Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Syrie : les limites de la « diplomatie du séisme »

Bachar al-Assad veut profiter de l’effet d’aubaine que représente à ses yeux le tremblement de terre pour sortir de son statut de paria. S’il a marqué des points, le chemin pour quitter son isolement reste encore long et un rapprochement avec Riyad irréaliste.

Tiré de Médiapart.

Peu après le tremblement de terre du 6 février, les Syriens ont pu découvrir sur leurs écrans de télévision Bachar al-Assad s’esclaffer alors qu’il visitait des champs de ruines dans la région d’Alep. Pas de larmes, évidemment, à la différence du président turc Recep Tayyip Erdoğan que l’on a vu pleurer. Et pas non plus de deuil national en mémoire des quelque six mille de ses concitoyens qui ont péri dans la catastrophe.

En juin 2000, pour la mort de Hafez al-Assad, le père de l’actuel dictateur, ce sont quarante jours de deuil qui avaient été imposés aux Syriens. Et quarante jours aussi pour Bassel, le frère de Bachar, décédé quelques années plus tôt au volant de sa voiture de sport.

Hormis celles montrant le président syrien, la télévision a d’ailleurs été singulièrement avare d’images sur les destructions qui ont touché le nord-ouest du pays. Sans doute parce que le séisme a surtout frappé la région d’Idlib, où se trouvent concentrés plus de deux millions et demi de déplacés syriens, qui est toujours tenue par les djihadistes de Hayat-Tahrir-al-Cham (HTC) et qu’il faisait jusqu’alors régulièrement bombarder. Mais aussi « parce qu’il lui aurait fallu admettre l’ampleur des destructions en même temps que l’incapacité totale de l’État syrien à venir en aide aux sinistrés », précise le chercheur franco-syrien et activiste des droits de l’homme Firas Kontar.

« Les témoignages en provenance de Lattaquié sont absolument terribles, ajoute-t-il. Les familles ont dû chercher les corps de leurs proches dans des salles remplies de cadavres et, comme il n’y avait aucune civière, les porter à plusieurs, comme on le ferait avec des sacs de pommes de terre, et assurer elles-mêmes leur transport en camionnette jusqu’au cimetière. »

Cette faillite, le dictateur syrien la doit aux conséquences de la guerre qui a ravagé son pays, à la grave crise économique qui s’en est suivie, aux sanctions européennes et américaines qui perdurent depuis 2011, à la corruption généralisée de son régime et à son isolement sur la scène internationale. C’est pourquoi le tremblement de terre est perçu à Damas comme un effet d’aubaine, qui permettrait à la Syrie de sortir de son ghetto diplomatique. En renouant ainsi des liens avec les pays qui lui ont tourné le dos, le zaïm syrien pourrait opportunément se débarrasser de son statut de paria international.

Très vite, le président syrien a donc orchestré cette « diplomatie du sinistre », en s’empressant d’appeler à la levée des sanctions occidentales, qu’il a présentées comme l’entrave principale à la réponse humanitaire au tremblement de terre. La Syrie a même sollicité officiellement le système d’aide de l’Union européenne, recevant une réponse positive de la Commission européenne. Celle-ci, le 8 février dernier, a encouragé les Vingt-Sept à répondre favorablement à Damas. Bruxelles a cependant précisé, tout comme les États-Unis, que s’ils levaient certaines sanctions, c’était pour soutenir la population, et non le régime.

Bachar al-Assad a aussi tiré profit de ce que certains pays arabes lui ont promis une aide humanitaire pour affirmer que son isolement avait pris fin. Quelques heures après la catastrophe, quand le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi lui a présenté ses condoléances et promis son aide – c’était le premier échange téléphonique entre les deux dirigeants depuis 2014 –, la propagande syrienne s’est aussitôt servie de cet appel pour affirmer qu’« il reflétait les relations fraternelles entre les deux pays et les deux peuples frères ».

Peu après, le 27 février, le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Choukri, se déplaçait à Damas pour rencontrer Bachar al-Assad, marquant la première visite d’un chef de la diplomatie égyptienne en Syrie depuis le début de la guerre civile syrienne il y a environ douze ans.

