1er mars , par Candido Grzybowski
Nous nous trouvons face à la nécessité de constituer une nouvelle hégémonie, un nouvel imaginaire mobilisateur, une nouvelle vague de démocratisation de la politique et de l’économie, capable de transformer la situation actuelle par un débat démocratique ancré dans des valeurs et principes éthiques porteurs d’un projet pour le pays. C’est une condition sine qua non pour une plus grande émancipation des citoyen-ne-s face à la dictature des marchés et de la spéculation financière qui prétend dicter notre avenir, pour un mode de vie en quête de bien-être durable et de partage des territoires et des richesses entre tou-te-s. Nous avons de toute évidence besoin d’agir et d’oser à partir de l’ici et maintenant, car l’avenir et les chemins qui y mènent se font en cheminant.
Derrière l’écran de fumée et de confusion qui règne à Brasília et qui empêche de voir quoi que ce soit, il nous faut identifier les forces obscures qui tirent les ficelles du jeu politique. Nous nous trouvons acculés face à une nouvelle offensive de la pensée néolibérale visant la déconstruction et la flexibilisation des politiques et institutions garantes de nos droits. Davantage de privatisations et moins d’État, davantage d’ouverture commerciale afin d’exploiter des « avantages comparatifs » bien peu durables en termes d’agrobusiness et de production primaire, davantage de facilités d’accès aux ressources naturelles et moins de biens communs – zones protégées, territoires indigènes et de peuples traditionnels – et, objectif ultime, moins de régulation démocratique. En somme, les intérêts et les forces politiques néolibérales au sein de notre société entendent utiliser l’État pour donner davantage de pouvoir au marché lui-même. Profitant des difficultés du gouvernement Dilma, qui a gagné les élections sans bâtir l’hégémonie nécessaire, et en utilisant le levier de la crise fiscale, il s’agit, pour ces forces, de réduire la capacité de l’État à formuler, financer et exécuter des politiques pour le bien de tou-te-s.
Le problème est loin d’être celui de la destitution (impeachment) ou non de la présidente, car la crise porte en son noyau la question de l’hégémonie. L’avenir proposé par le néolibéralisme est l’approfondissement du même système capitaliste socialement excluant et prédateur de l’environnement. Néanmoins, le maximum que nous puissions atteindre est une position de nation servile. Il est une grande vérité historique que nous refusons de voir : ce système suppose que seuls quelques pays puissent être gagnants. Pour qu’il y en ait d’autres, les pays occupant les sièges du petit club des plus développés ainsi que l’impérialisme qui les soutient doivent tomber. Il n’y a pas de place pour tout le monde dans le développement capitaliste, comme nous le rappelait Celso Furtado [1] dans ses dernières œuvres. L’option démocratique est exactement la transition, sans guerre ni barbarie, vers des modèles politiques et économiques adéquats qui aient pour priorité la justice socio-environnementale et non l’accumulation privée de richesses.
Entre nous, le plus incroyable, c’est le monceau d’« unanimités stupides », comme les appelait Nelson Rodrigues. Ces unanimités, particulièrement au sein des classes dominantes, agissent comme de véritables œillères qui nous empêchent de voir plus loin, de voir ce qui importe réellement. Par exemple, on n’envisage même pas, dans le débat public, le fait qu’une poignée de détenteurs de la dette publique brésilienne consomme environ la moitié du budget fédéral en intérêts astronomiques, situation créée en dernière analyse par la politique monétaire elle-même qui, ainsi, ne fait qu’alimenter de manière exponentielle la fameuse crise fiscale de l’État. Pis encore, on veut attribuer aux conquêtes citoyennes dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la sécurité sociale, légitimées et instituées par la Constitution de 1988, la responsabilité de la crise fiscale qui traverse l’État brésilien. Ce qui n’est plus possible, c’est de continuer à miser sur la possibilité d’un Brésil complice soumis et docile d’un développement capitaliste qui concentre les richesses et détruit la planète elle-même, d’un développement piloté par le casino globalisé des grandes corporations et des spéculateurs – qui créent une richesse financière fictive représentant plus de dix fois le PIB mondial. Mais c’est qu’ils savent se rémunérer, ceux qui se retrouvent maîtres du monde sans rien faire !
Nous nous trouvons face à une menace réelle, ici et maintenant. Les grands intérêts économico-financiers ont déjà marchandisé et contaminé le politique. L’un des traits les plus évidents de la crise politique actuelle est que les gouvernants au pouvoir et les groupes parlementaires se trouvent au service d’intérêts privés. En outre, notre système de partis et notre Congrès ne reflètent pas les citoyen-ne-s réel-le-s dans leur diversité. Ils sont contaminés par l’énorme privatisation qui s’est opérée dans le monde politique. Les campagnes électorales sont devenues du marketing, de la vente d’images et de discours creux, sans débat d’idées ni de projets pour le pays. Qui plus est, la majorité de ceux qui sont investis de mandats de représentation n’ont aucune loyauté à l’égard des électrices et électeurs qui les ont élus, ils ne sont loyaux qu’à leurs financeurs.
