J’écrivais, en 1939, dans mon Portrait de Staline, publié à Paris (Grasset, 1940) : « […] l’erreur la plus incompréhensible – parce qu’elle a été délibérée – que ces socialistes (les bolcheviks) si pénétrés de connaissances historiques commirent, ce fut de créer la Commission extraordinaire de répression de la Contre-Révolution, de la Spéculation, de l’Espionnage, de la Désertion, devenue par abréviation la Tchéka, qui jugeait les accusés et les simples suspects sans les entendre ni les voir, sans leur accorder par conséquent aucune possibilité de défense […], prononçait ses arrêts en secret et procédait de même aux exécutions. Qu’était-ce si ce n’était une Inquisition ? L’état de siège ne va pas sans rigueur, une âpre guerre civile ne va pas sans mesures extraordinaires, sans doute ; mais appartenait-il à des socialistes d’oublier que la publicité des procès est la seule garantie véritable contre l’arbitraire et la corruption et de rétrograder ainsi au-delà des procédures expéditives de Fouquier-Tinville ? L’erreur et la faute sont patentes, les conséquences en ont été effroyables puisque le Guépéou, c’est-à-dire la Tchéka, amplifiée sous un nom nouveau, a fini par exterminer la génération révolutionnaire bolchevik tout entière […]. »
Il ne reste qu’à noter en faveur du Comité central de Lénine quelques circonstances atténuantes sérieuses aux yeux du sociologue. La jeune république vivait sous des périls mortels. Son indulgence envers des généraux tels que Krasnov et Kornilov devait lui coûter des flots de sang. L’ancien régime avait maintes fois usé de la terreur. L’initiative de la terreur avait été prise par les Blancs, dès novembre 1917, par le massacre des ouvriers de l’arsenal du Kremlin ; et reprise par les réactionnaires finlandais dans les premiers mois de 1918, sur la plus large échelle, avant que la « terreur rouge » n’ait été proclamée en Russie. Les guerres sociales du XIXe siècle, depuis les journées de juin 1848 à Paris et la Commune de Paris en 1871, avaient été caractérisées par l’extermination en masse des prolétaires vaincus. Les révolutionnaires russes savaient ce qui les attendait en cas de défaite. Néanmoins, la Tchéka fut bénigne à ses débuts, jusqu’à l’été 1918. Et quand la « terreur rouge » fut proclamée après des soulèvements contre-révolutionnaires, après les assassinats des bolcheviks Volodarski [le 20 juin 1918 par le socialiste-révolutionnaire de droite Grigory Semyonov] et Moïsseï Solomonocitch Ouritski [assassiné le 30 août 1918], après deux attentats contre Lénine [le 30 août 1918, par Fanny Kaplan, socialiste-révolutionnaire], la Tchéka se mit à fusiller des otages, des suspects et des ennemis, elle cherchait encore à endiguer, canaliser, contrôler la fureur populaire. Félix Dzerjinski [le 20 décembre 1917, le Conseil des Commissaires du peuple fonde la Commission panrusse extraordinaire pour combattre la contre-révolution et le sabotage, la Vétchékak, plus connue sous le nom de Tchéka ; Djerjinski en prendra la direction] redoutait les excès des Tchéka locales ; la statistique des tchékistes eux-mêmes fusillés serait à ce sujet édifiante.
Rouvrant dernièrement un petit livre déplorablement traduit en français, les Souvenirs d’un commissaire du peuple du socialiste-révolutionnaire de gauche Steinberg [des extraits de cet ouvrage, écrit en 1929, traduit en français et publié en 1930 par Gallimard, seont mis sur ce site], j’y retrouvai ces deux épisodes significatifs. Deux coups de feu ayant été tirés sur Lénine à la fin de 1917, une délégation ouvrière vint dire à Vladimir Ilitch que si la contre-révolution faisait couler une goutte de son sang, le prolétariat de Petrograd le vengerait au centuple… Steinberg, qui collaborait alors avec Lénine, note l’embarras de celui-ci. L’affaire n’est pas ébruitée, justement afin d’éviter des conséquences tragiques. Je sais par ailleurs que les deux socialistes-révolutionnaires qui avaient tiré furent arrêtés, épargnés, et plus tard donnèrent leur adhésion au Parti bolchevik… Deux ex-ministres libéraux, Chingarev et Kokochkine, étaient malades en prison ; leur transfert à l’hôpital fut ordonné. Ils furent assassinés dans leurs lits [les deux, leaders du parti Cadet (KD) furent arrêtés, emprisonnés dans la forteresse Pierre et Paul, puis transférés à l’hôpital de l’impératrice Marie, Gorki qualifia ce crime « d’ignoble »]. Lénine, informé de ce crime, fut bouleversé, le gouvernement commença une investigation et découvrit que les auteurs de ce crime étaient des marins révolutionnaires, soutenus et protégés par l’ensemble de leurs camarades. Désapprouvant la « mansuétude » des hommes au pouvoir, les marins y avaient suppléé par une initiative terroriste. En fait, les équipages de la flotte refusèrent de livrer les coupables. Les commissaires du peuple durent « laisser tomber » l’affaire. Pouvaient-ils, au moment où le dévouement des marins était chaque jour nécessaire au salut de la révolution, ouvrir un conflit avec le terrorisme spontané ?