Effet d’aubaine ?

Cette « diplomatie du sinistre » apparaît comme un bon prétexte pour les dirigeants arabes cherchant à rétablir des liens avec Damas. Ils peuvent dès lors s’y employer sans se faire montrer du doigt, sachant que la Syrie demeure toujours suspendue de la Ligue arabe depuis fin 2011, et qu’elle est sous le coup de nombreuses sanctions, dont le Caesar Act, voté par le Congrès américain en juillet 2020 – une loi bipartisane imposant des pénalités financières lourdes à l’encontre des pays tiers et des sociétés qui chercheraient à commercer avec Damas.

Le ministre jordanien des affaires étrangères, Aymane Safadi, s’est ainsi rendu à Damas, là encore pour la première fois en douze ans, pour s’entretenir avec son homologue syrien, Fayçal Mekdad. Celui des Émirats arabes unis aussi.

Une démarche qui irait dans le sens des Émirats arabes unis qui ont renoué, dès 2018, des relations avec Bachar al-Assad, lequel s’est même rendu en visite officielle à Abou Dhabi en 2022. Ou encore du Sultanat d’Oman, où le dictateur syrien a été accueilli le 20 février en grande pompe, alors que ce pays avait lui aussi retiré son ambassadeur de Syrie en 2012, tout en maintenant certains liens avec le régime syrien.

Le tremblement de terre pourrait donc être aussi une aubaine pour certains autres États arabes qui voudraient accélérer un processus de normalisation déjà en cours. Dès l’automne 2021, soit bien avant le séisme, la Jordanie avait déjà repris contact avec Damas, en vue notamment de contrôler l’afflux de Syriens vers son territoire et de réduire la contrebande de captagon, drogue de synthèse dont le régime syrien contrôle la production, très prisée dans le royaume hachémite, tout le Golfe persique et en particulier la jeunesse saoudienne.

Si l’on fait le compte des pays arabes favorables au retour de la Syrie dans le giron de la Ligue arabe, on trouve désormais, outre les Émirats arabes unis, le Bahreïn, l’Égypte, la Jordanie et l’Algérie. En face, le Qatar, le Maroc et le Koweït restent opposés à la réhabilitation de Bachar al-Assad. La position de la puissante Arabie saoudite reste donc déterminante. Elle pourrait faire pencher la balance, d’autant que le royaume doit accueillir cette année un sommet de la Ligue arabe.

L’Arabie saoudite au centre du jeu

Riyad avait rompu ses relations diplomatiques avec Damas, puis soutenu les rebelles syriens dès le début du conflit au point de s’engager sans ambiguïté en 2013 en faveur d’un soutien à des frappes internationales contre le pouvoir syrien. Mais Riyad vient d’envoyer de l’aide aux populations sinistrées dans les zones rebelles comme dans les zones gouvernementales. Du personnel médical est même prêt à être déployé dans les régions les plus touchées, essentiellement celles qui échappent au contrôle du régime.

Les propos du ministre saoudien des affaires étrangères lors de la récente Conférence de Munich sur la sécurité ont même franchement surpris. « Au sein du CCG [Conseil de coopération du Golfe, qui réunit les six monarchies arabes – ndlr], mais aussi dans le monde arabe, un consensus se dégage sur le fait que le statu quo n’est pas viable, a dit Fayçal ben Abdallah al-Saoud. Il faudra donc passer par un dialogue avec le gouvernement de Damas à un moment donné, de manière à atteindre au moins les objectifs les plus importants, notamment en ce qui concerne l’aspect humanitaire, le retour des réfugiés. »

Toutefois, selon Jihad Yazigi, qui dirige la revue spécialisée The Syrian Report, ces effets d’annonce ne signifient nullement une normalisation du régime Assad : « À côté des pressions américaines et de celles de l’UE, ainsi que le Caesar Act, l’obstacle majeur à une normalisation avec la Syrie est l’absence de bénéfice qu’un tel rapprochement provoquerait. »

