Le 18 octobre dernier, Stephen Harper annonçait, en compagnie de son homo-logue européen Jose Manuel Barroso, la signature d’un traité de libre-échange de nouvelle génération : l’Accord économique et commercial global (AÉCG). Selon le gouvernement, l’AÉCG est « ce qui se fait de mieux en matière d’accord, un accord du 21e siècle ».
Alors que l’on fêtera en janvier les 20 ans de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), la nécessaire remise en question par le gouvernement de la logique qui sous-tend la mondialisation néolibérale semble moins probable que jamais. En effet, on vantera fort probablement les mérites de la mondialisation en termes de croissance économique, d’accès aux biens et services et de création d’emplois. On tentera une fois de plus de nous faire croire que la libéralisation du commerce se fait en fonction du meilleur intérêt de la population. Mais est-ce bien le cas ?
Libéralisation des marchés publics
Le principal attrait des Européens dans ces négociations, nous le savons depuis le tout début, c’est d’obtenir l’accès aux marchés publics canadiens, c’est à dire aux achats de biens et services faits par les différents paliers de gouvernements. Sur ce chapitre, ils ont gagné sur toute la ligne. Ainsi, des commandes de manuels scolaires à l’approvisionnement des cuisines d’établissements, en passant par les travaux routiers, le transport en commun ou le ramassage des ordures, tout est susceptible d’être mis en concurrence à l’échelle internationale. Les marchés publics constituent pourtant un levier économique d’importance, avec des achats annuels totalisant près de 29 G$ annuellement, soit presque l’équivalent des dépenses de l’État en santé.
Pressé de conclure cet accord en négociation depuis plus de quatre ans, le premier ministre Harper a pris les choses en main au début de l’automne pour négocier directement avec Barroso, cédant du même coup sur une pléiade d’enjeux critiques, dont les marchés publics. Déjà, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) avait induit l’ouverture des marchés publics par le biais de l’Accord plurilatéral sur les marchés publics (AMP), dont la renégociation a abouti en 2011. Cependant, les seuils pour lesquels l’ouverture des appels d’offres à l’international devient obligatoire ont été coupés de moitié par rapport à ce qui prévaut dans l’AMP. C’est donc dire qu’un grand nombre de contrats supplémentaires se qualifieront désormais.
De plus, pour la première fois, une bonne part des contrats d’approvisionnement d’Hydro-Québec seront inclus dans cette ouverture des marchés publics à la concurrence internationale, malgré une disposition d’exception pour les monopoles publics. Cela signifie, en gros, qu’il sera plus difficile pour Hydro-Québec de favoriser des entreprises locales ou d’exiger un certain pourcentage de contenu local comme cela s’est fait pour le développement de la filière éolienne en Gaspésie. De même, exit l’embauche privilégiée de travailleurs autochtones pour la construction des grands barrages. Le soumissionnaire proposant le plus bas coût emportera la mise, sans égard à l’impact sur l’économie locale. Le ministre Jean-François Lisée a voulu se faire rassurant en disant que certains « achats stratégiques » avaient été protégés, mais sans l’accès aux textes officiels de l’accord, il est impossible de vérifier la teneur de cette affirmation.
Tout cela se produit alors que le marché européen est extrêmement ouvert : les entreprises canadiennes et québécoises peuvent déjà soumissionner pour les contrats publics européens. Il n’y aura donc pas de boum économique à l’issu de cet accord. La seule chose qu’on en tirerait serait de prévenir une éventuelle fermeture des marchés par les Européens. Il s’agit donc, en fait, de verrouiller le droit des compagnies de faire des affaires comme elles l’entendent. Le Canada, ayant connu un ralentissement économique depuis le 11 septembre, en raison du repli des Étatsuniens, souhaite éviter que l’Europe fasse de même.
L’ouverture massive des marchés publics pourrait entraîner, à terme, la privatisation des services publics, car tout service sous-traité d’une valeur de 315 000 $ ou plus devra faire l’objet d’appels d’offres à l’international, et ne pourra plus par la suite être assumé par la fonction publique. En effet, en vertu du très cyniquement nommé « mécanisme de cliquet », lorsqu’un gouvernement applique des mesures de libéralisation, il est impossible de faire marche arrière.
Régulation de la finance et protection des investissements
Dans le cadre de l’ALÉNA et des autres traités bilatéraux, les mesures qui assurent la stabilité du système financier sont pratiquement intouchables. Dès le départ des négociations en vue de l’AÉCG, les Européens ont affirmé leur intention d’affaiblir ces règles, qui sans être parfaites, ont tout de même protégé le Canada contre plusieurs des impacts de la dernière récession. Stephen Harper dit avoir maintenu la ligne dure sur cette question, mais il faudra attendre la publication des textes pour en être sûr. Les résumés publiés ainsi que les fuites les plus récentes indiquent qu’il pourrait y avoir un affaiblissement des règles plus ou moins marqué.
