21 janvier 2014
La mobilisation a été impulsée par de petits groupes ; les « Mères de Ituzaingó », l’Assemblée « Malvinas Lutte pour la Vie » et par de simples individus. Elle a eu la vertu de s’inscrire dans la durée en dépit des menaces du gouvernement provincial et du syndicat de la construction. La population de Malvinas Argentinas sympathise avec cette cause et soutien la résistance, ce qui a poussé la justice ce 9 janvier dernier à décider de paralyser les travaux.
Ce sont toujours des petits groupes qui prennent l’initiative, avec comme principe la nature justifiée de leur action et sans tenir compte du « rapport de forces ». Ensuite, souvent bien plus tard, l’Etat finit par reconnaître que les voix critiques avaient raison. Plus tard encore, ceux qui étaient criminalisés deviennent des héros, y compris pour ceux qui les ont réprimés. Le point crucial, à mes yeux, comme l’enseigne l’histoire des luttes sociales, est le changement culturel, la diffusion de nouvelles manières de voir le monde.
Bien avant la disparition des lois ségrégationnistes aux Etats-Unis, la discrimination raciale fut vaincue dans les faits. Le 1er décembre 1955, une femme, Rosa Parks, refusa de s’asseoir sur les sièges réservés aux Noirs dans un autobus en s’asseyant au contraire sur un siège réservé aux Blancs. Elle fut arrêtée à Montgomery, Alabama, pour avoir violé la loi. Des dizaines de personnes suivirent son exemple et d’autres dizaines l’avaient précédée. Mais son action de désobéissance a eu un impact parce qu’elle fut suivie par un très grand nombre de gens.
En 1960, Franklin McCain, un activiste noir de 73 ans de Caroline du Nord, s’installa avec trois amis au bar d’un café de la chaîne Woolworth dans la ville de Greensboro. C’était un lieu exclusivement réservé aux Blancs. Ils demandèrent un café et attendirent toute la journée mais ne furent pas servis. Le lendemain, ils revinrent en dépit des insultes des Blancs et des menaces des policiers. A la fin de la semaine, ils étaient déjà des centaines et la protestation s’étendit à des dizaines de villes. La chaîne Woolworth se vit obligée à permettre l’entrée des Noirs dans ses établissements. Mais ce n’est qu’entre 1964 et 1965 que l’Etat a été forcé d’abroger les lois sur la discrimination raciale.
Je crois qu’il s’agit là de l’une des leçons les plus importantes que nous donne également la victoire de la population de Malvinas Argentinas contre Monsanto. Nous devons faire les choses de la manière la plus intelligente et lucide possible, mais surtout des actions menées à bien et comprise par les gens ; des actions simples, pacifiques, capables de mettre à nu les problèmes qui nous affligent, comme s’asseoir là où on veut dans l’autobus et pas là où on voudrais nous obliger, ou camper face à l’une des plus puissantes multinationales du monde.
Ce qui viendra après ne dépendra plus de nous. Qu’une partie significative de la population marque son accord et accompagne la lutte, qu’elle y participe d’une manière ou d’une autre, dépend de facteurs que personne ne contrôle et pour lesquels il n’existe pas de recettes ni de tactiques préétablies. Du point de vue du mouvement social et des changements nécessaires, on ne peut pas vaincre l’extractivisme en réclamant des lois à l’Etat. Les lois viendront quand ce modèle aura été vaincu culturellement et politiquement sur le terrain.
Il est vrai que les gouvernements de la région, au-delà de leur orientation concrète dans chaque pays, s’appuient tous sur l’extractivisme. Mais c’est à nous qu’il incombe de vaincre ce modèle, avec des milliers de petites actions comme celles développées par les « Mères de Ituzaingó » et par les campeurs de Malvinas Argentinas.
Raúl Zibechi est un journaliste uruguayen, spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine. Il collabore aux journaux « Brecha » et « La Jornada ».