Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Arts culture et société

Timée ou Sur la nature ; genre physique (texte 58)

Quand Platon s’intéresse à la naissance du monde

«  Qu’est-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais ? » (Platon, 2001, p. 115).

Il s’agit d’un dialogue particulier écrit par Platon, mettant en scène Socrate et trois politiques-philosophes en Critias, Timée et Hermocrate ; certes, particulier dans la mesure où le rappel de la discussion entre les principaux personnages sur la constitution de la Cité la plus parfaite engendre un retour vers un passé glorieux et même jusqu’au commencement ou à l’origine de l’Univers. Justifier les régressions futures après une période faste antique suggère une perte de la divinité primitive associée au fil du temps, alors que plus on s’éloigne de la création de départ, plus l’être humain devient mortel. Mais il s’agit aussi d’un bon moyen de renouer avec les modèles parfaits à partir desquels un retour glorieux peut devenir possible, sinon de permettre à Platon de donner une plus grande valeur à sa théorie des Formes.

Dans un retournement du discours présenté dans le Timée, alors que Socrate décide plutôt de se taire après avoir entamé un récapitulatif des points essentiels de la discussion entretenue avec les mêmes personnes durant la journée précédente, la suite permettra à Critias et Timée de partager à leur tour leur savoir. Mais cette introduction, en rapport à la constitution la plus parfaite de la Cité ou de l’État, dans un désir de s’assurer que tout le monde a su en retenir les éléments capitaux, notamment la division du travail, la protection de la Cité, l’éducation des jeunes et les vertus nécessaires pour savoir bien la gérer, devient un prélude à un récapitulatif plus substantiel. En effet, l’outil du rappel permet de poursuivre paradoxalement dans un mouvement régressif afin de mieux expliciter ce qui concerne l’existence du présent et, par la force des choses, d’anticiper l’avenir, dans le cas où une compréhension suffisante des récits entendus conjecture l’évitement des erreurs du passé. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que Socrate a devant lui Critias, Timée et Hermocrate, à savoir trois hommes respectés, à la fois intéressés à la politique et à la philosophie, susceptibles donc de pouvoir mettre en pratique les enseignements reçus. Est-ce dire que Socrate est responsable de cette réunion ou a-t-il été interpellé ? Sûrement un peu des deux, dans la mesure où Platon cherche à élever la grandeur des Grecs par le biais de futurs politiciens versés dans la meilleure des sciences, c’est-à-dire la philosophie. Par conséquent, les trois interpellés, ou personnages s’étant approchés de Socrate pour discuter de la Cité idéale, représentent des candidats potentiels au poste de dirigeant. Pour preuve, Socrate souligne : « […] il n’y a que vous parmi les hommes de notre temps qui puissiez achever de lui donner [à la Cité ou à l’État] tout ce qui lui convient » (Platon, 1969, p. 403).

Le Timée se divise ensuite en trois parties importantes : premièrement, un exemple de la constitution la plus parfaite donné par Critias qui, dans un premier retour vers le passé, évoquera le mythe de l’Atlantide, à savoir une histoire dite « exactement vraie » (Platon, 1969, p. 404) que son grand-père lui a raconté à partir de ce que Dropidès, ami de Solon qui reçut le premier ce récit d’un prêtre égyptien, lui avait redit à ce sujet ; deuxièmement, ce sera au tour de Timée de poursuivre la discussion, remontant encore davantage dans le temps, afin de partager son savoir en astronomie et, par conséquent, de développer une conception cosmologique de l’origine de l’Univers ; et troisièmement, il terminera avec un retour sur terre et un développement de cette genèse de la création en traitant cette fois-ci des êtres vivants, particulièrement de la nature ou de la constitution de l’humain. Car, effectivement, Socrate sera intéressé par ce que ces autres personnages auront à dire, les laissant alors libre cours à leur inspiration au lieu de débattre dans un dialogue critique ou dialectique coutumier dans les écrits de Platon. Est-ce pour mieux évaluer la valeur de leur prétention ou encore donner suite à une démonstration plus étoffée de la théorie des Formes ou des Idées ? Les deux hypothèses sont valables.