• En 1920, la peine de mort fut abolie en Russie. On croyait la guerre civile près de finir. J’avais le sentiment que tout le monde dans le Parti souhaitait une normalisation du régime, la fin de l’état de siège, un retour à la démocratie soviétique, la limitation des pouvoirs de la Tchéka, sinon la suppression de celle-ci… Tout cela était possible et c’est dire que le salut de la révolution était possible. Le pays épuisé voulait commencer la reconstruction. Ses réserves d’enthousiasme et de foi demeuraient grandes. L’été 1920 marque une date fatale. Il faut beaucoup de mauvaise foi aux historiens pour ne jamais le constater. Toute la Russie vivait sur un espoir de pacification au moment où Josef Pilsudski [après avoir créé les « légions polonaises » qui combattirent aux côtés des armées austro-hongroises, Pildsudski occupa le poste de chef d’Etat de la Pologne et commanda les troupes polonaises, de 1919 à 1921, dans la guerre entre la Russie soviétique et la Deuxième République de Pologne ; il prit Kiev le 6 mai 1920 et la perdit le 12 juin] jeta les armées polonaises sur l’Ukraine. Cette agression coïncida avec la reconnaissance accordée par la France et l’Angleterre au général baron Wrangel [1878-1928] qui occupait la Crimée. Le raidissement de la révolution fut instantané. La Pologne battue, le Comité central pensa à y provoquer une révolution soviétique. L’échec de l’Armée Rouge devant Varsovie fit échouer le dessein de Lénine, mais le pis ce fut qu’au lendemain de cette guerre pénible, dans un pays saigné et appauvri, il ne fut plus question ni d’abolir la peine de mort ni de commencer la reconstruction sur les bases d’une démocratie soviétique…
La misère et le danger sclérosaient l’Etat-Parti dans ce régime économique, intolérable pour la population et non viable en soi, que l’on a appelé le « communisme de guerre ». Au début de 1921, le soulèvement des marins de Cronstadt fut précisément une protestation contre ce régime économique et la dictature du Parti. Quelles que soient ses intentions et sa probité, un parti qui gouverne un pays affamé ne saurait garder sa popularité. La spontanéité des masses s’était éteinte ; les sacrifices et les privations usaient la minorité active de la révolution. Les hivers glacés, les rations insuffisantes, les épidémies, les réquisitions dans les campagnes répandaient la rancune, une sorte de désespoir, l’idéologie confuse de la contre-révolution pour le pain blanc. Si le Parti bolchevik lâchait les rênes du pouvoir, qui, dans cette situation, prendrait sa succession ? Son devoir n’était-il pas de tenir ? Il eut raison de tenir. Il eut tort de s’affoler devant Cronstadt insurgé, car il lui était loisible de tenir de plusieurs façons différentes, et nous le savions tous, nous qui étions sur place, à Petrograd.
• Les erreurs et les fautes du pouvoir se nouent autour de Cronstadt-1921. Les marins ne se révoltèrent pas que parce que Mikhaïl Kalinine [1875-1946, il s’alignera complètement, après quelques menaces dans les années 1930, sur Staline] refusa brutalement de les entendre. Où il fallait de la persuasion et de la compréhension, le président du Comité exécutif des Soviets n’employa que la menace et l’insulte. La délégation de Cronstadt au Soviets de Petrograd, au lieu d’être fraternellement reçue pour des négociations, fut arrêtée par la Tchéka. La vérité sur le conflit fut cachée au pays et au parti par la presse qui, pour la première fois, mentit au grand jour en publiant qu’un général blanc, Kozlovski, exerçait l’autorité à Cronstadt. La médiation proposée par des anarchistes américains influents et bienveillants, Emma Goldman [1869-1940, en 1921 elle fuit l’URSS et rédige en 1923 My Disillusonment in Russia] et Alexandre Berkman [1870-1938, il a publié, entre autres, Le mythe bolchevik : Journal 1920-1922 et La Rébellion de Kronstadt 1921], fut repoussée. Les canons tonnèrent dans une bataille fratricide et la Tchéka, ensuite, fusilla ses prisonniers. Si, comme l’indique Trotsky, les marins avaient changé depuis 1918, et n’exprimaient plus que les aspirations de la paysannerie arriérée, il faut reconnaître que le pouvoir, lui aussi, avait changé.