Les opérations en cours, lancées par les procureurs, la police et la justice fédérales, vont-elles ne serait-ce que freiner cet assaut à l’égard du politique et du patrimoine public ? En tout cas, ce n’est pas de là que viendra un changement politique réel. C’est à nous-mêmes qu’il incombe de sauver le politique, l’espace commun de construction de sens et de projets, d’exercer le rôle instituant et constituant de la citoyenneté, d’une gestion de notre diversité fondée sur des principes – liberté et égalité – mutuellement reconnus. La politique, en démocratie, ne fonctionne que comme bien commun, bien de toutes et tous. La politique ne peut être un marché d’échange de faveurs, alimentant le patrimonialisme qui, tel un cancer, corrode l’espace même du politique, les partis, la représentation nationale et, en dernière analyse, l’État. Mais la politique ne naît pas bien commun, tout au contraire, elle le devient par l’action démocratique des citoyen-ne-s et de leurs représentant-e-s élu-e-s, qui remettent les biens communs au centre. La réforme politique dont nous avons besoin se fait dans la rue, dans les communautés, dans les espaces de rencontre, au travail, au sein des syndicats, des mouvements sociaux et des organisations citoyennes, à l’université. La citoyenneté par l’action directe, enfin, est une condition nécessaire de la politique comme bien commun. Mais pour devenir une force irrésistible, nous devons créer de puissants mouvements citoyens capables d’émanciper le politique de la dictature privatisante et marchandisante imposée par les marchés et de lui donner le sens de bien commun. C’est là qu’entre en piste la rénovation de l’activisme citoyen et du militantisme à travers des réseaux, forums, conseils et partis, par le biais du débat public, par la création et la mise en débat d’imaginaires mobilisateurs, par le truchement des élections. Une réforme de la législation, bien que nécessaire, n’est pas suffisante. La condition indispensable à une nouvelle vague politique démocratique, ce sont les citoyen-ne-s en action. J’y vois notre premier grand défi pour créer les possibilités d’un autre Brésil, à partir de l’ici et maintenant.
Dès lors, que faire ? Il est évident que rien ne viendra de Brasília, du pouvoir central ! Ni non plus de la pléiade de partis existants, issus en général d’une occasion opportune ou, quand ils possèdent une base sociale, devenus de véritables machines bureaucratiques sans plus aucune capacité de contestation de l’hégémonie. Il nous reste à regarder autour de nous, à partir de notre quotidien, du territoire que nous habitons. Nous devons reconstruire des espaces de rencontre et de débat, d’infatigables débats créant au fur et à mesure de nouvelles solidarités, avec des valeurs redéfinies et, par-dessus tout, des idées capables de donner du sens et de mobiliser les citoyen-ne-s en cercles croissants. N’est-ce pas ce que nous, générations qui avons vécu les années de plomb de la dictature, avons fait, finissant par alimenter le mouvement irrésistible de redémocratisation ? L’époque et les êtres sont autres. L’histoire ne se répète pas. Mais l’apprentissage du savoir-faire politique à partir de situations quotidiennes peut être sauvegardé comme bien commun des citoyen-ne-s et redevenir utile à un nouveau tissu associatif, à de nouveaux mouvements, de nouvelles organisations ancré-e-s dans notre époque. D’ailleurs, c’est dans notre environnement quotidien que nous pouvons trouver des résistances et des insurrections citoyennes qui constituent les véritables graines politiques de lendemains plus démocratiques et participatifs, construisant une société plus juste et durable. Voici là un second défi, qui dépend de notre engagement citoyen davantage que de toute autre chose.