La meilleure constitution aurait déjà existé

Après avoir terminé son résumé des principaux principes rattachés à l’organisation de la Cité jugée idéale, Socrate exprime son sentiment envers ce descriptif en employant l’analogie du portrait ; en effet, il a su dépeindre avec ses interlocuteurs un paysage large et détaillé de citoyens plein de vie, de bonté et de beauté, s’adonnant chacun à des tâches précises, alors que des champs de bataille apparaissent un peu plus loin, mais aussi des échanges avec d’autres États conjecturant la négociation d’ententes profitables. Mais il ne faut pas le croire poète ou sophiste pour autant, bien que vivre dans une cité à ce point parfaite ne pourra être imité puisque qu’aucun modèle existant et formant l’éducation ne peut être copié, ou encore que ce descriptif repose dans un bon discours émis par quelqu’un qui connaît peu de choses sur ce quoi il parle. Voilà pourquoi il importe pour Socrate d’arrêter sur ce point et de donner la chance à Critias, Timée et Hermocrate de discourir à leur tour, eux qui tiennent une bonne éducation, qui ont une connaissance des charges importantes au sein de leur cité. C’est alors que Critias réconforte Socrate en lui racontant une histoire faisant écho à sa constitution la plus parfaite qui aurait véritablement existé.

Il la tient de son grand-père, également nommé Critias, qui rapporte les propos de son ami Dropidès lui-même conquis par le récit donné par Solon. Ce dernier aurait entrepris un voyage qui le mena en Égypte. Là-bas, il aurait rencontré des prêtres dans la ville de Saïs, habitée par des gens qui honoraient la déesse Neith, dont le nom grec est Athéna, la protectrice et fondatrice d’Athènes. Une discussion avec l’un des prêtres sur l’antiquité les amena vers les temps anciens, remontant jusqu’au premier homme, Phoroneus, et à la première femme, Niobè, pour ensuite se souvenir de la manière dont Deucalion et Pyrrha avaient survécu au déluge. Ce fut alors que le prêtre lui dit ceci : « […] vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n’y a point de vieillard en Grèce. […] Vous êtes tous jeunes d’esprit […] ; car vous n’avez dans l’esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie par le temps » (Platon, 1969, p. 405). Il expliqua ensuite les raisons pour lesquelles l’Égypte a su conserver les traditions anciennes que les Grecs ignorent : tout d’abord, la situation géographique et la présence du Nil permettaient d’éviter des destructions par le feu venu d’en haut et par l’eau en trouvant un cours pour s’échapper ; ensuite, contrairement aux Grecs et aux autres peuples, les Égyptiens bénéficiaient d’une écriture riche et de tout le nécessaire pour surmonter, comme déjà évoqué, les épreuves d’une catastrophe naturelle, de manière à éviter de retourner au point de départ et d’oublier ce qui était survenu dans les temps anciens. De là se justifiait le fait que Solon méconnaissait les autres déluges précédant celui sur lequel il s’était attardé et donc, d’ignorer tout autant la grandeur d’Athènes des temps jadis.

Selon le prêtre, un événement majeur éleva sa puissance, il y a neuf mille ans. Dans une description sommaire, il fit état de sa constitution, très semblable à celle dépeinte par Socrate pour sa Cité idéale, c’est-à-dire en termes de division du travail, de répartition de la richesse collective, de l’art de la guerre, des sciences et des lois, mais aussi des choses divines dans les utilités de la vie, de la médecine, de la divination et des connaissances. Cet ordre ou cette constitution descendait directement de la déesse Athéna elle-même, faisant en sorte que les Athéniens descendaient des dieux et avaient été élevés autant à la guerre qu’à la science. Mais ce qui intrigua Solon concernait les adversaires de ses descendants contre qui ils avaient guerroyé.