Lénine, en proclamant la fin du « communisme de guerre » et la « nouvelle politique économique » (NEP), satisfit les revendications économiques de Cronstadt, après la bataille et le massacre. Il reconnut ainsi que le Parti et lui-même s’étaient enferrés en maintenant un régime intenable et dont Trotsky avait du reste dénoncé les périls et proposé le changement un an auparavant.
La nouvelle politique économique abolissait les réquisitions dans les campagnes, remplacées par un impôt en nature, rétablissait la liberté du commerce et de la petite entreprise, desserrait en un mot l’armature mortelle de l’étatisation complète de la production et des échanges. Il eût été naturel de desserrer en même temps l’armature du gouvernement, par une politique de tolérance et de réconciliation envers les éléments socialistes et libertaires disposés à se placer sur le terrain de la constitution soviétique. Raphaël Abramovitch [1880-1963, membre du BUND, il était proche de Martov, il fut arrêté en 1918, puis libéré grâce à la campagne menée par Friedrich Adler et quitta l’URSS en 1920] reproche avec raison aux bolcheviks de n’être pas entrés en 1921 dans cette voie. Le Comité central, au contraire, mit les mencheviks et les anarchistes hors la loi. Un gouvernement de coalition socialiste, s’il s’était formé à l’époque, eût impliqué des dangers intérieurs certains, moins grands, toutefois, la preuve en est faite, que ceux du monopole du pouvoir… En effet, le mécontentement du Parti et de la classe ouvrière obligea le Comité central à établir désormais l’état de siège, un état de siège clément, il est vrai, dans le Parti même. L’opposition ouvrière fut condamnée, une épuration entraîna des exclusions.
• Quelles raisons profondes motivèrent la décision du Comité central de maintenir et fortifier le monopole du pouvoir ? Tout d’abord, dans ces crises, les bolcheviks n’avaient de confiance qu’en eux-mêmes. Portant seuls de très lourdes responsabilités, singulièrement aggravées par le drame de Kronstadt, ils redoutaient d’ouvrir la compétition politique avec les social-démocrates mencheviks et le parti « paysan » des socialistes-révolutionnaires de gauche. Enfin et surtout, ils croyaient à la révolution mondiale, c’est-à-dire à la révolution européenne imminente, imminente en Europe centrale. Un gouvernement de coalition socialiste et démocratique eût affaibli l’Internationale communiste appelée à diriger les prochaines révolutions…
Peut-être touchons-nous à l’erreur la plus grande et la plus grave du Parti de Lénine-Trotsky. Comme toujours dans la pensée créatrice, l’erreur se mêle ici à la vérité, au sentiment volontaire, à l’intuition subjective. On n’entreprend rien sans croire à l’entreprise, sans en mesurer les données tangibles, sans vouloir le succès, sans empiéter sur le problématique et l’incertain. Toute action se projette au présent réel vers l’avenir inconnu. L’action justifiée au regard de l’intelligence est celle qui se projette en avant à bon escient. La doctrine de la révolution européenne était-elle justifiée sous cet angle ? Je ne crois pas que nous soyons en mesure de répondre à cette question de façon satisfaisante. Je n’entends que la délimiter.
Il ne fait plus de doute à présent que le régime capitaliste stable, grandissant, relativement pacifique, du XIXe siècle finisse par la Première Guerre mondiale. Les marxistes révolutionnaires qui annoncent alors une ère de révolutions embrasant la planète tout entière et, si le socialisme ne réussit pas à s’imposer dans les principaux pays d’Europe, une ère de barbarie et un autre « cycle de guerres et de révolutions », selon le mot de Lénine, qui d’ailleurs citait Engels, ont eu raison.
