Édition du 17 décembre 2024

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Canada

Crise du logement : Au-delà de l'urgence

La crise de l’hébergement des réfugiés qui perdure à Toronto a mis en lumière le manque de soutien adéquat aux demandeurs d’asile au Canada.

tiré de Canadian Dimension

traduction Johan Wallengren
Mardi 21 novembre 2023 / PAR : Ken Theobald

Des manifestants battent le pavé devant le centre d’évaluation et d’orientation du centre-ville de Toronto pour clamer leur solidarité avec les réfugiés obligés de dormir dans la rue en raison du manque de ressources du système d’hébergement d’urgence de la ville. Photo avec l’aimable autorisation du centre de réfugiés FCJ.

Les manifestations concrètes des déboires des sans-abri et de la crise du système d’hébergement d’urgence étaient bien visibles au centre-ville de Toronto lorsqu’Olivia Chow a pris ses fonctions de mairesse de la ville le 12 juillet. Cela faisait alors six semaines que des réfugiés et des demandeurs d’asile, de plus en plus nombreux, faisaient leur lit devant le centre d’évaluation et d’orientation de Toronto, rue Peter, dormant sur les trottoirs à quelques coins de rue seulement de l’hôtel de ville.

Le 1er juin, alors que tous les refuges de la ville étaient pleins à craquer, Toronto a commencé à orienter les réfugiés ayant besoin d’assistance vers des programmes d’aide fédéraux. Comme les programmes fédéraux offrant des possibilités d’hébergement d’urgence sont quasiment inexistants à Toronto, bien des gens ont eu le sentiment que les réfugiés de la rue Peter étaient utilisés comme des pions par la ville pour tenter d’obtenir un déblocage de la part d’Ottawa en matière de financement. Le contraste avec l’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens reçus au Canada était difficile à ignorer et les connotations racistes étaient sans équivoque.

Les Torontois ont été choqués par le spectacle de dizaines de nouveaux arrivants, pour la plupart originaires de pays africains, dormant sur les trottoirs pendant plusieurs semaines, sans nourriture adéquate, sans abri véritable et sans accès à des sanitaires. Ces paroles auraient été prononcées par un réfugié venant d’Ouganda : « J’ai le sentiment de ne pas être le bienvenu ici ».

Devant endurer des conditions météorologiques difficiles à supporter, les demandeurs d’asile utilisaient des boîtes en carton provenant d’une benne à ordures pour se couvrir la nuit, campant littéralement aux portes d’un bureau municipal chargé d’orienter des personnes dans le besoin vers un refuge ou un logement approprié.

Pendant un mois et demi, aucun fonctionnaire de quelque niveau de gouvernement que ce soit ne s’est manifesté pour offrir de l’aide ou des conseils. Des travailleurs de première ligne, des militants, des défenseurs des réfugiés et même quelques petites entreprises se sont toutefois mobilisés. Ensemble, ces acteurs ont approvisionné sans discontinuer les demandeurs d’asile en nourriture, vêtements, tentes et sacs de couchage, offrant même certains premiers soins. Un site Web de collecte de fonds a permis de récolter plus de 80 000 $ pour acheter des biens de première nécessité.

Ce groupe de soutien improvisé a également organisé un certain nombre de conférences de presse sur les trottoirs pour attirer l’attention sur ce scandale. Le point de presse le plus marquant a été celui de l’organisme Black Community Housing Advisory Table (Table de concertation sur le logement de la communauté noire), qui a fait intervenir des personnalités en vue, dont Jean Augustine, la première femme noire à avoir été élue à la Chambre des communes, et Zanana Akande, la première femme noire à occuper un poste de ministre au sein du gouvernement de l’Ontario. Des organisations représentant les gens de souche africaine et caribéenne et la communauté noire de la ville ont réuni des ressources et trouvé un toit pour près de 600 réfugiés dans trois églises du nord de Toronto, où ceux-ci sont demeurés pendant des semaines.

Le drame de la rue Peter a fait la une des journaux pendant plusieurs jours et suscité un tollé général. Nombreux sont ceux qui se sont interrogés sur le bien-fondé du statut de « ville sanctuaire » de Toronto, qui, en 2013, est devenue la première ville du Canada à être reconnue comme telle (ce qui implique que les immigrants sans papiers sont autorisés à accéder aux services de la ville sans égard à leur statut et sans être signalés au gouvernement fédéral). On s’est par ailleurs demandé pourquoi le Canada n’est pas mieux préparé pour accueillir les nouveaux arrivants alors qu’on s’attend à ce que leur nombre dépasse le million dans les années à venir.

