent le déclin du PQ, les politiques antisociales minant les assises nationales. Le parti perd le pouvoir au profit des libéraux de Jean Charest en 2003, la question nationale reculant au profit d’un retour de la question sociale, qui deviendra visible par le Manifeste des lucides et la création de Québec solidaire en 2006.
10. La désorientation du mouvement souverainiste atteint son paroxysme après l’arrivée de Pauline Marois à la tête du PQ en 2007. Celle-ci refuse de s’engager à tenir un référendum dans un premier mandat (gouvernance souverainiste) et vise à courtiser une base électorale conservatrice par la stratégie du « nationalisme identitaire ». Après la chute du gouvernement Charest provoquée par la crise sociale du printemps québécois en 2012, le PQ cherche à refermer cette brèche historique par une série de consultations publiques et le retour de la question nationale par le biais du projet de Charte des valeurs québécoises. La défaite historique du PQ aux élections de 2014 confirme une fois de plus l’impossibilité de fonder le projet de souveraineté en faisant abstraction des grandes préoccupations sociales qui affectent le peuple québécois.
11. Le problème de la stratégie identitaire ne réside pas dans la promotion de valeurs communes ou le projet de construction de la nation, mais dans la manière antidémocratique de l’élaborer et la vision essentialiste de celle-ci. La formulation des grands principes de la vie commune, des institutions et des valeurs structurant l’identité collective ne doit pas être manipulée par un parti obsédé par son maintien au pouvoir, mais sortir de la logique parlementaire pour devenir l’œuvre du peuple lui-même.
Les dimensions de la souveraineté populaire
12. C’est pourquoi la stratégie d’accession à la souveraineté de l’État québécois doit être basée sur un processus constituant mené par la souveraineté populaire, qui devra définir elle-même son avenir politique. Le projet de pays ne sera plus téléguidé par une élite soucieuse de sa position privilégiée dans l’appareil d’État, mais le fruit d’une activité pratique de construction collective d’un monde commun. L’Assemblée constituante vise à refonder l’État sur l’autorité du peuple par un processus de démocratie participative et délibérative. Si l’auto-détermination des peuples est un droit inaliénable, celui-ci repose sur le principe de souveraineté populaire qui constitue le moteur de la démocratie, soit l’égale capacité pour tous et pour toutes de participer aux affaires publiques et aux décisions collectives qui affectent leur vie en tant que membre d’une communauté politique.
13. La souveraineté populaire remet en question la stratégie souverainiste de la « convergence nationale », c’est-à-dire l’occultation de l’axe gauche/droite au sein d’un grand parti qui aurait pour tâche de réaliser la souveraineté de l’État par le haut. Elle dépasse également la stratégie de « l’unité de la gauche », qui est aujourd’hui en bonne partie réalisée sous la bannière de Québec solidaire. Le mot d’ordre n’est pas de rassembler la gauche et les forces souverainistes, mais d’unifier le peuple en favorisant la synergie des initiatives citoyennes, mouvements sociaux, classes moyennes et groupes subalternes afin qu’ils forment une unité populaire. Celle-ci ne s’oppose pas aux minorités culturelles mais aux élites québécoises et canadiennes qui mènent des politiques anti-sociales et antinationales, afin de maintenir leurs privilèges par le biais de l’austérité, la corruption et le virage extractiviste de l’économie.
14. L’unité populaire permet de repenser l’idée de nation québécoise à l’aune de la participation démocratique. « Pour Québec solidaire, la nation du Québec est unique par son histoire en Amérique du Nord et sa culture en constante évolution, autour d’une langue commune qu’est le français. Elle se définit non seulement par une histoire passée, mais aussi parce que cette nation est aujourd’hui ainsi que par les faits et les gestes qu’elle pose ici et maintenant. [ ... ] C’est la raison pour laquelle la nationalité québécoise doit être définie essentiellement par le fait de vivre au sein d’une même nation et de participer à la vie de la collectivité qu’elle incarne. » [1] La nation est la capacité pour un peuple de s’unir et de se projeter dans l’Histoire, c’est-à-dire de développer une conscience collective qui a pour objet la construction d’un avenir par l’élaboration d’un projet politique visant à préserver un « monde commun ». Cette culture publique commune est compatible avec le pluralisme, permettant un équilibre dynamique entre les référents de la majorité (langue, institutions, symboles partagés) et l’apport continuel des minorités dans une perspective d’égalité sociale.