Les conservateurs, les évolutionnistes et les réformistes qui crurent à l’avenir de l’Europe bourgeoise, savamment découpée par le traité de Versailles [1919], replâtrée à Locarno [1925], abreuvée de phrases creuses par la Société des Nations (SDN), font aujourd’hui figure de politiciens aveugles. Que vivons-nous, si ce n’est une transformation mondiale des rapports sociaux, des régimes de production, des relations intercontinentales, des équilibres de forces, des idées et des mœurs, c’est-à-dire une révolution mondiale aussi vivante en Indonésie [référence à la proclamation de l’indépendance en août 1945 qui va déboucher sur un conflit militaire avec les Pays-Bas et un processus de radicalisation sociale] qu’incertaine et tâtonnante en Europe ? L’Amérique, avec ses progrès techniques prodigieux, ses responsabilités mondiales écrasantes, ses poussées sociales contradictoires, y tient une place privilégiée, comme il se doit au pays industriel le plus riche et le mieux organisé ; mais rien de ce qui se passe en Grèce, au Japon, rien de ce qui se construit dans le secret absolu des zones arctiques de l’URSS, rien de ce qui se fait ou se trame à Trieste ou Madrid ne lui est étranger…
Les marxistes révolutionnaires de l’école bolchevik souhaitaient, voulaient, la transformation sociale de l’Europe et du monde par la prise de conscience des masses laborieuses, par l’organisation rationnelle et équitable d’une société nouvelle ; ils entendaient travailler pour que l’homme dominât enfin son propre destin. Là ils se sont trompés puisqu’ils ont été vaincus. La transformation du monde s’accomplit dans la confusion des institutions, des mouvements et des croyances, sans avènement de la conscience claire, sans avènement d’un humanisme renouvelé, et même en mettant en péril toutes les valeurs, toutes les espérances des hommes. Les tendances générales en sont pourtant celles que le socialisme d’action indiquait dès 1917-1920 : vers la collectivisation et la planification de l’économie, vers l’internationalisation du monde, vers l’émancipation des peuples des colonies, vers la formation de démocraties de masses d’un type nouveau. L’alternative demeure aussi celle que le socialisme prévoyait : la barbarie et la guerre, la guerre et la barbarie, le monstre étant à deux têtes.
• Les bolcheviks voyaient, avec raison, semble-t-il, le salut de la révolution russe dans la victoire possible d’une révolution allemande. La Russie agricole et l’Allemagne industrielle, sous des régimes socialistes, eussent eu un développement pacifique et fécond assuré. La république des Soviets eût ignoré, dans cette hypothèse, l’étouffement bureaucratique à l’intérieur… L’Allemagne eût échappé aux ténèbres du nazisme et à la catastrophe. Le monde eût sans doute connu d’autres luttes, mais rien ne nous autorise à penser que ces luttes eussent pu produire les machineries infernales de l’hitlérisme et du stalinisme. Tout nous porte à croire au contraire qu’une révolution allemande triomphant au lendemain de la Première guerre mondiale eût été infiniment féconde pour le développement social de l’humanité. De telles spéculations sur les variantes possibles de l’histoire sont légitimes et même nécessaires si l’on veut comprendre le passé, s’orienter dans le présent ; pour les condamner, il faudrait considérer l’histoire comme un enchaînement de fatalités mécaniques et non plus comme le déroulement de la vie humaine dans le temps.
En se battant pour la révolution, les spartakistes allemands, les bolcheviks russes et leurs camarades de tous les pays se battaient pour empêcher le cataclysme mondial auquel nous venons de survivre [Seconde Guerre mondiale]. Ils le savaient. Ils étaient mus par une généreuse volonté de libération. Quiconque les approcha ne l’oubliera jamais. Peu d’hommes furent aussi dévoués à la cause des hommes. C’est maintenant une mode que d’imputer aux révolutionnaires des années 1917-1927 une intention d’hégémonie et de conquête mondiale, mais nous voyons très bien quelles rancunes et quels intérêts travaillent à dénaturer de la sorte la vérité historique.
Dans l’immédiat, l’erreur du bolchevisme fut néanmoins patente. L’Europe était instable, la révolution socialiste y paraissait théoriquement possible, rationnellement nécessaire, mais elle ne se fit pas. L’immense majorité de la classe ouvrière des pays d’Occident se refusa à engager ou soutenir le combat ; elle croyait à la reprise du progrès social d’avant-guerre ; elle retrouva assez de bien-être pour craindre les risques ; elle se laissa nourrir d’illusions. La social-démocratie allemande, menée par des dirigeants médiocres et modérés, craignit les frais généraux d’une révolution facilement commencée en novembre 1918 et suivit les voies démocratiques de la république de Weimar… Quand on reproche aux bolcheviks d’avoir accompli une révolution par la violence et la dictature du prolétariat, il ne serait que juste de considérer que l’expérience contraire, celle du socialisme modéré, réformiste, qui tenta d’épuiser les possibilités de la démocratie bourgeoise, s’est poursuivie en Allemagne jusqu’à l’avènement d’Hitler.
Les bolcheviks se sont trompés sur la capacité politique et l’énergie des classes ouvrières d’Occident et d’abord de la classe ouvrière allemande. Cette erreur de leur idéalisme militant entraîna les conséquences les plus graves. Ils perdirent le contact avec les masses d’Occident. L’Internationale communiste devint une annexe de l’Etat-Parti soviétique. La doctrine du « socialisme dans un seul pays » naquit enfin de la déception. A leur tour, les tactiques stupides et même scélérates de l’Internationale stalinisée facilitèrent en Allemagne le triomphe du nazisme.
