Édition du 12 novembre 2024

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Québec

Abolition des commissions scolaires : une menace pour l’éducation ?

Le ministre de l’Éducation déposait le 1er octobre dernier le projet de loi no 40 qui prévoit le remplacement des commissions scolaires par des centres de services. Ceux-ci conserveront la majorité des responsabilités des commissions scolaires, soit la gestion des infrastructures, des liens d’emploi, du transport scolaire, etc. Les postes de commissaires élu·e·s au suffrage universel, dont le rôle était d’en déterminer les priorités et orientations ou d’en développer les politiques éducatives et administratives, seront toutefois abolis. Pour remplacer ces gestionnaires, le gouvernement propose de mettre en place des conseils d’administration composés de 8 parents (provenant des conseils d’établissement), 4 membres de la communauté et 4 membres du personnel scolaire (dont aucun représentant syndical), chacun élu ou désigné par ses pairs (1).

Tiré du site de l’IRIS.

Le gouvernement estime que cette réforme permettra d’épargner environ 53 M$ sur 4 ans en raison de l’abolition des élections et des salaires des commissaires et rapprochera l’administration scolaire des élèves. À cette somme pourraient s’ajouter des économies non chiffrées en termes de dépenses administratives (2).

Mise en contexte

01 Les commissions scolaires québécoises souffrent depuis longtemps d’un déficit démocratique. Peu de personnes s’y intéressent, sauf quand il est question de les abolir. Dans un récent sondage sur leurs priorités en éducation, les Québécois·es ont placé l’amélioration des structures scolaires au dixième rang, loin derrière la bonification des services aux élèves (3) . Les élections scolaires demeurent peu populaires, mais près de la moitié des répondant·e·s croient qu’il faut soit les maintenir telles quelles, soit les modifier pour inciter à une plus grande participation de la population.

02 La dernière fois que la population fut appelée aux urnes était en 2014. Seulement 5,5 % des personnes inscrites sur la liste électorale se sont déplacées pour voter. Bien que ce taux soit très faible, notons que la population inscrite pour voter était plus du double en 2014 en regard de celle de l’élection de 2007 (5184300 en 2014 plutôt que 2174239 en 2007 (4). Cette différence s’expliquerait par le nombre plus faible de postes pourvus par acclamation (43,7 % en 2014 plutôt que 67,4 % en 2007). En d’autres mots, même si le taux de participation est plus élevé en 2007, plus de personnes sont allées voter en 2014. Comme le montre le graphique 1, cette désaffection électorale n’est pas récente. En 1973, le taux de participation était déjà inférieur à 25 % et a plongé sous les 10 % dès 2003 (5).

03 La faible participation de la population aux élections s’explique en partie par un flou sur leur raison d’être. Les commissaires n’ont pas le pouvoir de moduler les taxes scolaires, et peu de personnes connaissent les enjeux dont ils débattent. Ils sont souvent considérés comme des administrateurs plutôt que des représentants politiques de leur communauté. D’ailleurs, un sondage de 2006 a montré que plus des trois quarts des répondants ne savaient pas qui les commissaires représentaient (6). À l’inverse, lorsque le travail des commissaires est connu, ou lorsqu’il y a un enjeu particulier qui mobilise le milieu, les taux de participation sont plus élevés (7). En somme, l’absence de débat politique au sein des commissions scolaires explique, en partie, le peu d’intérêt de la population envers elles.

04 La CAQ s’est toujours montrée sceptique quant à la pertinence des commissions scolaires (8), et le dépôt du projet de loi de Jean-François Roberge relance la question de leur pertinence. Cela dit, nous n’en sommes pas aux premières réformes ni aux premières remises en question de ce modèle. Les gouvernements québécois successifs ont réduit le nombre de commissions scolaires sur le territoire du Québec, ainsi que les pouvoirs de leurs commissaires. L’uniformisation de la taxe scolaire procède de la même dynamique (9),en réduisant leur financement autonome et donc leur pouvoir d’action.

Impacts anticipés

05 À première vue, peu de choses risquent de changer avec l’abolition des commissions scolaires, puisque ce ne sont que les commissaires qui sont remerciés, laissant en place la même structure administrative. D’ailleurs, la grande majorité des rôles attribués aux écoles dans le projet de loi relèvent déjà de leur contrôle. Ce changement est-il donc seulement d’ordre cosmétique ?

