Depuis le 19 avril, le Nicaragua est entré dans la plus grande crise politique de ces trente dernières années [1]. Déclenchée par une réforme austéritaire du régime des retraites, la protestation initiale s’est transformée en insurrection généralisée sous l’effet de la féroce répression exercé par le régime autoritaire du président Daniel Ortega et de son épouse (et vice-présidente) Rosario Murillo contre les étudiants solidaires des retraités.
Les escadrons de la mort aux ordres du sinistre couple qui gère le pays comme sa propriété personnelle ont déjà assassiné près de 200 citoyens désarmés en deux mois et sèment la terreur à travers le pays. Des groupes paramilitaires lourdement armés tuent, kidnappent et torturent sous la protection de l’exécutif et avec la complicité des officiers de police. Des hommes masqués liés à des gangs aux ordres du gouvernement, à des troupes parapolicières ou à la police antiémeute et montés à bord de fourgonnettes, de taxis et de motos tirent des roquettes sur les quartiers, des établissements scolaires ou les centres commerciaux. Leur tactique consiste à brûler et/ou détruire des écoles, des centres de santé, des hôpitaux, des commerces, des centres de travail, pour créer le chaos en faisant croire à la population que ce sont les étudiants et les manifestants qui incendient les bâtiments publics. Mais le peuple n’est pas dupe et, dans son écrasante majorité – plus de 70 % selon les enquêtes récentes –, il réclame le départ des « nouveaux Somoza ».
Aujourd’hui âgé de plus de 90 ans, Ernesto Cardenal, poète de renommée mondiale, ancien prêtre, pionnier de la Théologie de la Libération, ministre de la Culture du gouvernement sandiniste entre 1979 et 1987 (son frère Fernando, également prêtre, fut alors ministre de l’Éducation), reste une figure incontournable de l’histoire révolutionnaire du Nicaragua. Dans une lettre ouverte (voir ci-dessous) co-signée par les étudiants rebelles de la Coordination universitaire pour la Démocratie et la Justice, il appelle les progressistes du monde entier et la communauté internationale à réagir et à se prononcer [2]. De nombreux autres représentants du sandinisme historique dénoncent la répression. Pour James Wheelock, un des neuf commandants originaires du Front sandiniste de Libération nationale (FSLN), « cette lente escalade de violence pourrait se transformer en conflit armé de basse intensité. La communauté internationale ne semble pas comprendre la gravité de la situation et, pendant ce temps, la population est sans défense. » [3]
Quant à la poétesse et militante sandiniste historique Gioconda Belli, elle écrivait il y a quelques jours dans une lettre ouverte à la vice-présidente : « Sur les chaînes de télévision et les médias aux mains de ta famille, depuis le premier jour de la révolte, vous avez eu recours aux techniques de propagande les plus répugnantes pour faire passer la population rebelle pour des “bandes criminelles de droite”. Vieille tactique : transformer ceux qui protestent en ennemis pour pouvoir les tuer et ordonner à d’autres de les massacrer sans pitié. [...] On a donc lancé des Nicaraguayens contre des Nicaraguayens en invoquant des coups d’État et des complots imaginaires, et autres motifs similaires qui ne servent qu’à essayer de masquer le soleil avec un doigt [4]. Le soleil de la liberté qui anime cette révolution civique et désarmée, ne vois-tu pas qu’il éclaire désormais tout le territoire national ? Le peuple s’est autoconvoqué sans aucun autre leadership que ses dirigeants communautaires, et son cri unanime est “Qu’ils s’en aillent !”. […] Tu as écrit la page la plus noire de l’histoire du FSLN, tu as sali son héritage, tu as tué une deuxième fois tous les héros et les martyrs qui se sont battus pour qu’il n’y ait plus jamais de dictature au Nicaragua. […] Ni toi, ni Daniel ne passeront à l’histoire sous les couleurs magnifiques que tu as imaginées. Jamais vous ne serez absous, ni par l’histoire, ni par le peuple. » [5]
Marc Saint-Upéry
Lettre urgente à José « Pepe » Mujica depuis le Nicaragua
Le monde doit savoir ce qui se passe au Nicaragua et se prononcer : il s’agit d’une véritable crise des droits de l’homme sous le règne d’un terrorisme d’État.
Sachant que tu es un défenseur des droits de l’homme et de la lutte pour la dignité et une source d’inspiration pour toute l’Amérique latine, la jeunesse et le peuple qui se battent dans les rues du Nicaragua ont besoin que tu associes ta voix à notre cause, qui est digne et juste.
Depuis avril 2018, les jeunes Nicaraguayens sont de nouveau descendus dans la rue pour réclamer démocratie et liberté. Ils ont accompli la prophétie de l’un des principaux architectes de la croisade nationale de l’alphabétisation au Nicaragua, le Père Fernando Cardenal, qui n’a jamais cessé d’affirmer que cela arriverait un jour. Malheureusement, l’élan et la détermination de ces jeunes ont été confrontés à la répression gouvernementale la plus violente que ce pays ait connue au long de son histoire.