5.- Un premier bilan de la révolution russe doit être dressé vers 1927. Dix années se sont écoulées. La dictature du prolétariat est devenue depuis 1920-1921, dates approximatives et discutables, la dictature du Parti communiste, lui-même soumis à la dictature de la « vieille garde bolchevik ». Cette « vieille garde » constitue en général une élite remarquable, intelligente, désintéressée, active, opiniâtre. Les résultats acquis sont grandioses. A l’étranger, l’URSS est respectée, reconnue, souvent admirée. A l’intérieur, la reconstruction économique s’est achevée, sur les ruines laissées par les guerres, avec les seules ressources du pays et de l’énergie populaire. Un nouveau système de production collectiviste a été substitué au capitalisme et il fonctionne assez bien. Les masses laborieuses en Russie ont démontré leur capacité de vaincre, d’organiser et de produire. De nouvelles mœurs, un nouveau sentiment de dignité du travailleur se sont stabilisés. Le sentiment de la propriété privée, que les philosophes de la bourgeoisie considéraient comme inné, est en voie d’extinction naturelle. L’agriculture s’est reconstituée, à un niveau qui rejoint et commence à dépasser celui de 1913. Le salaire réel des travailleurs dépasse assez sensiblement le niveau de 1913, c’est-à-dire celui de l’avant-guerre. Une nouvelle littérature pleine de vigueur a surgi. Le bilan de la révolution prolétarienne est nettement positif.
• Mais il ne s’agit plus de reconstruire, il s’agit de construire : d’élargir la production, de créer des industries nouvelles (automobile, aviation, chimie, aluminium…) ; il s’agit de remédier à la disproportion entre une agriculture rétablie et une industrie faible. L’URSS est isolée et menacée. Il s’agit de pourvoir à sa défense. Les marxistes n’ont pas d’illusion sur le pacte Briand-Kellog qui met la guerre « hors la loi » [Pacte signé en 1928, à Paris, qui « condamne le recours à la guerre », sans sanction, et réunira 63 pays]…
Le régime est au carrefour, le Parti déchiré par la lutte pour le pouvoir, et pour le programme du pouvoir, qui dresse de vieux bolcheviks les uns contre les autres. Les continuateurs les plus lucides des temps héroïques sont groupés autour de Trotsky. Ils peuvent commettre des fautes tactiques, ils peuvent formuler des thèses insuffisantes, ils peuvent tâtonner, leur mérite et leur courage ne seront pas niables. Ils préconisent l’industrialisation planifiée, la lutte contre les forces réactionnaires et tout d’abord contre la bureaucratie, l’internationalisme militant, la démocratisation du régime à commencer par celle du Parti. Ils sont vaincus par la hiérarchie des secrétaires qui se confond avec la hiérarchie des commissaires du Guépéou, sous l’égide du secrétaire général, l’obscur Géorgien de naguère, Staline.
• Des milliers de fondateurs de l’URSS, donnant l’exemple du dévouement à l’idée socialiste, passent alors du pouvoir en prison ou en déportation. Les thèses qu’on leur oppose sont contradictoires et peu importe. Le grand fait essentiel, c’est qu’en 1927-1928, par un coup de force perpétué dans le Parti, l’Etat-Parti révolutionnaire devient un Etat policier-bureaucratique, réactionnaire, sur le terrain social créé par la révolution. Le changement d’idéologie s’accentue brutalement. Le marxisme des plates formules élaborées par les bureaux se substitue au marxisme critique des hommes pensants. Le culte du Chef s’établit. Le « socialisme dans un seul pays » devient le cliché passe-partout des parvenus qui n’entendent que conserver leurs privilèges. Ce que les oppositions ne font qu’entrevoir avec angoisse, c’est qu’un nouveau régime se profile, vainqueur de l’opposition trotskyste, les Boukharine, Rykov, Tomski, Rioutine, quand ils s’en aperçoivent, sont pris d’épouvante et passent eux-mêmes à la résistance. Trop tard.
La lutte de la génération révolutionnaire contre le totalitarisme durera dix ans, de 1927 à 1937. Les péripéties confuses et quelquefois déroutantes de cette lutte ne doivent pas nous en obscurcir la signification. Les personnalités ont pu s’affronter les unes les autres, se combattre, se réconcilier, se trahir même ; elles ont pu s’égarer, s’humilier devant la tyrannie, ruser avec le bourreau, s’user, se révolter désespérément. L’Etat totalitaire jouait des uns contre les autres, d’autant plus efficacement qu’il avait prise sur les âmes.
