Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Question nationale

Vers la république du Québec, ou les idées pour lesquelles nous vivons

Dans une république, c’est pour une idée que l’on vit
– Hegel

Dès qu’il leur parlait de raser la vieille humanité comme une moisson mûre, dès qu’il prononçait même le mot enfantin de république, il se sentait incompris.
– Zola

Éric Martin est professeur au département de philosophie du cégep Edouard‑Montpetit

(tiré de la revue L’Action nationale, vol CIV, no. 7, septembre 2014, pp. 68 à 76)

D’après le philosophe Bernard Stiegler, c’est au XIXe siècle que sont apparus des mouvements visant la constitution d’une res publica, d’une « chose publique » ou puissance publique souveraine. Le 18e brumaire (1852) de Karl Marx nous raconte comment cette idée de République, si utile pour se débarrasser de la monarchie, en vint à faire trembler les bourgeois lorsque le peuple s’en fût saisi. Le peuple entendait les idées de liberté, d’égalité, de fraternité, et il les prenait au mot et se mettait à réclamer la justice partout, jusque dans le milieu de travail. On s’apercevait, en effet, que la liberté libérale était donnée à tous dans les textes de loi, mais qu’en pratique, certains animaux étaient plus égaux que d’autres, en l’occurrence, les bourgeois.

Aux parlementaires qui se plaignaient des socialistes qui, disaient-ils, excitaient dangereusement le peuple, Jean Jaurès répliqua que, s’il fallait à tout prix trouver un responsable et un coupable à la source des troubles révolutionnaires, c’était l’idée républicaine elle-même qu’il fallait traduire en justice. C’est elle, en effet, qui annonçait le règne à venir de la liberté, de la raison exercée en commun, de la solidarité, si bien que son plein accomplissement se confondait, pour Jaurès, avec celui du socialisme : république et socialisme étaient pour ce futur martyr de la cause des peuples les deux faces d’une même pièce.

Hélas, Jaurès fût assassiné, on eut la guerre à la place du socialisme. Quant à la République, il en subsista la forme bourgeoise qui s’accommoda de toutes les injustices capitalistes et s’en fît le soutien, du moins jusqu’au jour où le capitalisme lui-même n’eût plus besoin des États-nation, tout globalisé qu’il devenait. Sauf peut-être pour que le pouvoir d’État l’aide à abattre les barrières protectionnistes et les résidus de souveraineté qui pouvaient encore rester entre les mains des communautés politiques. En effet, selon Stiegler, notre époque en est une de « liquidation de la souveraineté politique et économique ».

La situation au Québec est encore plus précaire qu’en France, puisque ce territoire fût très vite une province et une dépendance de l’Empire britannique, un fief soumis à l’État fédéral canadien, qui bafoue la souveraineté populaire du peuple québécois, ce dernier ayant été volontairement exclu du processus constituant, et ce jusqu’à ce jour. Le Québec est ainsi un pays nié à l’intérieur d’un autre, sans constitution et sans souveraineté. Quant à la République, l’idée a certes circulé sur les lèvres des Patriotes ; elle était là au RIN, et au début du MSA, et elle s’est éclipsée longtemps.

Elle réapparaît timidement aujourd’hui. Cette idée puissante n’existe pour l’heure qu’à l’état d’idée ; inutile de dire que l’idée n’existe pas encore comme État. L’été dernier, dans une chanson présentée lors de l’émission de Joël Le Bigot, le chroniqueur François Parenteau, reprenant le mot de Vallières, a qualifié les Québécois de « nègres blancs sans République », une blague qui serait drôle si elle n’était pas si triste. Quant au socialisme, il semble avoir disparu quelque part en 1980 et des poussières après l’implosion des mouvements « marxistes-léninistes » (ML) québécois, de sorte qu’on n’en parle plus guère. En ceci, par contre, les Québécois peuvent se consoler : ils n’ont pas le socialisme, mais ce genre de mal est commun à bien des peuples. Je dis ceci même si une communauté de misère est une mince consolation. Tout semble aujourd’hui nous dire, du reste, que la souveraineté nationale, la République et le socialisme sont des résidus de modernité et des boulets risquant d’empêcher notre intégration au grand mouvement de globalisation et d’accélération du capital planétarisé, raison pour laquelle il faudrait au plus vite se débarrasser d’idées aussi vieillies (et un peu honteuses parce que tachées de sang). Or, de telles positions ont au moins le mérite, si on les prend à contre-pied, de nous révéler quelles sont les idées qui sont les plus intolérables pour le capitalisme globalisé, qui les voit comme autant d’entraves à faire sauter. C’est pourquoi il est aujourd’hui urgent de repenser de manière critique la souveraineté nationale, la République et le socialisme pour quiconque préfère encore la liberté politique et la sauvegarde du bien commun à la soumission aux diktats de l’économie globale.