L’accord comprendra un dispositif de protection des investissements étrangers comparable au controversé chapitre 11 de l’ALENA. En vertu de ce principe, les multinationales peuvent poursuivre un gouvernement pour perte de profits escomptés si ce dernier adopte une loi ou un règlement qui limite leurs activités. Le Canada est assujetti à un dispositif de ce type à l’échelle nord-américaine, et plusieurs dizaines de poursuites lui ont été intentées depuis la signature de l’ALÉNA. Les différends opposant un investisseur et un État se règlent à huis clos, devant des tribunaux administratifs qui ne sont pas assujettis aux lois canadiennes.
La dernière en date : une poursuite de 250 M$ intentée par une entreprise canadienne, Lone Pine Resources, qui profite du fait qu’elle est enregistrée dans le paradis fiscal du Delaware pour se servir du chapitre 11 de l’ALÉNA. Lone Pine se sent lésée par la mise en application de la Loi limitant les activités pétrolières et gazières, votée en 2011 par le gouvernement libéral, à l’entrée en vigueur de laquelle elle a perdu son permis d’explorer le fond du Saint-Laurent à la recherche de gaz et de pétrole. Les libéraux de Jean Charest étaient pourtant hautement favorables à l’exploitation des hydrocarbures. Ils se sont rangés à l’avis exprimé dans l’étude environnementale stratégique (ÉES 1) qui décrétait que l’exploration ou l’exploitation pétrolière dans la partie du fleuve située en amont de l’île d’Anticosti, un milieu hautement sensible, aurait des conséquences environnementales désastreuses. Instaurer une interdiction permanente d’exploration dans l’estuaire du fleuve constituait la seule chose sensée à faire.
Le Canada a l’habitude de ce type de règlement des différends investisseur-État : nos fonds publics ont d’ores et déjà servi à dédommager de plusieurs centaines de millions de dollars plus d’une trentaine de multinationales pour perte de profits imaginaires. La négociation d’une pareille disposition dans un accord commercial est une première pour les Européens. Il serait surprenant que les Véolia et Total de ce monde se privent de cet outil juridique puissant, qui place littéralement leur droit de faire du profit audessus de la capacité des États de faire les choix démocratiques qui s’imposent.
Agriculture
Ce traité « ambitieux et moderne » ne s’arrête pas là. La question agricole était sur la table, comme le reste. À ce chapitre, les négociateurs en sont venus à une entente asymétrique : pour ouvrir davantage le marché européen au bœuf et au porc canadien, boudés dans plusieurs pays en raison de leur manque de traçabilité et des hormones de croissance utilisées, on laissera entrer chez nous davantage de fromage européen. En plus de constituer une attaque de front contre le système de gestion de l’offre québécois, qui malgré ses défauts a le mérite d’assurer des revenus constants pour les producteurs laitiers, on risque de saboter une industrie naissante et en pleine croissance : la micro fromagerie québécoise.
Mais le plus grave dans tout cela, et probablement ce qui fait que cet accord constitue une avancée majeure pour les néolibéraux, c’est le fait d’avoir réussi à mettre le pied dans la porte de la question agricole, jusque-là peu touchée chez nous. Malgré l’Accord sur l’agriculture de l’OMC, qui a mis fin à l’exception agricole qui prévalait auparavant lors des négociations, c’est précisément sur la question agricole qu’ont achoppé les négociations multilatérales comme la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) et l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI). Les négociateurs de l’AÉCG ont réalisé l’exploit de trouver un terrain d’entente sur cette question, et d’ouvrir, ce faisant, une brèche majeure dans la capacité des peuples d’assurer leur souveraineté alimentaire. Cette brèche devrait s’agrandir prochainement avec le Partenariat transpacifique actuellement en négociation, qui compte, parmi les quelque 600 représentants des grandes entreprises qui « conseillent » les gouvernements impliqués, le géant de l’agrobusiness Monsanto...
Dès le départ, le Canada a projeté l’image d’une nation désespérée d’en arriver à une entente, coûte que coûte. À cette fin, il n’a pas hésité à saborder de grands pans de ce qui reste de notre souveraineté populaire. Paradoxalement, malgré la mollesse dont le Canada a fait preuve, et malgré les concessions majeures effectuées - au bénéfice des entreprises européennes uniquement, le gouvernement de Stephen Harper s’est montré inflexible face aux demandes de la population tout au long des négociations, refusant d’entendre l’avis d’experts indépendants, et maintenant l’opacité qu’il a savamment élaborée depuis qu’il est au pouvoir.
Bien qu’une entente de principe soit conclue, il reste encore à négocier les détails de cet accord. Ensuite, le processus de ratification devrait s’enclencher, et il aura lieu cette fois tant au fédéral qu’au provincial. Ne laissons pas passer cet accord et manifestons dès maintenant notre mécontentement en signant la pétition sur le site de l’Assemblée nationale, réclamant plus de transparence et la tenue d’un débat public ouvert et inclusif.