Le patriotisme du Parti et de la révolution, cimenté par les sacrifices, les services, les résultats obtenus, l’attachement à de prodigieuses visions d’avenir, le sentiment du péril commun, oblitérait le sens de la réalité dans les cerveaux les plus clairs. Il reste que la résistance de la génération révolutionnaire, à la tête de laquelle se trouvaient la plupart des vieux socialistes bolcheviks, fut si tenace qu’en 1936-1938, à l’époque des procès de Moscou, cette génération dut être exterminée tout entière pour que le nouveau régime se stabilisât. Ce fut le coup de force le plus sanglant de l’histoire. Les bolcheviks périrent par dizaines de milliers, les citoyens soviétiques pénétrés de l’idéalisme condamnés, par millions.
Quelques dizaines de compagnons de Lénine et Trotsky consentirent à se déshonorer eux-mêmes, par un suprême acte de dévouement envers le Parti, avant d’être fusillés. Quelques milliers d’autres furent fusillés dans des caves. Les camps de concentration les plus vastes du monde se chargèrent de l’anéantissement physique de masses de condamnés.
Ainsi la sanglante rupture fut complète, entre le bolchevisme, forme russe ardente et créatrice du socialisme, et le stalinisme, forme également russe, c’est-à-dire conditionnée par tout le passé et le présent de la Russie, du totalitarisme.
• Afin que ce dernier terme ait bien son sens précis, définissons-le : le totalitarisme, tel qu’il s’est établi en URSS, dans le troisième Reich, et faiblement ébauché en Italie fasciste et ailleurs, est un régime caractérisé par l’exploitation despotique du travail, la collectivisation de la production, le monopole bureaucratique et policier (mieux vaudrait dire terroriste) du pouvoir, la pensée asservie, le mythe du chef-symbole. Un régime de cette nature tend forcément à l’expansion, c’est-à-dire à la guerre de conquête puisqu’il est incompatible avec l’existence de voisins différents et plus humains ; puisqu’il souffre inévitablement de ses propres psychoses d’inquiétude ; puisqu’il vit sur la répression permanente de forces explosives de l’intérieur…
Un auteur américain, M. James Burnham [1905-1907, un certain temps se réclama du trotskysme ; en 1938 il entreprit une « révision » du marxisme et considéra le stalinisme comme héritier du léninisme ; il évolua vers des positions très conservatrices. Serge s’opposa avec vigueur à l’idée d’un stalinisme héritier du léninisme], s’est plu à soutenir que Staline est le véritable continuateur de Lénine. Le paradoxe, poussé à ce degré hyperbolique, ne manque pas d’un certain attrait stimulant à l’endroit de la pensée paresseuse et ignorante…
Il va de soi qu’un parricide demeure le continuateur biologique de son père. Il est toutefois autrement évident que l’on ne continue pas un mouvement en le massacrant, une idéologie en la reniant, une révolution de travailleurs par la plus noire exploitation des travailleurs, l’œuvre de Trotsky en faisant assassiner Trotsky et mettre ses livres au pilon…
Ou les mots continuation, rupture, négation, reniement, destruction n’auraient plus de sens intelligible, ce qui peut au reste convenir à des intellectuels brillamment obscurantistes. Je ne songe pas à classer James Burnham dans cette catégorie. Le paradoxe qu’il a développé, sans doute par amour de la théorie irritante, est aussi faux que dangereux. Sous mille formes plates, il se retrouve dans la presse et les livres de ce temps de préparation à la troisième guerre mondiale. Les réactionnaires ont un intérêt évident à confondre le totalitarisme stalinien, exterminateur des bolcheviks, avec le bolchevisme, afin d’atteindre la classe ouvrière, le socialisme, le marxisme, et jusqu’au libéralisme…
• Le cas personnel de Staline, ex-vieux bolchevik lui-même, tout comme Mussolini fut un ex-vieux socialiste de l’Avanti !, est tout à fait secondaire à l’échelle du problème sociologique. Que l’autoritarisme, l’intolérance et certaines erreurs du bolchevisme aient fourni au totalitarisme stalinien un terrain favorable, qui le contestera ? Une société contient toujours, comme un organisme, des germes de mort. Encore faut-il que les circonstances historiques leur facilitent l’éclosion. Ni l’intolérance ni l’autoritarisme des bolcheviks (et de la plupart de leurs adversaires) ne permettent de mettre en question leur mentalité socialiste ou l’acquis des dix premières années de la révolution. Si réel, cet acquis, que deux savants américains étudiant le développement cyclique des organismes et des sociétés constatent « qu’en 1917-1918, la Russie entra dans un nouveau cycle de croissance, de sorte qu’elle apparaît aujourd’hui comme la plus jeune des grandes nations du monde… Il s’agit de Cycles, the Science of Prediction (Henry Holt, New York, 1947), par Edward R. Dewey et Edwin E. Dakin. Nous aimerions connaître dans quelle mesure le totalitarisme stalinien contrarie le nouvel élan vital de la