Critias en dira peu sur le sujet par la suite, préférant donc une prochaine occasion pour mieux décrire les ennemis des Athéniens de jadis. Néanmoins, il informera ses interlocuteurs de la position géographique de l’île sur laquelle vivaient les Atlantes : le prêtre informa donc Solon de la présence d’une civilisation très développée située dans l’océan Atlantique : « On pouvait alors traverser cet Océan ; car il s’y trouvait une île devant ce détroit que vous appelez, dites-vous, les colonnes d’Héraclès » (Platon, 1969, p. 407). Cette île, nommée Atlantide, était plus grande que la Libye et l’Asie réunies. Un jour serait venu où cette civilisation aurait décidé de réunir toutes ses forces afin d’assujettir d’un seul coup les Athéniens, mais aussi tous les peuples en deçà du détroit. Mais les envahisseurs auraient connu une défaite amère et, suivant cela, serait arrivée la catastrophe : « […] il y eut des tremblements de terre et des inondations extraordinaires, et, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes, tout ce qui vous aviez de combattants fut englouti d’un seul coup dans la terre, et l’île Atlantide, s’étant abîmée dans la mer, disparut de même » (Platon, 1969, p. 408).

C’est ici que s’arrête Critias qui voit dans ce récit de Solon la Cité et les citoyens évoqués l’autre jour dans le descriptif de la meilleure constitution, supposant donc de faire concorder l’Athènes antique et sa population avec l’imagination de Socrate. Ce dernier apprécie largement cet apport qui « convient le mieux », à la fois parce qu’il permet de justifier parfaitement les sacrifices à la déesse, mais surtout « qu’il ne s’agit pas d’une fiction, mais d’une histoire vraie » (Platon, 1969, p. 409).

La création du monde

Vient ensuite un changement de ton, alors que Critias cède la parole à Timée, dont les connaissances en astronomie surpassent celles des autres et dont l’intérêt pour la nature du monde et des choses mériterait d’être partagé. Deux thèmes seront abordés : la formation de l’Univers et la nature de l’être humain.

Timée débute en se questionnant sur deux possibilités : tout d’abord, comment définir ce qui n’est jamais né et existe depuis toujours ? et ensuite, comment caractériser ce qui naît, meurt et revient constamment ? Et de se demander, si les deux possibilités se côtoient, dans ce cas l’un doit venir avant l’autre et cela exige de partir d’un commencement ou d’une origine qui pourtant risque de n’en avoir jamais eu un ou une. Autrement dit, puisque tout ce qui naît part d’une cause, il importe de trouver la cause première, soit la cause des causes, pour expliciter l’apparition de tout ce qui existe. Un milieu le contient et c’est l’Univers. Lui aussi exige de s’attarder sur les deux modèles susceptibles de le caractériser, à savoir s’il a toujours été là et le même ou s’il est né. Timée conçoit la présence d’un grand architecte étant la cause de sa présence, pour ne pas dire un démiurge ou un Dieu qui l’a constitué.

Sans l’annoncer ouvertement, ce déplacement vers l’origine de l’Univers demeure dans le thème de la « constitution », de la « mise en ordre » ou de l’« organisation » à une échelle plus élevée que celle de la Cité, quoiqu’il puisse être possible d’y faire un lien et d’entrevoir plus tard un effet de rétrécissement jusque dans la nature humaine, à savoir les êtres créateurs de cités. Mais il s’agit aussi pour Platon de rapprocher toutes les échelles vers une source primaire, divine et toute-puissante, qui favorise aussi la mise en pratique de sa théorie des Formes ou des Idées.