Ce regard attentif et solidaire des résistances et insurrections citoyennes sur les territoires où nous vivons peut constituer le pilier d’un agenda de mobilisation qui, du bas vers le haut, alimente une puissante déferlante démocratique. De mon point de vue, les résistances et insurrections qui ont essaimé à travers le Brésil ces dernières années mettent au centre de leurs préoccupations la défense et la protection des biens communs. Ce peuvent être des résistances urbaines, comme « Favela é cidade », les mobilisations contre l’assaut du capital immobilier sur les espaces de la ville, la lutte pour les transports et la mobilité urbaine collective comme droit des citoyen-ne-s prioritaire par rapport aux transports individuels et aux entreprises privées qui en font une marchandise, la lutte pour l’eau et l’assainissement comme biens communs, la valorisation des productions culturelles populaires et issues de la rue, la bataille pour des écoles et une santé publiques « au standard Fifa », parmi tant d’autres luttes. De plus en plus, nombre de ces résistances se construisent aussi à partir des territoires ruraux, envisagés comme des biens communs marqués par la présence humaine au fil des générations, qu’il s’agisse des luttes contre l’agrobusiness prédateur et responsable de la concentration foncière, ou contre l’industrie minière et les grands projets visant à satisfaire les intérêts de grands groupes, sans aucun respect pour les populations locales et leurs biens communs. Enfin, il existe un débat émergent qui tente de s’interroger sur les entreprises publiques comme biens communs. Si beaucoup de choses doivent être changées pour qu’elles fonctionnent comme bien commun appartenant à tou-te-s les citoyen-ne-s, cela ne doit pas occulter le fait que l’offensive contre ces entreprises publiques vise à transférer généreusement, comme dans un passé récent, le patrimoine public à des groupes privés. Déboulonner la capacité d’instigation de l’État en matière économique est facile, mais cela va énormément limiter la capacité même de régulation démocratique de l’économie. Tous ces agendas émergents de résistance et d’insurrection doivent entrer dans notre champ d’analyse et dans le nouvel activisme citoyen qu’il nous faut construire pour donner un autre avenir à notre Brésil. C’est là la troisième priorité que je souhaite signaler.
Mais il y a plus ! Je pense que nous avons un grand défi à relever dans l’élargissement de la sphère publique et du débat public avec un nouvel imaginaire mobilisateur. La communication s’affirme comme espace stratégique pour fabriquer, à partir d’aujourd’hui, l’avenir que nous voulons et dont nous faisons le pari qu’il est possible. Nous nous battons beaucoup pour la démocratisation de la communication, en visant en particulier le véritable monopole privé qui tente de formater nos cervaux à partir des grands médias. La communication est un bien commun stratégique dans toute démocratie digne de ce non et dotée d’une capacité de transformation. Comme nous avons bien peu obtenu au cours des trente années de la vague démocratique qui s’épuise, cette lutte demeure valable, mais peut-être perd-elle peu à peu de l’importance. En raison des nouvelles technologies de l’information et de la communication – les TIC –, une véritable révolution est à l’œuvre dans les communications. Les « réseaux sociaux » minent le monopole privé de la télévision, de la radio et des journaux à une vitesse vertigineuse. Nous nous trouvons face à une révolution anarchique féconde, presque exempte de contrôle, où nous pouvons nous informer et communiquer de la forme la plus libre possible. Le problème est de suivre tout cela et, par-dessus tout, recueillir les pépites de « bon sens » qui s’y trouvent, comme disait Gramsci en son temps. Il existe déjà des efforts citoyens – parfois ancrés dans des institutions dont l’engagement éthique et politique pour la démocratie est reconnu – qui tentent de participer à cet orpaillage, en organisant l’information et la circulation d’analyses qui parviennent à extraire du sens d’un quotidien apparemment anarchique. Nous devons soutenir ces efforts, les reconnaître comme résistances et insurrections citoyennes porteuses d’un autre avenir. Cela, nous pouvons le faire sans dépendre de partis ni de médiateurs. Il nous suffit de nous reconnaître mutuellement comme citoyennes et citoyens qui partageons la même recherche d’un nouvel imaginaire mobilisateur.
Enfin, je sais que ce que je propose est loin d’être suffisant, mais cela peut être un début qui nous sorte de l’absence totale de perspectives du débat dominant, un début qui transforme notre inconfort vis-à-vis de la situation actuelle en quelque chose qui nous permette d’agir en tant que citoyen-ne-s. Difficile de dire combien de temps prendra le processus de gestation d’une nouvelle vague démocratique. En outre, cela échappe à tout contrôle. On peut seulement affirmer que c’est ainsi qu’ont été conçues les véritables révolutions citoyennes dans l’histoire récente de l’humanité. Et c’est à la portée de notre savoir-faire politique.
Puisse l’année 2016, lorsqu’elle s’achèvera, être fêtée et remémorée à l’avenir comme l’année du début du grand tournant ! Bonne chance à nous, car cette dernière aussi nous fait souvent défaut. La mer est déchaînée, mais la traversée nécessaire peut être rendue possible par notre engagement, avec audace et détermination.
Notes de la traduction
[1] Économiste, Celso Furtado (1920-2004) fut ministre du gouvernement de João Goulart (1962-63) puis, après son exil durant la dictature, de celui de José Sarney (1986-88). D’inspiration keynésienne, il est considéré comme l’un des plus éminents spécialistes de l’économie brésilienne.