Édition du 1er avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Trump, la science et la création d’ignorance

Trump donne du fil à retordre aux scientifiques. C’est dans l’ordre des choses d’un fanatique, dont les alliés, les évangélistes et les propriétaires du numérique, se frottent les mains. Leur but : éradiquer tout ce qui leur nuit, consolider une base disciplinée, et pour se faire créer de l’ignorance. La science est bousculée mais ses disciples empruntent-iels les bonnes stratégies ?

26 mars 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/03/26/trump-la-science-et-la-creation-dignorance/

Le nouveau gouvernement Trump s’en prend aux scientifiques. À peine deux mois après son investiture, le président états-unien a licencié des dizaines de milliers de chercheureuses, réduit les subventions allouées à la recherche, arrêté la collecte de données scientifiques et plus précisément celles portant sur l’environnement ou le climat mais aussi sur les discriminations sociales (race, classe, sexe), limité le droit à manifester sur les campus. Robert Proctor évoque une « guerre contre la science » [1]. Cette offensive ultraconservatrice participe, selon le professeur d’histoire des sciences, à « un âge d’or de l’ignorance ». Elle est facilitée par les soutiens les plus actifs du président, le très important mouvement chrétien évangélique qui essaime un imaginaire pauvre, complotiste, climato-septique, antiféministe, masculiniste, raciste. Se rallient sans sourciller à cette mouvance, les propriétaires du numérique, dont Bezos (Amazon), Zuckerberg (Meta), Musk (X, Tesla, Space X), toujours animés par la course aux technologies, la conquête de l’espace et la quête de profit financier rapide.

Asseoir un pouvoir souverain

La guerre contre les sciences et les scientifiques n’est pas nouvelle. Celle-ci connaît deux piliers concomitants et imbriqués. La première raison pour créer de l’ignorance est idéologique. Trump et ses alliés du capitalisme entendent éliminer tout ce qui leur nuit. Ce parti pris rappelle des périodes et des choix politiques délétères qui ont fini par échouer. Proctor mentionne le nazisme et sa « peur de moindre influence extérieure sur son monde ». On peut aussi mobiliser une brochette de dictateurs, Pinochet et Franco en tête, qui ont, dès leur coup d’État, mené une chasse aux intellectuel·les. Trump fait penser à d’autres homologues élus, et en particulier à Mahmoud Ahmadinejad, président de la République islamique d’Iran de 2005 à 2013, qui s’est fait élire en promettant de mettre l’argent du pétrole sur la table des démunis. Il a en fait suivi l’exemple de ses aînés pour mieux asseoir ses populisme et clientélisme religieux, dans son cas l’islam. Cela est passé par le nettoyage des universités des intellectuel·les dit « libéraux », la fermeture de journaux prisés par les étudiant·es et les milieux intellectuels et l’amplification de la censure (interdiction de publication de livres et de production de films) [2]. Dans tous les cas, l’objectif finalement banal de ces dirigeants est de barrer la route aux opposant·es en lutte contre le capitalisme, les discriminations et les violences, et de consolider un pouvoir souverain sur une population passive, voulu suiviste et docile. Assise sur un masculinisme politique et sur un alignement plus ou moins affirmé aux thèses de l’extrême-droite, la virtuosité de leurs agressions verbales et réelles se mesure à la production de violences épistémiques (expressions, imaginaires, représentations et descriptions de savoirs et connaissances) et par ricochet à la production d’ignorance.