La reddition du politique

Nous pourrions décrire cette époque, comme le fait Jean-Paul Curnier, comme une époque de « reddition du politique ». Aussi bien la droite que la « gauche de gouvernement » (qui n’a plus grand-chose de la gauche) semblent s’entendre sur l’idée que la décision politique collective, ou encore le pouvoir politique, ne peuvent plus se subordonner la logique technico-économique. C’est elle, au contraire, qui est réputée aujourd’hui « donner le la », le reste d’entre nous n’ayant plus d’autre choix que de nous mettre à danser. Aussi bien la droite que la « gauche de gouvernement » ne veulent plus rien savoir de l’idée de souveraineté, qui serait, dit-on, dépassée (et nauséabonde parce que mâtinée d’intolérance).

Plus personne ne veut rien savoir de l’idée de peuple non plus. Le peuple ne comprend pas la « complexité » de la nouvelle société, dit-on, il est un peu arriéré, raciste et gênant. Du reste, comme l’a prouvé la pensée déconstructionniste universitaire, il n’existe pas : le peuple et la nation sont des fictions, il n’y a que des individus désirants. Cette variante sophistiquée du thatchérisme dit au fond la même chose que la dame de fer : There is no sucht hing as society. L’idée de société elle-même passe ainsi à la trappe, si bien que nous entrons dans « L’oubli de la société », dont parlait Michel Freitag. Le politique, tel que le définit Marcel Gauchet, est « ce qui tient la société ensemble ». Qu’est-ce qui peut relier les individus après la reddition du politique et la destruction de l’idée de peuple ? Sans réponse à cette question, la situation aurait pu s’avérer fâcheuse. Heureusement, il reste quelque chose comme la communication, par chance, pour relier tous les individus dorénavant libérés du rêve éveillé dans lesquels les maintenaient les fictions du peuple, du commun ou de la nation. La communication et la gestion permettront à ces individus de s’intégrer à l’économie qui devient la forme universelle du lien social. L’adaptation à l’économie totalisante, pour ne pas dire totalitaire, remplace le politique. N’allez pas dire que nos sociétés vivent une perte de sens, puisque le sens des affaires se porte très bien.

La souveraineté, c’est out ?

Chacun, disait Hegel, est fils de son temps. Le mouvement souverainiste québécois doit être capable de rester à la mode, et pour cela, il doit s’imprégner du Zeitgeist. Il faut ainsi comprendre pourquoi, vu l’impopularité de l’idée de peuple, il n’est pas question de « souveraineté populaire » dans les discours des chefs. Il est également normal, vu le discrédit affectant les idées de « souveraineté » et de « nation », qu’il n’en soit plus trop question non plus. Le « mouvement souverainiste » est donc essentiellement devenu un « mouvement », ce qui est commode, parce que le politique ou l’État ont eux-mêmes été remplacés par un « mouvement », celui de l’adaptation gestionnaire au « mouvement » et au changement de l’économie globalisée. La tête du mouvement souverainiste a ainsi pu devenir un « mouvement pour l’adaptation gestionnaire au changement ». Ceci est très sain du point de vue du pluralisme démocratique, puisque dorénavant, les Québécois ont le choix entre trois équipes gestionnaires pour s’adapter au changement, même s’il faut être honnête et reconnaître que le Parti libéral part avec une longueur d’avance en ces matières. Se différencier au plan communicationnel devient difficile. L’idée de référendum peut faire peur. Il reste toujours l’idée de laïcité, qui soulève les passions, mais c’est une arme dangereuse à manier. La gauche radicale pour sa part, est dégoûtée par les mesures néolibérales du « mouvement gestionnaire » et n’aime pas trop les opérations électorales qui tournent autour des foulards musulmans. Historiquement, elle considère que le nationalisme a servi à justifier les pires inégalités et les pires conflits armés. Pour elle, le mouvement souverainiste, c’est la gestion néolibérale et l’intolérance envers l’altérité. Résultat, elle ne veut maintenant rien savoir des idées de peuple, de nation, d’État, de souveraineté, se réclamant plutôt d’une forme de cosmopolitisme.

Québec solidaire fait exception, puisque ce parti propose une démarche d’assemblée constituante à travers laquelle le Québec pourrait accéder à l’indépendance si telle était la volonté du peuple. Mais Québec solidaire fait déjà partie d’une gauche plus réformiste que la gauche radicale, puisqu’il accepte de participer aux élections, ce qui est hors de question pour la gauche abstentionniste, qui lui refuse ses affections.

La situation se présente donc ainsi : nous assistons à la disparition mondiale des peuples et des États qui deviennent des succursales de Burger King Worldwide. Pendant ce temps, nous avons un petit parti souverainiste qui fait 8 % aux élections, et un autre qui ne l’est plus (ou qui a peur de le dire) et qui récolte environ 25 % des voix. Ceci dit, on comprend que le PQ ait peur de le dire : il semble qu’il suffise de prononcer le mot référendum pour provoquer une attaque de panique généralisée et remplir les urnes de votes rouges. Ceci devrait nous inquiéter sur l’état d’esprit de la population, à qui on ne parle plus de politique depuis trop longtemps. La politique semble être devenue synonyme d’enveloppes brunes, ou, dans les meilleurs cas, elle est devenue affaire de comptabilité et de conservatisme fiscal. Si quelqu’un attend quelque salut venant du Bloc québécois, les nouvelles ne sont pas très bonnes de ce côté-là non plus. À première vue, la souveraineté paraît être devenue définitivement out dans l’électorat. Alors, que faire ?