15. Cette conception de l’identité collective permet de dépasser l’étatisme et l’abstraction de la souveraineté nationale en mettant de l’avant la souveraineté populaire et territoriale. Celle-ci appelle la résistance des communautés humaines, des peuples autochtones et des habitants à défendre leur milieu de vie et leur territoire contre le pillage orchestré par les élites de l’industrie extractive, de la finance et de la classe politique vendue aux intérêts du capitalisme mondialisé. « La redéfinition de la notion de « souveraineté » sera le grand défi de l’ère post-globalisation. La mondialisation était fondée sur l’ancienne notion de souveraineté, celle des États-nations héritée de la souveraineté des monarques et des rois. La nouvelle notion de souveraineté est le fondement de la résistance à la mondialisation. Cette résistance se traduit par le slogan : « Le monde n’est pas une marchandise. » [ ... ] Revendiquer la souveraineté des peuples est la première étape de la souveraineté alimentaire, de l’eau ou des semences. Mais il y a une seconde partie : les peuples revendiquent le droit de protéger la Terre, et non celui d’abuser d’elle comme d’autres la maltraitent. Ainsi la souveraineté des terres, des semences, des rivières rejoint la souveraineté des peuples. Avec la responsabilité de protéger ce cadeau de la Terre et de le partager équitablement. » [2]
La République comme projet de pays
16. Il est donc possible de mobiliser la souveraineté populaire non seulement pour la question sectorielle et constitutionnelle du statut politique du Québec, mais pour une panoplie de sujets qui affectent le peuple québécois et les Premières nations : paradis fiscaux et traités de libre-échange, centralisation du pouvoir et collusion avec les milieux d’affaires, intégration des élites politiques, financières, minières et pétrolières qui pillent sans scrupules les biens communs, etc. Ainsi, la souveraineté n’est pas un enjeu séparé, mais un axe transversal du projet politique.
17. Pour rendre intelligible la nécessaire indépendance du Québec, la meilleure stratégie consiste à définir le projet de société qui permettra de réaliser la souveraineté populaire dans tous les domaines de la vie collective, c’est-à-dire l’alternative politique qui pourra se démarquer clairement des forces du statu quo, de l’austérité, de la corruption et de l’économie extractiviste. Des réformes radicales sur le plan économique, démocratique et écologique doivent permettre de bien cerner les points structurants d’une transformation sociale. Sur chacun de ces axes, les nombreuses mesures qui ne pourront jamais être réalisées sans un pays indépendant devront être soulignées. Ainsi, il ne saurait y avoir de souveraineté économique sans un réel pouvoir sur les politiques économiques et l’instrument monétaire de juridiction fédérale, il ne pourrait y avoir de réelle démocratisation du pouvoir politique dans un État canadien centralisateur, ou de virage vert sous l’autorité du Canada qui signe les traités de libre-échange et contrôle le développement pétrolier qui menacent l’intégrité des communautés humaines et la protection des écosystèmes.
18. Les ruptures amorcées par un éventuel gouvernement solidaire pourraient aller jusqu’à un certain point dans le cadre provincial, mais le but ultime est d’amener ces transformations jusqu’au bout. Il serait facile de montrer grâce à un tableau l’ensemble des réformes applicables dans le cadre fédéral, et le plein projet qui pourrait prendre forme dans un État indépendant : banque centrale et monnaie nationale, pleine dévolution des pouvoirs, gestion démocratique de l’économie, souveraineté alimentaire et territoriale, etc. Il ne s’agit pas d’appliquer un programme minimal dans une logique de « bon gouvernement » progressiste et de remettre l’indépendance à plus tard, mais d’amorcer des mesures transformatrices et de déclencher le processus constituant simultanément, dès le premier mandat. Bien qu’on puisse distinguer la question sociale et la question nationale dans l’abstrait, il n’en va pas de même dans la réalité ; il n’y a pas d’un côté le projet de société, et de l’autre l’indépendance nationale. Le projet de pays est le projet société, et vice et versa.
