Manu Bichindaritz – Peux-tu nous parler de la situation de ces derniers jours sur le terrain, notamment des forces politiques qui y jouent un rôle ?
Zakhar Popovych – Les premières attaques contre la police anti-émeute du Berkut (forces spéciales de la police) furent organisées principalement par les néo-nazis de Pravyi Sektor (« ligne droite ») qui sont encore plus radicaux que Svoboda (« liberté », extrême droite). Mais il est vrai aussi que les jours suivants, beaucoup de gens ordinaires et très différents sont entrés dans la lutte. Des milliers d’entre eux ont apporté pneus et essence pour alimenter l’immense incendie.
Parmi les militants, j’ai vu des gens très différents, pour la plupart russophones, dont beaucoup de jeunes de la banlieue de Kiev. C’était très différent des gens du Maïdan (Place de l’Indépendance – la place centrale de Kiev où les manifestants se rassemblent), qui étaient pour la plupart des ukrainophones originaires des villages de l’ouest de l’Ukraine.
Après l’introduction des lois d’urgence la plupart des citoyens de Kiev étaient très en colère. Et après l’assassinat des militants, ils l’étaient encore plus. La place du Maïdan fréquentée lors d’une soirée « normale » par quelques centaines de personnes, a été envahie par plusieurs milliers d’hommes et de femmes qui sont restés toute la nuit. Cette mobilisation de masse a probablement sauvé le Maïdan du « nettoyage » qui était clairement préparé par la police.
Tout le monde était sûr que le Berkut allait attaquer. D’après les nouvelles lois qui avaient été votées et publiées le jour même, les manifestants étaient tous considérés comme des criminels.
Parmi ceux-ci, des groupes d’extrême droite étaient présents, mais aussi certains groupes radicaux de gauche (pour la plupart des anarchistes). La plupart des manifestants étaient critiques de l’opposition et de l’extrême droite xénophobe. Beaucoup de pierres et de cocktails molotov ont été jetés contre les policiers, dont plusieurs furent blessés. Malheureusement, beaucoup de jeunes se sont comportés comme si c’était un jeu, même après que certains d’entre eux eurent été tués. Néanmoins, c’était une révolte de masse d’Ukrainiens, de nationalités et de groupes ethniques différents, pour la démocratie en Ukraine. L’extrême droite était présente bien sûr, mais elle était noyée dans un mouvement beaucoup plus large.
Quelles sont les réactions du pouvoir, du gouvernement ?
Confronté à une mobilisation de masse aussi impressionnante, le gouvernement a décidé de ne pas utiliser la force contre les manifestants. Toute tentative d’évacuer la place aurait débouché sur un grand nombre de blessés et peut-être même de morts. Cependant, cette action de masse, qui a empêché l’introduction de nouvelles lois d’urgence anti démocratiques, a aussi fait surgir les éléments les plus antidémocratiques du mouvement du Maïdan. Après la première bataille contre la police, des groupes d’extrême droite néo-nazis se sont renforcés et se sentent suffisamment forts pour s’autoproclamer dirigeants du mouvement.
Malgré l’armistice déclaré par les dirigeants de l’opposition et la proposition du Président Ianoukovitch à Jacenuk de devenir Premier ministre, la violence ne s’est pas arrêtée. Le parti majoritaire au Parlement, ainsi que le Président Ianoukovitch lui-même, essaient de gagner du temps et n’ont aucune intention ni d’organiser de nouvelles élections ni d’introduire de changement radical. D’autre part, les dirigeants de l’opposition ne sont pas prêts à organiser des actions radicales et n’ont aucune idée de ce qu’ils pourraient faire de plus. Les gens au Maïdan se mettent de plus en plus en colère contre les deux.
Malheureusement le scénario le plus probable est la mise en place d’un régime de droite, autoritaire et nationaliste. Même si le parti Svoboda arrive à pacifier, voire à écraser les bandes nationalistes les plus radicales, l’entrée de ce parti dans le gouvernement aboutira à l’oppression systématique de la gauche radicale et progressiste.