06 Plusieurs éléments tendent à démontrer que non. D’une part, l’abolition des commissions scolaires aura pour effet d’accentuer la mise en concurrence des écoles. En effet, on apprend, dans les notes explicatives de ce projet de loi de plus de 90 pages, que « le projet de loi contient également diverses mesures dont [...] une simplification des démarches d’inscription des élèves dans un autre centre de services scolaires que celui du territoire de résidence (10) ». Le Québec connaît d’importantes inégalités scolaires (11), notamment en raison du financement public de l’école privée et de la multiplication des programmes et projets particuliers à l’école publique. Au niveau secondaire, près d’un élève sur cinq est inscrit dans un programme particulier. Cette tendance de l’école publique à imiter l’école privée afin d’attirer un plus grand nombre d’élèves risque de s’accentuer si les parents peuvent « magasiner » leur école sans égard au territoire de résidence, transformant chaque école en PME à la recherche de « clientèle ». La loi encourage également la mise en commun des ressources avec les écoles privées. Ce rapprochement renforce l’idée que l’ensemble des écoles privées et publiques font partie d’un même réseau à l’intérieur duquel on peut magasiner son éducation. Plutôt que de pousser les parents vers le privé et ainsi accentuer la ségrégation, le gouvernement devrait encourager les établissements de proximité. La mixité scolaire qui les caractérise est en effet gage de meilleure réussite pour l’ensemble des élèves (12).

07 D’autre part, l’abolition d’un palier régional en éducation qui découle de l’application de la loi risque d’accentuer la centralisation des pouvoirs. Ce niveau intermédiaire est utile non seulement pour la coordination des services, mais également dans certains dossiers plus politiques comme la gestion de l’afflux de nouveaux arrivants ou, au contraire, la répartition de ressources dans des régions faiblement peuplées. À quel niveau les décisions se prendront-elles maintenant ? De plus, à la lecture des 312 alinéas de la loi (et de ses annexes), on voit que le ministre choisit de s’octroyer un plus grand contrôle sur les structures, les communications et la gestion du personnel. Les changements proposés s’apparentent ainsi aux réformes qui ont touché le réseau de la santé et des services sociaux, et qui se sont traduites par un éloignement du personnel du réseau et de ses usagers et usagères des lieux décisionnels.

08 On le voit aussi à travers les structures de gouvernance que prévoit la loi. Une grande partie des pouvoirs et responsabilités des administrateurs et administratrices seront délégués à des comités externes qui auront comme mandat de recommander les prises de décision. Ainsi, tant la répartition des ressources, la priorisation budgétaire que les orientations pédagogiques seront discutées entre « experts », sans la présence de parents ou de membres de la commuauté, avant d’être soumis pour approbation au conseil d’administration. Cela réduit la marge de manœuvre de ce dernier qui devient pratiquemment une instance de diffusion de l’information plutôt que de prise de décision (13).

09 Les économies espérées par une telle réforme s’annoncent en outre peu élevées, puisque la plupart des fonctions des commissions scolaires continueront d’être assurées par les nouveaux centres de services. Le ministre reconnaît d’ailleurs que la réforme ne devrait entraîner aucune suppression de postes. Les seules sommes épargnées proviendront de l’abolition des élections et de la disparition des postes de commissaires. Le graphique 2 permet de comparer cette somme avec le budget actuel du ministère de l’Éducation. En supposant qu’on élimine des élections qui se tenaient aux 4 ans (14), les économies attendues seraient de l’ordre d’environ 15 M$ par année, ce qui représente 0,1 % du budget des commissions scolaires.

10 Ces économies sont toutefois loin d’être garanties, car il serait illusoire de penser que la gestion d’un centre de services pourra se faire de manière bénévole. Si le ministre est sincère dans sa volonté de décentraliser et qu’il souhaite que les centres de gestion soient en mesure de répondre aux besoins et aux préoccupations des communautés, il devra dégager des ressources conséquentes pour dédommager les personnes qui s’y impliqueront. En effet, tout ce travail doit se faire en surplus des autres engagements professionnels, personnels et familiaux des personnes qui siégeront à cette instance, dans un horaire déjà surchargé pour le personnel scolaire et les parents de jeunes enfants. Le projet de loi prévoit des « allocations de présence [et] remboursement des frais », mais ces engagements ne sont pas chiffrés. Seront-ils à la hauteur des tâches confiées aux administrateurs et administratrices ? Si oui, il faudra revoir l’estimation des économies en cause. Et sinon, cela veut dire exclure des administrateurs et administratrices de qualité, ce que la loi fait déjà en restreignant l’éligibilité des parents à ceux qui s’impliquent déjà sur leur conseil d’établissement et en excluant les employé·e·s qui représentent leur syndicat.

11 On peut enfin se tourner vers l’exemple de la Nouvelle-Écosse pour illustrer les limites d’une telle réforme. Les commissions scolaires de cette province des Maritimes ont été abolies en 2018 et remplacées par des conseils d’établissement. Un comité consultatif provincial nommé par le gouvernement a ensuite été ajouté afin, dit-on, de mieux refléter les réalités régionales, mais aussi parce que le gouvernement reconnaît de lui-même qu’il y a une limite de ce qu’il peut demander de conseillers bénévoles (15). De plus, les promesses de décentralisation et de renforcement du pouvoir local des écoles ne se sont toujours pas matérialisées. Au contraire, un certain vide administratif s’est créé qui a rendu plus difficile pour les parents de se faire entendre lorsqu’ils soulèvent des enjeux concernant le système scolaire, et qui a fait en sorte de donner plus de pouvoir au ministère de l’Éducation (16).