Quelle est donc la nature de l’Univers ? Autrement dit, comment qualifier son créateur ? Cela suppose une création à l’image du démiurge qui en est la cause, comme Timée tranchera d’ailleurs dans la logique suivante : la cause de l’Univers et de tout ce qui existe est bonne, par conséquent son auteur est bon et « chez celui qui est bon, il ne naît jamais d’envie pour quoi que ce soit », et « [e]xempt d’envie, il a voulu que toutes choses fussent, autant que possible, semblables à lui-même » (Platon, 1969, p. 411). Voulant donc que l’Univers soit bon, Dieu l’a ordonné en ce sens, lui donnant une intelligence, à savoir une âme, mais aussi un corps dans lequel celle-ci habiterait. À ce titre, l’Univers est un animal, voire un être vivant, comme les astres et tous les êtres évoluant sur les corps célestes… Et puisque l’Univers et son contenu proviennent de Dieu, le modèle ou la forme de départ prend sa source en lui, ce qui revient à dire que tout ce qui existe suit un modèle, peu importe sa grandeur ou sa petitesse, peu importe où ces objets se situent dans l’espace et le temps, peu importe leur nature, car il existe un modèle de base pour ceux-ci, un seul mais pas deux ni trois ni quatre ni… Ce modèle issu de Dieu est jugé bon, faisant en sorte que toutes les créations subséquentes sont également bonnes dès l’origine.

S’ensuit un descriptif sophistiqué de la création des corps, par l’emploi des quatre éléments (feu, terre, eau et air), dans une intention de fixer les termes de l’immortalité et de la mortalité de certains d’entre eux, à savoir le déterminisme du temps et de l’espace. Entre-temps, constitué un corps exige de le façonner, de lui donner une forme, au départ celle de l’Univers et des astres, chose qui en nécessite une de perfection, c’est-à-dire la sphère. Et la création du mouvement renvoie à la manière d’insérer dans le corps l’âme divine et de déterminer ensuite cette capacité de l’Univers et des astres à s’auto-suffirent et à évoluer indéfiniment (ou presque), ce qui justifie l’absence des sens, des membres et des organes qui caractérisent normalement les espèces mortelles qui œuvreront sur la Terre. Comme il le fut dit dans le Phédon, l’âme, créée avant le corps, doit dominer et commander, tandis que le corps doit lui obéir. Mais si le corps peut être constitué de proportions des quatre éléments, comment Dieu en est-il venu à créer l’âme ? De là apparaît une explication complexe de Platon sous une influence pythagoricienne. Osons néanmoins profiter de l’occasion pour en comprendre le principe : l’âme serait composée de la substance indivisible et d’une substance divisible provenant celle-là du corps, et de cette combinaison apparaît une autre dite intermédiaire, de la nature du Même et de celle de l’Autre, placée entre les deux premières. Les trois sont ensuite mélangées de manière à faire un tout, et ce tout est divisé sept fois selon des proportions particulières, et là les choses se compliquent :

Du tout il sépara d’abord une partie ; après celle-là, il en retira une autre, double, puis une troisième, une fois et demie plus grande que la seconde, et triple de la première, puis une quatrième, double de la seconde, puis une cinquième, triple de la troisième, puis une sixième, octuple de la première, et enfin une septième, vingt-sept fois plus grande que la première. Cela fait, il remplit les intervalles doubles et triples, en coupant encore des portions du mélange primitif et les plaçant dans ces intervalles de manière qu’il y eût dans chaque intervalle deux médiétés, l’une surpassant les extrêmes et surpassée par eux de la même fraction de chacun d’eux, l’autre surpassant en extrême du même nombre dont elle est surpassée par l’autre. De ces liens introduits dans les premiers intervalles, résultèrent de nouveaux intervalles de un plus un demi, un plus un tiers, un plus un huitième. Alors le dieu remplit tous les intervalles de un plus un tiers à l’aide de l’intervalle de un plus un huitième, laissant dans chacun d’eux une fraction telle que l’intervalle restant fût défini par le rapport du nombre deux cent cinquante-six au nombre deux cent quarante-trois. De cette façon le mélange sur lequel il avait coupé ces parties se trouva employé tout entier. […] (Platon, 1969, p. 415).