« Quels sont les sujets que l’on pourrait mettre sur la table des négociations ?, interroge le chercheur. Les relations avec l’Iran, le captagon et les risques que la Syrie devienne un État failli. Même si les analystes et les politiques ont discuté pendant des années des moyens de séparer Damas de Téhéran, cela reste irréaliste. Quand les relations entre eux étaient plus équilibrées, il était déjà impossible de dissocier les deux gouvernements. À présent que la Syrie est devenue plus faible et dépend largement de l’Iran pour sa sécurité et sa fourniture de pétrole, c’est devenu un vœu pieux ». Pour Jihad Yazigi, « les relations entre les deux pays sont profondes, stables et donc appelées à perdurer ».

Le chercheur Firas Kontar est du même avis : « Riyad a conditionné son rapprochement à un gel des relations entre Damas et Téhéran, et à l’application de la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies [adoptée à l’unanimité le 18 décembre 2015, elle appelle à un cessez-le-feu et à une résolution politique du conflit en Syrie – ndlr] et à l’envoi de troupes arabes à la frontière syro-jordanienne pour contrôler le trafic de drogue, mais certainement aussi pour contrôler l’influence iranienne. »

« Et puis, ajoute-t-il, comment la Syrie pourrait-elle basculer d’une alliance avec l’Iran à un rapprochement avec l’Arabie saoudite alors qu’Assad a perdu le contrôle d’une bonne partie de son territoire au profit des milices iraniennes ? Le Hezbollah a désormais des positions autour de la capitale et sur l’axe de l’aéroport de Damas. Il est donc prisonnier de son allié iranien. » La visite du ministre saoudien des affaires étrangères en Ukraine, le 22 février, ne plaide pas non plus en faveur d’un rapprochement avec Damas, dont le second parrain, après Téhéran, est Moscou.

Un champ de ruines diplomatique et économique

Sans compter que Damas n’a plus rien à offrir. Diplomatiquement, il ne pèse plus rien. Au Liban, c’est le Hezbollah qui a emporté la mise et les négociations avec Israël sur la démarcation de la frontière maritime se déroulent sans son aval.

La Syrie n’influe plus du tout sur les relations israélo-arabes, ce qui était auparavant l’un des points forts de sa diplomatie. En Irak, elle n’a aussi plus aucun poids, contrairement aux années 2000-2010. Quant aux relations avec Ankara, les avancées diplomatiques motivées essentiellement pour des raisons sécuritaires et initiées par les services secrets des deux pays n’ont produit aucun effet et sont aujourd’hui à l’arrêt.

Économiquement, le pays n’offre plus rien non plus. Sa main-d’œuvre la plus qualifiée s’est enfuie. Il n’y a plus d’infrastructures. L’électricité ne fonctionne en moyenne que deux heures par jour. Le racket des milices est généralisé. Et toutes les ressources naturelles sont entre les mains de sociétés russes qui, avec Téhéran, s’emploient à piller le peu qu’il reste.

Certes, la production de captagon, qui fait de la Syrie un narco-État dont la production est sous la coupe de la 47e division blindée dirigée par le propre frère du président Maher al-Assad, constitue une carte de négociation. Mais il est difficile de croire que le régime renonce à un tel atout, qui rapporte à ses affidés environ un milliard de dollars par an, selon les chiffres du site The Syria Report.

Un autre atout dans la manche du régime est celui des réfugiés, dont la Turquie, la Jordanie, le Liban et l’Europe veulent voir le retour en Syrie. Mais comme ceux-ci sont en grande partie sunnites et hostiles à l’actuel pouvoir, Bachar al-Assad n’a nullement envie de les voir revenir.

Alors peut-être verra-t-on prochainement quelques nouvelles ambassades rouvrir à Damas. Mais cela ne signifiera pas pour autant la fin de l’isolement du dictateur syrien. Et pas davantage celui de la profonde misère de son peuple.

Jean-Pierre Perrin

Jean-Pierre Perrin

Journaliste pour le quotidien Libération (France).

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