Que faire ?

La cote de popularité de l’indépendance pourrait nous sembler avoir pâli. Pourtant, nous avons dit que rien n’était plus urgent que de repenser aujourd’hui aux idées de souveraineté et de commun qui, seules, peuvent faire rempart au magma engloutisseur de la globalisation. Il semble qu’il faille donc se mettre à ramer à contre-courant.

Heureusement, nous ne partons pas de rien ; en témoignent les événements de 2012 où on ne comptait plus les drapeaux du Québec et les citations de Gaston Miron : un désir de commun existe donc encore en nous. Certains, comme Danic Parenteau, remettent aujourd’hui de l’avant l’idée de République, cherchant à donner corps à l’idée indépendantiste en discutant explicitement la question du régime politique. Il me semble que la réhabilitation de cette idée, dont la pleine puissance n’a encore jamais été accomplie dans la modernité, soit une bonne chose. Par ailleurs, rebâtir la souveraineté doit être compris au sens large, non pas comme souveraineté d’une poignée de technocrates, mais comme exercice d’une réelle souveraineté populaire où le maximum d’effort doit être consenti pour créer les conditions et espaces d’une participation populaire aux décisions collectives.

Ce souci démocratique doit se redoubler d’une volonté de rompre avec le modèle autoritaire et polluant du capitalisme. À court terme, une forme de réformisme-radical devrait permettre la reconversion en coopératives des lieux de travail fermés par le grand capital, de même qu’une sortie du pétrole et une réorientation vers une économie verte, des mesures urgentes à l’heure de la crise écologique et du réchauffement climatique. Ces mesures doivent mener à terme à repenser l’économie en entier pour sortir du capitalisme, système génétiquement plombé par des crises à répétition, de la misère, de l’exploitation et de la violence, pour aller plutôt vers ce que certains ont appelé un « écosocialisme » du 21e siècle, favorisant notamment un mode de vie, une agriculture et une activité économique démocratiques, au plan local, écologique, etc.

On a coutume d’opposer la défense de la souveraineté à l’internationalisme comme s’il s’agissait de deux idées diamétralement opposées. Il sera important, dans les prochaines années, de faire mentir cette opposition d’entendement qui fait comme si, pour se soucier des autres, il fallait s’opposer à l’idée de souveraineté chez soi. Au contraire il faut favoriser partout, en solidarité avec d’autres, la possibilité pour les communautés politiques d’être souveraines, de posséder leurs propres institutions, de jouir de leur culture et de leur environnement naturel. Un Québec cheminant vers une République écosocialiste indépendante pourra, et devra en même temps adopter une attitude de solidarité internationaliste à l’égard des autres nations ou cultures dont il reconnaîtra la valeur, chez lui aussi bien que dans des communautés souveraines ailleurs dans le monde.

Des protestations et contestations sont déjà en cours pour s’opposer à la privatisation du bien public au Québec. Elles ne pourront pas gagner en l’absence d’un effort visant à convaincre et éduquer, bref, à faire oeuvre de pédagogie politique pour combattre la prégnance de la médiocrité comptable distillée par TVA (« Le Québec est dans le rouge ») dans les esprits, et ayant pour conséquence l’enfermement fataliste dans le hic et nunc, quand ce n’est pas le soutien actif à la défiscalisation. La souveraineté, en effet, ne se fera pas uniquement par des communiqués de presse, des élections, ni même des manifestations. Elle exigera que le peuple québécois décide de reprendre un contrôle réfléchi sur le devenir collectif, s’engagent dans un mouvement organisé dont l’objectif sera la mise en place de la république indépendante et écosocialiste du Québec. Cette aventure ne nous mènera pas seulement à reprendre le contrôle démocratique de nos vies contre la mégamachine capitaliste emballée.

Elle nous permettra à nouveau de porter attention à ce qui fait le sens de notre vie : notre humanité, les liens sociaux, la culture, la nôtre propre, et celle que les autres nous partagent, et toutes les idées pour lesquelles nous vivons, et qui sont plus importantes que le matériel. Comme entendre un ami auteur-compositeur belge chanter la beauté de sa campagne, en avoir la larme a l’oeil, et le voir la minute suivante brandir comme un trésor sien une partition de... Vigneault.

Éric Martin

Chercheur à L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)
Membre du Collectif d’analyse politique (CAP)
Doctorant en pensée politique, Université d’Ottawa

ERIC.MARTIN@uottawa.ca

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