Parallèlement, le vent de révolte s’est répandu ailleurs. À partir de 2010, les printemps arabes ont secoué la chape de plomb. Des dictatures en apparence immuables ont craqué. On pourrait dire que les mouvements n’ont pas réussi à imposer un nouvel ordre, que les élites sont revenues par la porte de côté. C’est vrai, mais encore là, ce n’est plus pareil. L’idée que le peuple a le droit de se révolter s’est incrustée dans la conscience populaire. On l’a vu ces dernières semaines en Tunisie. Gilbert Achcar, un politicologue bien au fait des réalités de cette région du monde, explique qu’on est au tout début d’un cycle de résistances.
De l’autre côté de la Méditerranée, la grogne a traversé la mer. Les ravages du néolibéralisme ont atteint un point limite au point où on observe maintenant en Grève et dans certaines parties de l’Espagne et du Portugal des phénomènes de malnutrition qu’on connaissait en Afrique. Une grande masse de gens ne croit plus aux mensonges véhiculés à chaque minute par les médias. Ils ont décroché et ils cherchent. C’est loin d’être terminé en Grèce par exemple, malgré le recul de Syriza.
Des luttes populaires immenses se sont mises en branle au Burkina Faso, en Afrique du Sud, en Turquie, en Chine, en Thaïlande. Des murs de Berlin de toutes sortes sont pleins de fissures.
Vous direz que je suis optimiste. Pas vraiment. Je vois bien et j’entends de mes camarades tunisiens, égyptiens, grecs, espagnols que la situation est très difficile. En Bolivie et surtout au Brésil, au Venezuela et en Argentine, on constate les hésitations, ambiguïtés et contradictions des nouveaux pouvoirs déchirés entre les pressions populaires et les manipulations du 1%, sans compter leurs propres contradictions internes liés aux privilèges, voire à la corruption.
Les périodes de changements, pour ne pas dire les révolutions, ne sont pas autre chose que de longs cycles d’accumulation politique, avec des changements évidents, matériels, mais plus encore, avec des processus impalpables, culturels. À un moment donné survient une « intersection » entre cette volonté par en bas de tout changer, et l’incapacité par en haut de maintenir le statu quo. La rupture se fait alors, « quand ceux d’en bas ne veulent plus, et quand ceux d’en haut ne peuvent plus », disait un certain Vladimir.
Il est difficile pour nous les papillons durant les quelques secondes (années) de notre passage dans l’univers de voir ce « temps long » qui est celui dans lequel la « vraie » vie se déroule. On s’enthousiasme, on veut que ça change, on pense que ça y est, et puis, oups, le ciel semble nous tomber sur la tête. Il faut être modestes, et voir ce qu’on peut faire dans les quelques instants dont nous disposons. Accepter également que nous ne savons pas tout, qu’il y a toutes sortes de bifurcations inattendues. Enfin, ne pas mépriser le peuple parce qu’il ne va pas « assez vite », parce qu’il a peur, parce qu’il hésite. Le peuple a souvent une immense prudence qui est légitime. Résister et tenter de construire un autre monde est une bonne idée. Mais ne pas se frapper la tête sur les murs, c’est aussi important. La pensée révolutionnaire ne doit pas être impatiente, arrogante, méprisante.
Tout cela m’amène au Forum social mondial. Depuis 2001, cette grande tempête des idées permet un immense échange d’expériences. On ne saurait pas, on n’entendrait pas (même si on a l’internet) ce qui se passe en Espagne, au Maroc, en Inde, de la même façon, si on n’avait pas l’occasion de rencontrer de temps en temps des camarades qui recherchent les sentiers de l’émancipation. À l’œil, je dirais que le processus du FSM (qui est plus qu’une rencontre annuelle) a touché des millions de personnes. Aujourd’hui, on ne voit plus les choses de la même manière.
Des impatients parfois (mais pas toujours) bien intentionnés voudraient que le FSM annonce la révolution mondiale. On a pensé cela à l’époque de la Troisième Internationale et cela a été une grave erreur. Les rythmes des luttes, leurs expressions politiques et organisationnelles ne peuvent être réduits à un « modèle », « one size fits all » comme disent les faux prophètes.
Dans les discussions qui durent jusqu’à tard la nuit, les participant-es au Forum concluent rarement, car toutes sortes d’idées circulent autour de la table. Des anarchistes, des marxistes « purs et durs », des social-démocrates raisonnables, des féministes, des autochtones, des Queers, font entendre leurs voix parfois discordantes, parfois convergentes. L’espace d’une rencontre, on devient tous Chicanos à Los Angeles, arabes dans les banlieues parisiennes, dalits à Mumbai, féministes en Arabie saoudite. Et c’est comme cela qu’on identifie de nouvelles méthodologies, de nouveaux outils et de nouvelles stratégies.
Cette année à Montréal, comme lors de plusieurs forums sociaux ces dernières années, il y aura plus d’attention et de temps pour ce qu’on appelle les « tables de convergence », où des mouvements, après avoir entendu la grande diversité des points de vue, sont invités à élaborer des stratégies.
Parfois, ces stratégies peuvent être « locales ». Par exemple, au Québec, il y a une échéance qu’on ne peut pas oublier, celle de 2018. Même si une élection ne change pas le monde, il y aura alors de grands enjeux. Ou bien dans le sens de consolider un pouvoir néolibéral jouant sur le double registre de la répression ou de l’austérité. Ou bien dans le sens de créer une ouverture, comme on l’a vu dans d’autres pays justement.
Parfois, les stratégies peuvent être internationales. On l’a fait en 2003 dans le cadre de la campagne contre la guerre. On n’a pas réussi à bloquer la « guerre sans fin » des États-Unis, mais on l’a délégitimé, y compris aux États-Unis. Parlant USA, il y aura au Forum de Montréal passablement de jeunes et de jeunes de cœur des mouvements populaires américains. Comment peut-on résister de manière solidaire à la montée des mouvements d’ultra droite et aux néoconservateurs, dans les Amériques, en Europe, en Inde et ailleurs ? Peut-être qu’on peut penser à une grande convergence à ce ne niveau.
En partie grâce au Forum, le « local » et l’« international » se marient : cela devient, selon Toni Negri, le « glocal ».
Préparez-vous, ça s’en vient. N’attendez pas ni miracles ni des recettes concoctées par des finfinaux. Pensez à vos affaires. Identifiez vos pratique les plus porteuses et vos idées créatives. Imaginez comment vous pourrez partager cela avec un Bolivien ou une Népalaise. Et mettez-vous en mode d’écoute pour entendre des tas d’histoires intergalactiques, comme le disait un certain sous-commandant.