Quelques jours après son entrée en fonction, Madame Chow a réussi à négocier un accord temporaire avec le gouvernement fédéral. Ce dernier, sur la sellette, s’est engagé à verser 97 millions de dollars pour financer un plus grand nombre de places dans les centres d’hébergement d’urgence. Lors de sa première réunion du Conseil en tant que mairesse, Mme Chow a présenté une motion visant à ouvrir immédiatement 150 nouvelles places d’hébergement pour les demandeurs de statut de réfugié et 100 autres places dès que possible. Par ailleurs, un financement de 14 millions de dollars a été négocié entre la province et la ville pour fournir des allocations de logement à 1350 personnes seules ou en famille actuellement accommodées par le système d’hébergement d’urgence.

Les questions d’asile, d’hébergement d’urgence et de logement ont dominé les premières semaines du mandat de Mme Chow. Le 28 juillet, celle-ci s’est rendue dans les églises accueillant des réfugiés et a présenté des excuses. Elle a également déclaré que les places d’hébergement d’urgence nouvellement créées étaient déjà prises. « La ville a les poches vides » a-t-elle en outre déclaré, appelant à nouveau le gouvernement fédéral à « prendre ses responsabilités de manière sérieuse ». La ministre fédérale des finances, Chrystia Freeland, a rapidement rejeté ces appels à un financement supplémentaire, intimant à la ville d’utiliser ses fonds de réserve. Un jour plus tard, Justin Trudeau a mis les pieds dans le plat en déclarant : «  J’irai droit au but. Le logement n’est pas une responsabilité essentiellement fédérale.  »

Les gens de Toronto ne sont pas restés indifférents à ce qui se passait sur la rue Peter. Outrés, des citoyens, des défenseurs des personnes vulnérables, des groupes communautaires, des organismes de services et des organisations religieuses ont rapidement réagi. Les organisations représentant les gens de souche africaine et caribéenne, la communauté noire et de nombreuses autres communautés racialisées, ainsi que de nouveaux arrivants, ont ressenti colère et douleur. Jean Augustine a qualifié de « déplorable » le fait que des personnes dorment dans des conditions qu’elle a comparées à «  un zoo sur le bord de la route ».

Pendant plus de quatre mois, plusieurs églises et organisations communautaires dirigées par des Noirs ont continué à héberger et à prendre soin de plusieurs centaines de réfugiés. Mme Chow a même lancé un appel aux habitants de Toronto pour qu’ils ouvrent leurs maisons aux demandeurs d’asile.

Les réfugiés ont continué d’affluer dans la région du Grand Toronto, où ils ont trouvé peu de places dans les refuges désignés, et encore moins de possibilités de logement abordable. Le personnel municipal a évalué que le nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile pourrait croître au point de représenter la moitié de la capacité d’hébergement d’urgence de la ville d’ici la fin de cette année.

La forte représentation des demandeurs d’asile dans les refuges pour sans-abri de Toronto n’a rien de nouveau et le phénomène n’a cessé de s’accentuer au cours de la dernière décennie. Pendant la pandémie, les réfugiés sont arrivés en moins grand nombre en raison des restrictions aux frontières, mais ils sont maintenant aussi nombreux qu’en 2017. Les gouvernements ont eu plusieurs années pour se préparer en vue d’apporter une réponse adéquate à la question spécifique des réfugiés.

À l’orée de novembre, alors que tous les centres d’hébergement d’urgence étaient encore saturés à Toronto, près de 300 personnes se sont quotidiennement butées à un refus de prise en charge de la part du centre d’évaluation et d’orientation. Environ la moitié de ces personnes étaient des demandeurs de statut de réfugié... Les réfugiés et les demandeurs de statut de réfugié étaient de retour et dormaient dans les rues du centre-ville.

Le 2 novembre, les leaders religieux étaient de retour, encore une fois, sur la rue Peter pour tenir une conférence de presse de plus et appeler à une intervention immédiate du gouvernement. Un pasteur de l’Église unie a décrit la situation en parlant de «  demandeurs d’asile amassés devant des campements et des refuges, installés dans des ruelles, éparpillés dans la ville, par centaines, selon nos estimations ».

Le système d’hébergement d’urgence de la région voisine de Peel a également atteint sa capacité maximale et accueille actuellement près de 1500 personnes, dont 1200 réfugiés. Le 15 novembre, un demandeur d’asile venu du Nigéria a été retrouvé mort dans une tente installée dans un campement à Brampton, intoxiqué au monoxyde de carbone en essayant de se réchauffer.

Les personnes qui se retrouvent à la rue doivent en outre faire face aux conditions météorologiques extrêmes de cette année. Rafi Aaron, porte-parole de l’Interfaith Coalition to Fight Homelessness (Coalition interconfessionnelle de lutte contre le sans-abrisme), a décrit la situation à laquelle sont confrontés les sans-abri à Toronto comme étant «  au-delà de l’urgence ».