12 Comme plusieurs autres projets de loi, dont celui sur l’immigration ou les tarifs d’électricité (17), celui sur l’abolition des commissions scolaires semble être davantage motivé par la volonté du gouvernement de remplir ses promesses électorales que de répondre à des besoins réels.

Recommandations

13 Le côté ambitieux du projet de loi cache des modifications qui dépassent la simple transformation des commissions scolaires en centres de services. En ce sens, ce projet de loi omnibus gagnerait à être morcelé afin de discuter des différentes mesures qu’il contient une à la fois.

14 Certes, les commissions scolaires ont besoin d’être repensées afin de mieux les adapter aux réalités scolaires et sociales d’aujourd’hui. La réforme prétend donner plus de pouvoirs aux écoles, mais elle sape une instance qui sert à traiter certains enjeux scolaires sur une base régionale et en confie la responsabilité au ministère de l’Éducation. Le gouvernement fait ainsi disparaître un palier intermédiaire qui pouvait agir comme rempart face aux décisions du ministère qui faisaient débat, et comme lieu de prise de décisions à l’échelle régionale. Par ailleurs, ce travail ne pourra s’effectuer sur une base bénévole, encore moins si on exige des parents une double implication sans compensation financière conséquente. On peut se demander si le modèle élaboré par le gouvernement tiendra mieux compte des préoccupations du milieu, alors que le personnel de l’éducation est minoritaire sur les conseils d’administration proposés.

15 Afin de contrer la faible participation aux élections, deux avenues sont donc possibles. D’une part, on peut simplifier le processus de vote, par exemple en faisant coïncider les élections scolaires et municipales ou en permettant le vote électronique. D’autre part, il faudrait viser une plus grande démocratisation de la gouvernance scolaire et une amélioration de la transparence des commissions scolaires. Si on avance seulement dans la première voie sans se préoccuper de la deuxième, on essaie de régler un symptôme sans s’attaquer au fond du problème, soit la pertinence même de la démocratie scolaire.

Notes

1- ROBERGE, Jean-François, Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique relativement à l’organisation et à la gouvernance scolaires, Projet de loi no 40, 2019.

2- BÉLAIR-CIRINO, Marco, « La fin des commissions scolaires », Le Devoir, 2 octobre 2019, En ligne.

3- CORMIER, François, « Abolir les commissions scolaires n’est pas une priorité pour les Québécois », TVA Nouvelles, 8 octobre 2019, En ligne.

4- Malheureusement, les données par commission scolaire ne sont pas disponibles (sauf pour 1998). Il est donc difficile de vérifier les résultats et d’analyser les différences entre les années.

5- PROULX, Jean-Pierre, « Les élections scolaires au Québec à travers les sondages d’opinion », Recherches sociographiques, vol. 49, n° 2, 2008, p. 291.

6- Ibid., p. 300

7- Ibid., p. 304

8- CHOUINARD, Marie-Andrée, « Coalition pour l’avenir du Québec – L’école sauce Legault », Le Devoir, 23 février 2011

9- POSCA, Julia, Regards sur la CAQ #2 – Réforme de la taxe scolaire : un choix risqué pour les écoles québécoises, 6 décembre 2018, En ligne.

10- ROBERGE, Jean-François, op. cit

11- DUCLOS, Anne-Marie et Philippe HURTEAU, Inégalité scolaire : le Québec dernier de classe ?, IRIS, 7 septembre 2017, En ligne.

12- PIQUEMAL, Marie, « Nathalie Mons : La mixité sociale est un avantage pour tous les élèves sans exception », Libération, 18 octobre 2015.

13- ALLAIRE, Yvan et Michel NADEAU, « Gouvernance scolaire : les cadres sortent gagnants, pas les parents », La Presse, 8 novembre 2019, En ligne.

14- Les dernières datent déjà de près de 6 ans et les précédentes ont eu lieu 7 ans plus tôt

15- RITCHIE, Sarah, « Chaos versus order : One year later, how both sides of
education debate view the Glaze Report », Global News, 23 janvier 2019,
En ligne.

16- AUTHIER, Philip, « Bill 40 : Canadian School Boards Association urges Quebec to reconsider », Montreal Gazette, 7 octobre 2019, En ligne.

17- BLAIN, Jean-François et Bertrand SCHEPPER, Regards sur la CAQ 7 – Tarifs d’Hydro-Québec : les client·e·s recevront-ils un cadeau ?, IRIS, 21 août 2019.

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