Timée poursuit ensuite sur la façon de créer des bandes qui seront à nouveau jumelées et arrondies pour en faire des cercles enveloppés dans une sphère. Il s’agit en quelque sorte de la description d’un moteur divin que constitue l’âme, nécessaire pour créer une dynamique puisqu’étant elle-même en mouvement dans une harmonie de cercles intérieurs et extérieurs. Sept mouvements sont présents, dont six intérieurs : trois cercles ayant la même vitesse et quatre autres de vitesses différentes (autant entre eux qu’avec les trois autres), et ce, pour faire une histoire courte. Avec tous ces éléments en main, il serait maintenant intéressant de revenir sur certains d’entre eux afin de rendre l’explication plus intelligible.

Chose certaine, les sept mouvements rappellent les sept parties soutirées des trois substances combinées pour former l’âme. En suivant les répartitions, on constate des quantités (ou des tailles) paires et impaires en fonction de l’ordre pair et impair des tirages ou plutôt des séparations du mélange de départ, ce qui se traduit comme suit :

En énumérant les tirages ont obtient les résultats 1, 2, 3, 4, 9, 8, 27 ; par contre, les tirages pairs entraînent des tailles ou des dimensions paires, tandis que les tirages impairs donnent des résultats également impairs. À noter aussi les multiples de deux (pairs) et de trois (impairs) selon les tirages pairs ou impairs pour faire augmenter les valeurs au fur et à mesure du processus, passant d’un côté de 2 à 8 et de l’autre de 1 à 27. Si le nombre de tirages équivaut aussi aux sept mouvements cités, on s’aperçoit que les résultats doublés et triplés justifient ensuite les intervalles à combler à la fois doubles et triples, mais aussi celles plus petits calculés au demi, au tiers, mais aussi au un huitième, dans la mesure où, dans ce dernier cas, le sixième tirage donne la valeur 8 qui contraste dans la suite logique des sept tirages, mais qui explique le dernier intervalle à combler. Il faut souligner encore la combinaison de deux et de trois substances, permettant de jumeler également des résultats pairs et impairs, pour finalement former un tout qui assimile les idées des trois substances et des quatre éléments pour donner sept attributs pour sept cercles et sept mouvements. De cet ensemble survient une sphère articulée autour de trois mouvements de la même vitesse et quatre de vitesses différentes, rappelant le mélange proportionné des trois substances et d’un équilibre des éléments dont les proportions peuvent varier lorsque rattachées à des corps différents. Car pour obtenir un corps visible doté d’une âme, il faut les intégrer, les nouer dans une parfaite harmonie qui justifie un équilibre des nombres pairs et impairs, ce qui sera d’ailleurs associé à des notes musicales et aux intervalles d’un ton ou d’un demi-ton.

En définitive, Timée conçoit un Dieu calculateur et minutieux, dont les différents calculs peuvent être découverts dans leurs proportions divines, puisque nous avons été créés à son image et possédons alors les aptitudes requises pour effectuer la même arithmétique.

Mais qui dit mouvement, dit temps. Cette conclusion mène la démonstration du côté de la succession des jours et des nuits, des saisons et des années. Il faut donc que le temps soit né avec le ciel, compris ici dans l’Univers qui doit contenir un Soleil et d’autres astres ; d’ailleurs, outre la Lune, les autres planètes considérées, notamment Mercure, Vénus et Jupiter, reçoivent peu d’explications sur leur raison d’être. Somme toute, le Soleil joue un rôle majeur, mais c’est lui qui se déplace autour de la Terre, non l’inverse.