19. L’objectif ultime de la gauche québécoise est créer une République égalitaire, démocratique, écologique et indépendante. Le terme de « république » n’est peut-être pas encore distillé dans l’imaginaire collectif, mais il doit être popularisé dès maintenant pour activer l’idée de l’auto-gouvernement populaire. Québec solidaire ne doit pas se contenter d’évoquer un vague « pays de projets », mais élaborer lui-même son projet de pays républicain. « Québec solidaire défend un ensemble de grands principes républicains permettant l’expression de la souveraineté populaire. Il les mettra de l’avant lors de la rédaction de la constitution du Québec. Ces principes constitutionnels aborderont tant les chartes des droits sociaux et individuels que les modalités d’organisation des institutions politiques, le type de laïcité que nous vonlons, la démocratie citoyenne et participative, le modèle d’intégration privilégié, l’importance des biens publics et la décentralisation des ponvoirs. La république que nous défendons sera le dépositaire de l’intérêt général et reposera sur une démocratie qui rejette toute forme de concentration du pouvoir vidant de sa substance la souveraineté populaire. » [3]
20. L’idée de République permet de critiquer facilement le monarchisme canadien et la culture politique québécoise qui confisque le pouvoir du peuple. Comme la souveraineté étatique dérive d’un peuple qui le fonde et lui donne sa légitimité, tout pouvoir qui ne repose pas sur le consentement populaire est illégitime. Tant la constitution canadienne, qui ne fut jamais ratifiée par le peuple québécois, que les institutions parlementaires de l’Assemblée nationale, héritées du régime britannique, ne reconnaissent pas la souveraineté populaire ; elles peuvent dès lors être critiquées afin de créer une unité populaire contre l’Establishment.
21. Une fois ce projet politique clarifié et expliqué, le sens de l’Assemblée constituante devient évident. Elle devient le principal outil de rupture populaire avec le système, car elle permet au peuple de prendre en charge son avenir et d’élaborer le projet de pays qui lui permettra de se gouverner pleinement. La République désigne l’auto-gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, et celle-ci ne deviendra effective que par un acte de rupture avec l’État canadien, l’austérité, la corruption et le néolibéralisme qui empêchent de réaliser ses pleines capacités. Démocratie économique, citoyenne, écologique et nationale peuvent être synthétisées sous l’idée de Révolution solidaire, dont la réalisation sera l’accomplissement d’une République égalitaire, démocratique, écologique et indépendante". [4]
22. Ce discours apparemment radical pourra néanmoins interpeller les groupes citoyens, les classes moyennes et les couches populaires, car il s’appuie sur le conservatisme fiscal, le discours anti-corruption et l’insécurité économique des masses, tout en renversant l’idéologie conservatrice qui empêche d’envisager une révolution solidaire. Il permet de dépasser l’approche souverainiste classique qui s’entête à vouloir imposer un projet de pays sans projet de société, une indépendance sans contenu, une souveraineté étatique et abstraite, bonne pour les politiciens et l’élite dirigeante, par un véritable projet de société qui n’est pas autre chose que la construction d’un pays gouverné par le peuple qui l’habite. Ce tournant républicain et populaire de la gauche, qui s’adresse au peuple québécois qu’elle cherche à fédérer, pourra donc montrer en quoi l’État fédéral, l’élite économique et la caste politique québécoise contribuent directement à l’austérité, la corruption, la destruction de l’environnement et la suppression des emplois. La solution ne viendra pas d’un simple parti politique, mais de la construction d’un large processus de souveraineté populaire qui permettra une transformation profonde du système fiscal, de la démocratie, de l’économie et de l’assujettissement politique du Québec. Tel est le sens du projet politique qui s’appuie sur les forces obscures qui travaillent la collectivité pour lancer un processus de transformation sociale et de libération nationale ancrée sur l’émancipation populaire.