Russie… David J. Dallin [menchevik, arrêté en 1920, puis libéré, il retourne en Allmgane où il avait trouvé refuge face à la répression tsariste. Dallin a écrit en Real Soviet Russia (Yale University Press, 1944 et Hollis&Carter, London, 1947) ainsi que deux ouvrages souvent ignorés : Forced Labor in Soviet Russia (avec Boris Nicolaevsky), publié à Londres en 1948 ; puis The Economics of Slave Labor, publié à Chicago par Henry Regnery Company. Serge ne pouvait avoir connaissance du second de ces ouvrages. Toutefois, dans Real Soviet Russia, le chapitre VII, pp.126-146, est déjà consacré au « Forced Labour » ; et eut connaissance du premier] nous apporte à ce propos une indication. Au cours de la Première Guerre mondiale, les pertes de la Russie s’élevèrent à 30% de celle des Alliés ; au cours de la Seconde Guerre mondiale, les pertes de la Russie, estimées entre 12 et 16 millions de vies humaines, s’élevèrent à 80% de celles des Nations unies. Sur les champs de bataille, les pertes des Armées rouges furent environ quatre fois plus élevées que celles de l’envahisseur…
• Au moment où éclate la révolution russe, les effectifs organisés de tous les partis révolutionnaires sont inférieurs à 1% de la population de l’Empire. Les bolcheviks ne constituent qu’une fraction de ce moins-d’un-pour-cent. L’infime levain servit et s’épuisa. La révolution d’octobre-novembre 1917 fut dirigée par un parti d’hommes jeunes. L’aîné d’entre eux, Lénine, avait 47 ans ; Trotsky 38 ans ; Boukharine 29 ans ; Kamenev et Zinoviev, 34 ans.
De dix à vingt ans plus tard, la résistance au totalitarisme fut le fait d’une génération vieillissante. Et cette génération ne succomba pas seulement sous le poids d’une jeune bureaucratie policière âprement cramponnée aux privilèges du pouvoir, mais encore sous la passivité politique de masses surmenées, sous-alimentées, paralysées par le système terroriste et l’intoxication de la propagande. Elle se trouva en outre sans le moindre appui efficace à l’extérieur. Pendant qu’elle résistait en URSS, la montée des forces réactionnaires dans le monde fut presque ininterrompue. Les puissances démocratiques ménageaient ou encourageaient Mussolini et Hitler. L’élan des fronts populaires, ce combat d’arrière-garde des masses laborieuses d’Occident, fut brisé en Espagne, au moment précis où les bourreaux de Staline procédaient en Russie à la liquidation du bolchevisme…
6.- La révolution russe nous laisse-t-elle, après ses dix premières années exaltantes, et les vingt années noires qui suivirent, quelque chose à défendre ? Une immense expérience historique, les souvenirs les plus fiers, des exemples inappréciables, ce serait déjà beaucoup. La doctrine et les tactiques du bolchevisme, en revanche, nécessitent l’étude critique. Tant de changements se sont produits dans ce monde chaotique que nulle conception marxiste – ou autrement socialiste – valable en 1920 ne saurait plus trouver maintenant d’application pratique sans des mises à jour essentielles.
Je ne crois pas que dans un système de production où le laboratoire acquiert par rapport à l’atelier une prépondérance croissante, l’hégémonie du prolétariat puisse s’imposer, si ce n’est sous des formes morales et politiques impliquant en réalité le renoncement à l’hégémonie. Je ne crois pas que la « dictature du prolétariat » puisse revivre dans les luttes de l’avenir. Il y aura sans doute des dictatures plus ou moins révolutionnaires ; la tâche du mouvement ouvrier sera toujours, j’en demeure convaincu, de leur maintenir un caractère démocratique, non plus au bénéfice du seul prolétariat, mais au bénéfice de l’ensemble des travailleurs et même des nations. En ce sens, la révolution prolétarienne n’est plus, à mes yeux, notre fin : la révolution que nous entendons servir ne peut être que socialiste, au sens humaniste du mot, et plus exactement socialisante, démocratiquement, libertairement accomplie… En dehors de la Russie, la théorie bolchevik du Parti a complètement échoué. La variété des intérêts et des formations psychologiques n’a pas permis de constituer la cohorte homogène de militants dévoués à une œuvre commune si noblement louée par le pauvre Boukharine… La centralisation, la discipline, l’idéologie gouvernée ne peuvent désormais que nous inspirer une juste méfiance, quelque besoin que nous ayons d’organisations sérieuses…
Et que reste-t-il à défendre au peuple russe ? L’accablante ironie de l’histoire en fait le peuple qui n’a que ses chaînes à perdre ! Je souhaite que l’on traduise bientôt en français le livre objectivement implacable de David J. Dallin et Boris I. Nicolaevski sur Le travail forcé en Russie soviétique [Serge a connaissance du manuscrit en russe ; l’ouvrage sera traduit en français en 1949]. Il nous apprend qu’en 1928, à l’époque du Thermidor soviétique, les camps de concentration du Guépéou ne contenaient qu’une trentaine de milliers de condamnés.