À partir d’ici, quatre espèces d’êtres vivants, dites races animales, sont énumérées, à savoir celle céleste des dieux, celle ailée des airs, celle aquatique et finalement celle des êtres qui marchent sur le sol. Ces dites espèces habitent la Terre, alors que les dieux qui lui sont confiés s’occupent généralement du ciel, guidant les jours et les nuits, mais donnant aussi des signes aux humains sur certains événements pouvant survenir. Ils sont visibles et engendrés par le Dieu des dieux, les rendant ainsi mortels, dans la mesure où ils sont nés, mais étant épargnés de la mort par la volonté de leur créateur. Ces dieux visibles appartiennent à la mythologie, depuis l’union de la Terre et du Ciel qui donna l’Océan et Téthys, puis de ceux-ci Phorkys, Cronos et Rhéa, et ainsi de suite. Ce sont donc ces dieux qui reçurent la demande de créer les animaux ou les êtres mortels de la Terre. Et pour s’assurer de leur succession, un cycle de départ et de retour des âmes est enclenché ; l’incarnation dépendant de la vie menée. Les âmes sont alors liées au corps pour un temps donné, jusqu’à leur délivrance par la mort du corps. Voilà ce qui annonce la venue de l’être humain.

L’humain un être divin par nature

Inspirés par la forme de l’Univers, les dieux visibles façonnèrent une tête ronde qui immortalise la partie divine du corps de l’être humain. Ensuite, ils lui donnèrent un tronc et des membres pour se déplacer. S’ensuivirent des organes de sensations, pour voir, entendre, toucher, sentir et goûter le monde. Et c’est grâce aux quatre éléments que l’humain a été engendré : par exemple, les yeux porteurs de lumière sont aussi équipés de paupières pour apaiser son feu intérieur et lui permettre de générer des images utiles à son âme — la vue permet de contempler « les révolutions de l’intelligence dans le ciel », afin que nous les « appliquions aux révolutions de notre pensée, qui, bien que désordonnées, sont parentes des révolutions imperturbables du ciel » (Platon, 1969, p. 426) ; par la voix et l’ouïe, la musique est créée pour en arriver à l’harmonie, dans un déplacement d’air, dont les mouvements s’apparentent aux révolutions de l’âme, et ainsi de suite.

Les êtres humains, comme toutes choses, sont des copies des êtres éternels. Cela exige de déterminer si toutes les choses que nous apercevons et que nous percevons par le corps forment la seule réalité possible. Sur cette question, Timée réitère sa position : les idées peuvent exister par elles-mêmes, sans que nous soyons aptes à les saisir par les sens mais seulement par l’esprit ; par conséquent, il faut admettre que le corps et ses sensations n’apportent pas toutes les réponses. Dans ce cas, la Forme est d’une première espèce, qui rappelle les descriptions dans le Parménide, c’est-à-dire immuable, qui n’est pas née ni ne périra, qui est unique, qui n’est pas mélangée à autre chose, qui est indivisible et insaisissable par les sens, pour ensuite entrevoir une seconde espèce, du même nom, mais saisissable, qui naît et évolue dans un milieu pour finalement périr, et finalement envisager la troisième espèce rattachée directement au lieu, à savoir l’espace en lui-même qui dispose des objets et des choses. Autrement dit, les trois principes à la formation du monde auquel appartient notamment l’humain sont : l’être, le lieu et la génération (Platon, 1969, p. 431).

Puisque la forme parfaite et divine est le cercle ou la sphère, celle de la matière représente le triangle ou le tétraèdre, voire aussi, surtout sur le plan terrestre, le carré ou le cube. C’est par les interrelations proportionnées entre les quatre éléments, formés de triangles, qu’il s’avère possible de les agencer de manière à modeler les corps. Par le fait même, la constitution du corps sous-entend la capacité de ressentir des effets de son contact avec d’autres corps et son environnement, d’où les sensations nécessaires : le feu est chaud, car tranchant en raison de ses multiples pointes triangulaires agitées ; la terre est plutôt quadrangulaire, donc contenant moins d’aspérités ; tandis que l’air, par exemple, touche le ciel sphérique et se veut alors doux. Par rapport à la pesanteur, nous sommes loin ici des explications de Newton, alors que ce qui est léger peut s’éloigner de la terre dans la mesure où la force employée lui permet de s’élever plus haut qu’un objet lourd sous l’effet de la même force.