Malgré le renforcement des forces progressistes et de gauche ces derniers jours, le parti Svoboda reste la force la plus organisée et la plus puissante au Maïdan. Il chercherait à négocier avec le gouvernement afin de calmer la situation. Dimanche 16 février, il a renoncé à occuper la mairie de Kiev, mais quelques heures plus tard le bâtiment fut réoccupé par les forces « d’autodéfense » du Maïdan, dont beaucoup seraient des militants néo-nazis de Pravyi Sektor. Condamnées officiellement par leurs dirigeants mais néanmoins tolérées, ces bandes d’extrême droite deviennent de plus en plus violentes et de moins en moins gérables.
Ton organisation Opposition de gauche a récemment sorti un manifeste [1]. Comment défendez-vous votre orientation au sein de ce mouvement ?
Malgré une situation difficile, la gauche est acceptée au Maïdan, bien plus qu’elle ne l’était avant, et à la Maison d’Ukraine, un centre des étudiants animé principalement par des activistes de gauche et par certains progressistes, nous intervenons de manière systématique. Des tracts et des livres de gauche, dont des milliers d’exemplaires de notre manifeste en 10 points, sont distribués dans ce lieu et nous participons aux débats publics.
Nos propositions, dont le contrôle ouvrier et la privation des droits électoraux pour tous les millionnaires, reçoivent un bon accueil. Malheureusement, cela ne veut pas dire bien sûr que beaucoup de gens ont adhéré aux organisations de gauche, encore trop faibles pour attirer un nombre significatif de nouveaux membres.
D’autre part, la tentative d’organiser l’unité de la gauche et des anarchistes dans la garde « d’autodéfense » de Maïdan n’a pas abouti, à cause de la violence des attaques des groupes d’extrême droite. En ce moment, la violence contre la gauche se développe à nouveau, ce qui rappelle les attaques subies récemment par des militants de la Confédération des syndicats libres d’Ukraine, attaques qui avaient été coordonnées, y compris personnellement, par des dirigeants de Svoboda.
Que dit Opposition de gauche sur la question des accords internationaux avec les rivaux actuels (la Russie et l’Union européenne) ? Le peuple ukrainien est-il obligé de choisir entre l’Europe et la Russie ?
Les deux voies sont mauvaises pour l’Ukraine. Le problème principal se trouve à l’intérieur du pays. La mainmise de l’oligarchie sur la politique a eu comme conséquence un régime à zéro impôt pour les grandes entreprises. Tous les impôts sont payés par les travailleurs et par les petites entreprises. Ainsi les caisses de l’État sont vides, malgré le fait qu’il y a suffisamment de ressources dans le pays. Ce n’est pas le choix d’intégration à un bloc ou à un autre qui réglera ce problème.
De quels liens avez-vous besoin avec la gauche anticapitaliste et internationaliste en Russie ou en Europe ? Comment pouvons-nous vous aider ?
Est-ce que la presse de gauche européenne pourrait mettre la pression sur leurs gouvernements en insistant qu’il est possible de mener des enquêtes sur les entreprises offshore qui détiennent du capital en Ukraine ? Est-il possible de mener une campagne pour des sanctions non seulement contre les représentants du gouvernement mais aussi contre les oligarques ? Est-il possible de montrer que des Ukrainiens demandent la saisie des comptes en banque des oligarques en Europe ? Est-il possible de montrer que ce régime à zéro impôt, ainsi que « l’oligarchisation » totale de la politique, ne sont pas acceptables pour l’Europe ? S’il était possible de faire tout cela, ce serait très bien !
Enfin, il est important bien sûr de montrer une tolérance zéro pour l’extrême droite, qui dans le mouvement d’opposition ukrainien, sont de fait des néo-nazis. Les militants et les personnalités européennes sont aussi les bienvenus à Kiev pour parler de ces problèmes. Il est encore possible de parler ici dans des conditions qui sont encore relativement sûres.
Notes
[1] Voir sur ESSF (article 30895), Manifesto : 10 Тheses of the Leftist Opposition in Ukraine.
Paru dans Hebdo L’Anticapitaliste - 230 (20/02/2014).
* Traduit par Ross Harrold.