Accélérer la société de l’ignorance

La deuxième raison pour créer de l’ignorance est techno-politique. Trump suit sans sourciller son club de milliardaires issus du numérique, des hommes blancs hétérosexuels riches diplômés, aux ambitions financières et technologiques internationales. Tous sont issus de la contre-culture nord-américaine, dont ils ont adopté la branche antipolitique : se méfier à tout crin de l’État et rejeter le politique. Pourtant tous ont convolé en noces avec les États qui depuis la naissance du secteur sous-traitent les politiques d’éducation, de santé, de transports, etc. Cette collaboration permanente s’illustre aux États-Unis mais aussi en dehors [3]. Pour seul exemple, Macron rencontrait Musk le 3 décembre 2022 à la Nouvelle-Orléans qui un mois plus tard apportait son soutien à la très contestée réforme des retraites [4]. Par l’intermédiaire des réseaux sociaux, des moteurs de recherche, des plateformes de diffusion audiovisuelles ou de communication en ligne, des applications de suivi d’activités sportives ou culturelles, de l’intelligence artificielle, etc. de nouvelles épistémès s’insinuent dans les esprits des utilisateurices que nous sommes au point de nous abêtir. Par exemple, dans notre très grande majorité, nous nous adaptons sans mot dire et continuellement aux changements que le propriétaire du numérique impose comme une mise à jour de sécurité ou logicielle. Nous nous soumettons à ces incises permanentes par souci de confort tandis que lui augmente sa capacité de concurrence commerciale [5]. Nous adoptons son langage, le like, le tweet, les story, les trolls, les threads. Nous modifions nos comportements. Parfois de mauvaise grâce, nous nous plions aux normes imposées par les logiciels que nous utilisons, alors que nous n’avons absolument pas été consulté·es dans leur création. En fait, tous les jours, nous empruntons un sens unique à très grande vitesse, celui mis en place par une poignée d’hommes qui nous interdisent d’aller dans un autre sens. Nous en arrivons à ne plus nous croiser ni à faire demi-tour tant rester entre nous nous rassure. Nous nous suivons, nous engouffrons dans un tunnel, cet entre soi qui nous conforte dans nos idées ou alimente nos seuls points de vue. Notre esprit critique se développe moins car nos pensées s’échangent de plus en plus sans contradiction avec d’autres. Petit à petit, nos pensées sont bouleversées : elles s’occidentalisent, se libéralisent, se sexualisent, se racisent.

Dirigeants politiques et propriétaires du numérique construisent ainsi depuis les années 1990 une société de l’ignorance dont nous acceptons les règles. Michel Foucault avait évoqué la société disciplinaire [6], organisée autour d’institutions d’enfermement (usines, hôpitaux, écoles, prisons). Gilles Deleuze avait parlé des autoroutes de la société de contrôle [7] : celleux qui les empruntent sont confronté·es à des normalisations qu’ielles acceptent volontiers pour avancer plus vite alors qu’elles sont des formes de pouvoir. Désormais, les « autoroutes de l’information » [8] nous contraignent à une constante surveillance, susceptible d’être suspendue par décision discrétionnaire, sans que nous ayons aucune prise sur les raisons qui la motivent. Finalement, sur ces autoroutes, où les relations de pouvoir sont invisibilisées [9] et où les réalités complexes et les connaissances associées sont dépréciées [10], nous diminuons nos connaissances.

Rompre avec l’agnotologie des sciences

Proctor a bien raison de souligner cet « âge d’or de l’ignorance ». Malheureusement, nous vivons un paradoxe car une grande partie de la science dite dure, celle, en plus des sciences humaines, qui est fortement attaquée par Trump, produit de la connaissance tout en créant de l’ignorance délibérée, ce que le professeur d’histoire des sciences appelle l’agnotologie. Cette situation rend le développement d’une nouvelle épistémologie du soin, de l’éducation, de la recherche, du climat… très difficile. Prenons un exemple. La médecine produit de l’agnotologie de genre et de race [11], notamment parce que le système de santé français est fortement empreint de paternalisme, d’essentialisme mais aussi d’histoire de l’esclavage, de la colonisation et de l’après-colonisation.

Commençons par l’agnotologie de genre. En pratiquant majoritairement ses essais cliniques sur les hommes, en sous-orientant les diagnostics des pathologies chez les femmes [12], et plus globalement en n’intégrant pas le genre dans la santé, la médecine maltraite les femmes. La recherche médicale continue de se concentrer sur le contrôle de leurs corps en tant que personnes dédiées à la reproduction sexuelle [13] et à la gestion de la vie quotidienne (éducation, santé, alimentation des ménages) si bien qu’elle continue à les réduire à leur essence féminine, qui connaîtrait des troubles liés à leurs chromosomes, leurs hormones, leur cycle, leurs humeurs.

De fait, les médecin·es expérimentent des traitements sur des personnes qu’ils considèrent d’emblée soumises, en adoptant une posture de père (de mineur·es civiques) ou de maître (d’esclaves) [14]. Rappelons que pendant la colonisation, les médecins, très majoritairement des hommes, ont par leurs rapports médicaux, leurs essais sur les situations sanitaires des colonies ou encore dans leurs mémoires, dépassé le cadre de la pratique médicale pour jouer un rôle majeur dans l’entreprise coloniale de création de dépendance [15]. Aujourd’hui, Ils perpétuent en particulier l’idée que le corps noir est plus immunisé, plus fort, plus endurant que celui des Blanc·hes [16] tout en renvoyant « le nègre » à l’état d’animal dont le corps doit être bridé et l’esprit domestiqué [17]. De la même façon, avec le syndrome méditerranéen, un stéréotype bien ancré dans la profession, des médecin·es considèrent que les personnes, et plus particulièrement les femmes, nord-africaines ou noires vivant autour de la Méditerranée, exagèrent leurs symptômes et leurs douleurs [18]. De nombreux faits d’actualité en témoignent. L’ensemble construit une agnotologie de race.