Mais à la nature humaine portée vers l’extérieur, s’ajoute sa réalité intérieure. Dans l’ordre donné à l’Univers par Dieu, une réplique se produit dans l’être humain et tous les autres animaux, dans la mesure où chacun reçoit également une âme, comme déjà dit. À l’âme immortelle se joint toutefois une âme pour le corps mortel, celle-ci divisée en deux. Si celle divine occupe la tête, l’autre se sépare de manière à conserver la meilleure partie dans la poitrine, précisément entre le cou et le diaphragme, puisqu’elle peut être raisonnée dans ses passions redoutables, tandis que la moins bonne, située dans la partie inférieure sous le diaphragme jusqu’au nombril, s’affaire presque exclusivement à gérer la nourriture, mais étant incapable de comprendre la raison, les dieux ont créé le foie qui, disposé à cet endroit, sert à intimider cette âme, car il s’agit de l’organe de la divination, d’un organe sensibilisateur. S’ensuivent une série d’explications sur les raisons des autres organes et de leur fonctionnement, même chose en ce qui concerne les os, les nerfs, les tendons, la chair et le sang. Chaque partie sert à former un tout opérationnel ou fonctionnel, en sachant équilibrer les quatre éléments constitutifs du corps, y compris dans leur usage pour le soutenir, qu’il s’agisse de la nourriture ou encore de la respiration et de l’irrigation du sang.

C’est pourquoi une perte d’équilibre engendre les maladies jusqu’à provoquer la mort en certaines circonstances. Parmi les maladies les plus graves, notons la corruption de ces compositions divines allant en sens contraire de l’ordre naturel. En bref, c’est l’excès de feu qui cause la plupart des maladies du corps, c’est-à-dire des inflammations et des fièvres sévères, alors qu’un excès d’air cause plutôt des fièvres sporadiques et l’excès d’eau, également sa part de fièvres. Mais celles les plus difficiles à faire disparaître sont les fièvres causées par un excès de terre, exigeant un temps quadruple. Aux maladies du corps se joignent celles de l’âme sous deux espèces de démence, soit la folie, soit l’ignorance. Car les hommes deviennent méchants « par suite d’une mauvaise disposition du corps et d’une éducation manquée », faisant en sorte qu’il « faut toujours en accuser les pères plutôt que les enfants, les instituteurs plutôt que les élèves » (Platon, 1969, pp. 463 et 464). Pour soigner et conserver le corps et l’âme, Timée recommande de proportionner chacun d’eux, dans la mesure où l’âme ne doit pas être trop forte par rapport au corps et vice versa. Le meilleur remède consiste à exercer les deux dans un équilibre nécessaire, en prenant donc soin des parties de soi-même par imitation de la forme et des mouvements de l’Univers, ce qui revient à suivre ce conseil : « que celui qui veut s’instruire ou qui s’applique fortement à n’importe quel travail intellectuel donne en retour de l’exercice à son corps par la pratique de la gymnastique et que, de son côté, celui qui façonne soigneusement son corps donne en compensation de l’exercice à son âme, en étudiant la musique et la philosophie […] » (Platon, 1969, p. 465).

En omettant ici la sévérité posée sur les autres animaux, en songeant, par exemple, à la stupidité évoquée chez certains d’entre eux qui doivent ramper sur le sol en raison de la paresse de leur âme ou aux poissons dont la basse ignorance les pousse vers les profondeurs vaseuses, en supposant tout autant des incarnations d’hommes et de femmes en ces animaux en raison de leur manque de sagesse et de vertu dans leurs vies passées, il devient claire comme de l’eau de roche que la morale à retenir de cet exposé de Timée se résume à élever l’âme, à soigner cette partie divine, puisque l’être humain qui a su s’abandonner à la science et à la sagesse a su aussi exercer sa pensée aux choses immortelles et, dans ce cas, s’il parvient en plus à atteindre la vérité, alors et seulement alors, il a tout en main pour le devenir à son tour. Au fond, tout être mortel, créé par Dieu, est appelé à le rejoindre un jour ou l’autre ; car il a été formé à son image et sa destinée le rappelle à son origine. Qui plus est, l’infiniment petit et l’infiniment grand sont régis par les mêmes lois universelles, les mêmes paramètres, la même forme : le microcosme humain correspond au macrocosme qu’est l’Univers. En même temps, la connaissance pure devient possible uniquement en retournant aux sources, voire à la source première, sans quoi nous tournerions indéfiniment en rond.