Le 19 avril, il y a deux mois, le gouvernement de Daniel Ortega et Rosario Murillo ont mis fin à la vie du premier des plus de 180 nicaraguayens assassinés, qui sont principalement des jeunes, et même des enfants. On compte plus de 1 500 blessés, de nombreux prisonniers politiques et beaucoup de disparus. Ces chiffres augmentent chaque jour que Daniel Ortega s’agrippe au pouvoir.
Le samedi 16 juin, une famille entière a été incinérée dans un incendie allumé par les escadrons de la mort du régime qui voulaient se venger du fait que cette famille ait barré l’accès de son foyer aux snipers chargés d’abattre les manifestants dans la rue.
Malgré la répression, la mobilisation citoyenne est restée ferme, forçant Daniel Ortega et Rosario Murillo à s’asseoir à la table d’un dialogue national avec des interlocuteurs qui ne se réduisent plus au grand capital [6]. Pour la première fois, en onze ans, ils ont dû côtoyer des étudiants, des mouvements paysans et la société civile.
La stratégie du régime d’Ortega consiste à faire traîner le dialogue pour mieux déchaîner sa politique de terreur dans la rue. On ne sait pas encore si le dialogue national sera capable de répondre à la clameur populaire qui exige qu’Ortega et Murillo quittent le pouvoir immédiatement et que justice soit faite.
La pression populaire a également permis une visite de travail de la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH), dont le rapport préliminaire coïncide avec le diagnostic d’Amnesty International concernant les graves violations des droits humains commises au Nicaragua par le régime orteguiste. Ces deux organismes ont pu documenter l’usage excessif de la force et de la violence par les organes de sécurité de l’État et les troupes de choc paramilitaires armées – dont des tireurs d’élite qui ont fait de nombreuses victimes mortelles, au nombre desquelles il faut compter le journaliste Angel Gahona et plusieurs enfants.
Ortega et Murillo ne peuvent pas continuer à revendiquer une légitimité auprès des mouvements de gauche qu’ils ont trahis par leurs actions sans scrupules. Les héros et les martyrs de la révolution sandiniste ne méritent pas que leur mémoire soit ternie par les actes génocidaires d’un dictateur qui les a trahis. Les victimes d’Ortega et Murillo méritent qu’on leur rende justice.
Ernesto Cardenal, Coordination universitaire pour la Démocratie et la Justice
P.-S.
* « Urgence Nicaragua : arrêter le massacre, chasser la dictature ». MEDIAPART. LE BLOG DE SAINTUPERY. 24 JUIN 2018 :
https://blogs.mediapart.fr/saintupery/blog/240618/urgence-nicaragua-arreter-le-massacre-chasser-la-dictature
Notes
[1] Voir Maya Collombon, « Sale printemps au Nicaragua », Libération, 6 mai 2018, http://www.liberation.fr/debats/2018/05/06/sale-printemps-au-nicaragua_1648219. Les comptes-rendus réguliers et remarquablement détaillés d’Oscar René Vargas (dirigeant historique du sandinisme) publiés en français sur le site Alencontre.org sont une source incontournable. Les lecteurs hispanophones peuvent aussi lire le long et formidable reportage – un texte extraordinaire et déchirant – du grand journaliste argentin Martín Caparrós, « El misterio de las revoluciones », The New York Times en Español, 20-05-2018, https://www.nytimes.com/es/2018/05/29/revoluciones-daniel-ortega-nicaragua-caparros/.
Les articles d’Oscar René Vargas sont disponibles sur ESSF :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?auteur13942
[2] Ernesto Cardenal, « Carta urgente desde Nicaragua », Página 12, 21-06-2018, https://www.pagina12.com.ar/123090-carta-urgente-desde-nicaragua.
[3] Cité in Elisabeth Malkin, « Violence in Nicaragua Undermines Peace Talks 2 Months Into Uprising », New York Times, 20-06-2018, https://www.nytimes.com/2018/06/20/world/americas/nicaragua-peace-talks-violence.html?emc=edit_th_180621&nl=todaysheadlines&nlid=573331990621.
[4] « Tapar el sol con un dedo », expression proverbiale espagnole [NdT].
[5] « Carta abierta de Gioconda Belli a Rosario Murillo », La Jornada, 17-06-2018, http://www.jornada.unam.mx/ultimas/2018/06/17/carta-abierta-a-rosario-murillo-3819.html
[6] Allusion au fait que le pouvoir du couple Ortega-Murillo était jusqu’ici basé notamment sur une alliance avec le patronat favorisant les grandes entreprises par des exonérations fiscales et d’autres avantages et garantissant l’absence de mouvements sociaux perturbateurs [NdT].
Un message, un commentaire ?