La médecine peut alors représenter l’exégèse de cette science qui met volontairement ses piliers – patriarcat, esclavage, colonisation – sous le tapis. Alors, comment soutenir les scientifiques et les espaces de transmission des savoirs dominants ? Comment les aider à transformer la pédagogie à mettre en place dans les enseignements scientifiques ? Comment les soutenir efficacement dans la lutte contre les assauts religieux, technicistes, idéologiques ultraréactionnaires ? En les incitant à balayer devant leur porte.

Joelle Palmieri, 23 mars 2025

Notes

[1] Hervé Morin et Nathaniel Herzberg, « Robert Proctor, historien des sciences : « Nous vivons un âge d’or de l’ignorance », Le Monde, 9 mars 2025,
https://www.lemonde.fr/sciences/article/2025/03/09/robert-proctor-historien-des-sciences-nous-vivons-un-age-d-or-de-l-ignorance_6577603_1650684.html
[2] Mohammad-Reza Djalili, « L’Iran d’Ahmadinejad : évolutions internes et politique étrangère », Politique étrangère, Printemps (1), 2007, 27-38.
[3] Alexandra Saemmer et Sophie Jehel (dir.), Éducation critique aux médias et à l’information en contexte numérique, Presses de l’ENSSIB, 2020.
[4] Sophie Cazaux, « Elon Musk apporte un soutien inattendu a la réforme des retraites du gouvernement », BFM patrimoine, 21 janvier 2023,
https://www.bfmtv.com/economie/patrimoine/retraite/elon-musk-apporte-un-soutien-inattendu-a-la-reforme-des-retraites-du-gouvernement_AN-202301210053.html.
[5] Jules Naudet, « Le numérique restructure le social – Entretien avec Roberta R. Katz », La vie des idées, Dossier : Faut-il avoir peur de la révolution numérique ?, 8 juin 2022,
https://laviedesidees.fr/Le-numerique-restructure-le-social.html.
[6] Michel Foucault, Construction politiques : savoirs, pouvoirs et biopolitique, Liège, Centre Franco Basaglia, 2012.
[7] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L ‘autre journal, n°1, mai 1990.
[8] Cette terminologie, utilisée pour la première fois en 1993 par le sénateur Al Gore, alors vice-président des États-Unis, va entrer dans les discours et rapports pour qualifier les réseaux de communication et leur importance pour la croissance économique de tous les pays.
[9] Fred Turner, L’usage de l’art – de Burning Man à Facebook, art, technologie et management dans la Silicon Valley, Paris, C&F Éditions, 2020.
[10] Edgar Morin, La méthode 4. Les idées, Paris, Le Seuil, coll. Essais, 1991.
[11] Joelle Palmieri, « Agnotologie de genre de la médecine : l’exemple de la douleur », in « La santé : un immense enjeu », Paris : Éditions du Croquant, collection Les débats de l’ITS, n° 15, mai 2024.
[12] Danielle Bousquet, Geneviève Couraud, Gilles Lazimi et Margaux Collet, « La santé et l’accès aux soins : une urgence pour les femmes en situation de précarité », Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Rapport n° 2017-05-29-SAN-O27 publié le 29 mai 2017.
[13] Paola Tabet, La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris-Montréal : L’Harmattan (« Bibliothèque du féminisme »), 1998, 206 p.
[14] Grégoire Chamayou, « L’expérimentation coloniale », Les corps vils, sous la direction de Grégoire Chamayou, Paris, La Découverte, 2014, p. 341-384.
[15] Malek Bouyahia, « Genre, sexualité et médecine coloniale. Impensés de l’identité ‘indigène’ », Cahiers du Genre, vol. 50, no. 1, 2011, p. 91-110.
[16] Delphine Peiretti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs : La fabrique du préjugé racial, XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, La Découverte, 2021.
[17] Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.
[18] Isabelle Lévy, « La douleur : signification, expression, syndrome méditerranéen », Revue internationale de soins palliatifs, vol. 28, n° 4, 2013, p. 215-219.

https://joellepalmieri.org/2025/03/23/trump-la-science-et-la-creation-dignorance/

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : États-Unis

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...