Conclusion

Comme pour Parménide, Le Sophiste et Le Politique, nous avons affaire avec le Timée à une oeuvre de la troisième période, qui a été écrite juste avant le Critias. Platon profite de l’occasion pour travailler sur une cosmologie à partir de laquelle il peut appuyer plus solidement sa théorie des Formes ou des Idées, quoiqu’il s’avère difficile, selon un point de vue plus pragmatique, de statuer sur l’existence ou non d’un grand architecte cause des causes. N’empêche que son intuition ou son hypothèse renforce la donne, mais il aurait été possible de simplement convenir d’une utilité des formes dans une optique de classification des objets et des choses ; car si une chaise est une chaise, son image différera peut-être, mais sa nature, comme concept, persistera.
Reconnaissons-le, il n’était pas facile pour Platon, durant l’Antiquité grecque, de se lancer dans la description de la création de l’Univers. Cette époque était caractérisée par les récits mythiques et poétiques qui s’en remettaient aux Muses pour se fixer une idée au sujet de l’origine des dieux. Timée est un récit qui s’inscrit en faux avec Théogonie d’Hésiode. À la question « à quelles conditions le monde sensible est-il déchiffrable ou connaissable ? », Platon répond en élaborant un modèle qui se structure autour du fixe (ce qui ne change pas) et du mobile (ce qui change) ; en ce sens, immobile = modèle original versus mobile = copie du modèle original.

En poussant cette dernière idée, le passage d’une Cité idéale imaginaire vers une archéologie de la meilleure constitution, pour ainsi rendre plus tangible ce qui aura été un ramassis d’idées jusque-là, prend encore plus de sens lorsque l’effort se poursuit pour rejoindre un passé fort lointain, c’est-à-dire l’origine de l’Univers et de tout ce qui existe. Car l’intention derrière se résume à comprendre qu’une organisation ou un ordre de départ façonne toutes les constitutions futures, dans la mesure où l’Univers a été ordonné le premier et d’une manière telle qu’il est possible de retrouver ce modèle (original) dans n’importe quel autre objet ou être créés par la suite. D’où encore que la constitution de la Cité idéale suivra celle de tout l’Univers et de celle qui a concerné l’Athènes du temps de l’Atlantide. Soutirer les bases essentielles de la nature pour les incorporer dans l’humain et ses créations devient une recherche de la nature divine au sein de l’existence. Platon croit alors que le meilleur de la nature humaine vivait dans le passé et cet état de fait exige de sonder les histoires et de revenir aux sources, de manière à pouvoir réhabiliter les lois divines sur terre. Réussir cette tâche signifie aussi un effort de transmission et d’éducation pour assurer un avenir glorieux, et cela exige nécessairement de former des gens dignes de recevoir un tel enseignement. Voilà l’utopie de Platon agrémentée d’une théorie (des Formes ou des Idées) et d’une méthode pratique pour accéder à la connaissance (la dialectique de Socrate).

Guylain Bernier
Yvan Perrier
21 janvier 2023
yvan_perrier@hotmail.com
Références

Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis / Albin Michel.
Platon. 1969. Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias. Édition établie par Émile Chambry. Paris : Garnier Frères, 511 p.

Platon. 2001. Timée. Présentation et traduction par Luc Brisson. Paris : GF Flammarion, p. 1-319.
Platon. 2020. « Timée ou Sur la nature ; genre physique ». Dans Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 1977-2050.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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