En revanche, il est impossible de savoir le nombre de millions d’esclaves aujourd’hui enfermés dans les camps de Staline. Les recoupements les plus modestes l’évaluent à dix ou douze (millions), soit, d’après ces auteurs, 16% au moins de la population adulte mâle et un pourcentage de femmes sensiblement moindre. Je soulignais récemment dans [le mensuel] Masses [périodique créé en 1933] l’importance décisive de ces données. Admettant le chiffre de 15% de privilégiés du régime, jouissant en URSS d’une condition moyenne « d’Européens civilisés », chiffre probablement optimiste en ce moment et qu’il y a lieu de diviser par deux pour obtenir le pourcentage des travailleurs adultes privilégiés, j’écrivais : « Dès lors : 7% de travailleurs adultes privilégiés, 15% de parias, 78% d’exploités vivant pauvrement ou misérablement […] » Comment voulez-vous qualifier cette structure sociale ? Est-elle défendable ?
A l’extérieur, l’influence de cet « univers concentrationnaire » [l’ouvrage de David Rousset L’Univers concentrationnaire est publié en 1946] s’est révélée capable d’empêcher la marche du socialisme et la réorganisation de l’Europe.
La tragédie n’est plus spécialement russe, elle est universelle. La troisième guerre mondiale semble devoir en être l’aboutissement logique. Ne nous résignons pas toutefois aux solutions catastrophiques, tant qu’il en est d’autres en vue. L’agressivité du régime stalinien à l’extérieur est conditionnée par la gravité de sa situation à l’intérieur. La révolte latente des masses russes et non russes contre ce régime a été prouvée par le défaitisme des populations qui, au début de l’invasion, accueillirent les envahisseurs en libérateurs ; prouvée par les troubles du lendemain de la victoire ; par le mouvement beaucoup plus complexe qu’on ne le croit de l’armée Vlassov qui se battit tour à tour pour les nazis et contre eux ; par les deux ou trois cent mille réfugiés russes d’Allemagne ; par le peuplement des camps de concentration. Je tiens que les régimes totalitaires constituent de colossales fabriques de révoltés. Celui-ci plus qu’un autre en raison de sa tradition révolutionnaire.
La documentation sur l’état d’esprit des masses russes s’accroît tous les jours. Quiconque connaît la Russie sait que, sous la carapace d’airain du régime, une vitalité profonde se maintient. Les neuf dixièmes des hommes qui travaillent, bâtissent, inventent, administrent, pourraient, si leurs chaînes étaient brisées, devenir d’un mois à l’autre les citoyens d’une démocratie du travail… Pourront-ils briser leurs chaînes à temps pour qu’une Russie socialiste prévienne le déchaînement de la guerre ?
Ce que le stalinisme a fait pour inculquer à ses opprimés l’horreur et le dégoût du socialisme est inimaginable : des courants de réaction sont à prévoir en Russie et plus encore chez les peuples non russes, surtout chez les musulmans de l’Asie centrale, depuis longtemps travaillés par les aspirations pan-islamiques. J’estime toutefois, en me fondant sur beaucoup d’observations faites en URSS même, pendant des années particulièrement cruelles aux masses, que la grande majorité du peuple russe se rend clairement compte de l’imposture du socialisme officiel. Aucun retour à l’ancien régime ou même au grand capitalisme n’étant possible, en raison du haut degré de développement atteint par la production étatisée, au moment où l’Europe entière est acheminée vers les nationalisations et la planification, la démocratie russe ne pourrait qu’assainir, décrasser, réorganiser dans l’intérêt des producteurs la production socialisée. L’intérêt technique de la production, le sens de la justice sociale, la liberté retrouvée se conjugueraient par la force des choses pour remettre l’économie au service de la communauté… Tout n’est pas perdu puisque cette espérance rationnelle, fortement motivée, nous reste. (Mexico, juillet-août 1947)