Depuis le 1er juin, les défenseurs des personnes vulnérables ont avancé des solutions concrètes à mettre en œuvre immédiatement pour héberger les réfugiés récemment arrivés et leur fournir des services. Il a notamment été proposé d’utiliser la tour à bureaux Metro Hall, les bâtiments de l’Exposition nationale canadienne ou des immeubles fédéraux tels que les deux arsenaux. Des structures associées permettant d’offrir des services d’aide au logement, à l’installation, à l’accès au marché du travail et au traitement des demandes d’asile faisaient aussi partie des suggestions. Des centres d’accueil à l’aéroport et dans d’autres lieux clés ont également été maintes fois réclamés.

L’Ontario Coalition of Service Providers for Refugee Claimants (Coalition ontarienne des prestataires de services aux demandeurs de statut de réfugié) a enjoint aux gouvernements à tous les niveaux de «  veiller à ce que des logements soient disponibles pour les demandeurs de statut de réfugié nouvellement arrivés. Il s’agit d’individus et de familles qui, à leur arrivée ici, sont en quête de sécurité et de protection et nous ne devons absolument pas les faire souffrir davantage en leur refusant le droit humain fondamental à un hébergement sécuritaire ».

Au lieu de cela, aux différents niveaux de gouvernement, les gens ont continué de se rejeter la faute les uns sur les autres et de se disputer au sujet des questions de financement et de responsabilité.
***
Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estime qu’il y a plus de 110 millions de personnes « déplacées de force » dans le monde aujourd’hui, dont 36 millions de réfugiés et six millions de demandeurs d’asile. Ces chiffres sont sans précédent. Ces gens se retrouvent déplacés en raison de guerres, de conflits, de persécutions, de catastrophes naturelles et de conséquences du changement climatique.

La majorité des personnes déplacées - 76 % - ne sont pas en mesure de se rendre dans un pays à revenu élevé et se rabattent sur des pays limitrophes. Les pays qui accueillent actuellement le plus de réfugiés dans le monde sont la Turquie, le Pakistan, l’Allemagne (le seul pays à revenu élevé parmi les dix premiers), l’Ouganda, la Russie, la Pologne, le Soudan, le Bangladesh, l’Éthiopie et l’Iran.

Le Canada n’est pas en première ligne face à la crise mondiale des réfugiés et est relativement isolé géographiquement. Depuis 1980, notre pays a accueilli un peu plus d’un million de réfugiés (incluant ceux arrivant d’un pays tiers), mais sur une base annuelle, seulement 0,1 % environ du nombre total de personnes déplacées dans le monde aboutira au Canada. Le Canada a certes des objectifs ambitieux en matière d’immigration, mais sa préférence va toujours aux immigrants économiques. On l’a vu sur la longue période, notre pays donne du fil à retordre aux demandeurs d’asile, comme on l’a vu avec la débâcle de la rue Peter.

La rue Peter est désormais connue dans tout le pays et même ailleurs dans le monde et ce qui s’y est passé a braqué les projecteurs sur le manque de soutien adéquat aux demandeurs d’asile de la part du Canada. La nécessité de militer sans répit et de mobiliser le monde communautaire a également été mise en lumière. Que les premiers à réagir à la crise de la rue Peter aient été des travailleurs de première ligne, des militants et des organisations communautaires n’est pas une coïncidence.

Toronto - et beaucoup d’autres villes - abritent de longue date des organisations de terrain efficaces qui agissent pour qu’il y ait du changement et arrivent à considérablement faire bouger les choses. Depuis des décennies, les défenseurs des personnes vulnérables œuvrent inlassablement à faire pression sans relâche sur les gouvernements et les décideurs.

Cela fait maintenant six mois que la rue Peter a fait irruption dans l’actualité... Le manque de leadership et de coopération aux différents niveaux de gouvernement est stupéfiant. Le Canada figure parmi les pays les plus riches au monde ; pourtant, nous devons compter sur des organisations religieuses et communautaires mal préparées et dépendantes de leurs bénévoles pour faire ce qui relève du rôle de l’État : accueillir et héberger les personnes vulnérables, déplacées, qui sont arrivées ici, souvent après un voyage périlleux, en aspirant à vivre dans un havre de sécurité où elles pourront commencer une nouvelle vie.

Ken Theobald est un travailleur communautaire et un militant de Toronto. Il a travaillé dans le secteur de l’éducation planétaire et de la coopération internationale et a été membre du conseil d’administration du Conseil canadien pour la coopération internationale (CCCI), aujourd’hui appelé Coopération Canada.

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