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Brexit

Entrevue

Stathis Kouvelakis : « L’UE n’est pas réformable »

Stathis Kouvelakis, enseignant en philosophie politique au King’s College de Londres, ancien membre du comité central de Syriza, actuel membre d’Unité populaire, analyse pour Mediapart les enjeux du Brexit.

25 juin 2016 | tiré de mediapart.fr

Stathis Kouvelakis était membre du comité central de Syriza lors de la victoire de ce parti en Grèce en janvier 2015. Il fit ensuite partie de ceux qui, prônant une sortie de l’euro et une rupture franche avec les institutions européennes, ont décidé de faire scission avec le premier ministre Alexis Tsipras. Enseignant et vivant à Londres, il analyse pour Mediapart les conséquences du référendum britannique.

Mediapart : Quelle lecture faites-vous du vote en faveur du Brexit ?

Kouvelakis : Le premier constat est que l’UE perd tous les référendums qui se déroulent autour des propositions qui en émanent ou de l’appartenance à l’une de ses instances. Les défenseurs inconditionnels du projet européen devraient quand même commencer à se demander pourquoi. Mais c’est la première fois que la question du maintien ou du départ a été posée directement. Et le fait que l’un des trois grands pays européens choisisse la rupture avec l’UE signe, pour moi, la fin du projet européen actuel. Ce résultat révèle définitivement ce qu’on savait déjà, à savoir qu’il s’agissait d’un projet construit par et pour des élites, qui ne bénéficiait pas d’un soutien populaire.

Vous en réjouissez-vous ?

Oui. Certes, ce rejet légitime de l’UE risque d’être confisqué par des forces de droite et xénophobes, comme la campagne britannique l’a montré. Mais, pour moi, il peut aussi s’agir d’une opportunité pour des forces progressistes en lutte contre l’Europe néolibérale et autoritaire, c’est-à-dire l’UE telle qu’elle existe. Je pense que des forces antilibérales de gauche peuvent plus facilement s’exprimer dans d’autres pays qu’en Grande-Bretagne, où il est vrai que le « Lexit » (contraction de Left et Exit -ndlr) a été très peu audible, et a révélé une fracture entre la direction des principales forces de gauche, politiques et syndicales, et la base populaire et ouvrière, qui a dans sa grande majorité rejeté l’UE.

Le parti travailliste, notamment, est fracturé entre une large partie de son électorat d’un côté et ses élus et son appareil de l’autre, avec les cadres et les militants écartelés entre les deux. De surcroît, son dirigeant actuel, Jeremy Corbyn, est en réalité très hostile à l’UE, mais il a été contraint de faire campagne pour le maintien, compte tenu du rapport de force interne à l’appareil et au groupe parlementaire.

En février 2015, lorsque je faisais encore partie du comité central de Syriza, à l’occasion d’une grande réunion qui s’était tenue à Londres, au siège de la confédération des syndicats britanniques, pour fêter la victoire de notre parti en Grèce, Jeremy Corbyn, dont personne n’envisageait alors qu’il puisse prendre la direction du parti travailliste, était venu me parler en marge de la réunion, en me disant : « Est-ce que vous avez un plan B ? Parce que l’UE va vous écraser, en commençant par attaquer votre système bancaire. »

Il m’a raconté le choc qu’il avait subi lorsqu’il était jeune militant et que le parti travailliste avait gagné les élections de 1974 sur un programme radical. Le système bancaire britannique avait immédiatement été attaqué, contraignant le Royaume-Uni à faire appel au FMI pour demander un prêt et à mettre en place des politiques austéritaires en échange. Il voulait que je le rassure sur le fait que nous avions un plan B, et moi qui appartenais à la minorité de la direction de Syriza, je ne pouvais que lui répondre qu’il fallait qu’il en parle avec Tsipras, pour tenter de le convaincre.

Cette anecdote montre qu’il ne se fait aucune illusion sur l’UE. Seulement, l’appareil du parti travailliste et ses élus lui sont farouchement hostiles. Et on lui reproche désormais d’avoir fait un service minimum en faveur du « Remain ». Les mêmes médias, qui avaient appelé à voter « Remain », voudraient qu’il parte, alors même que le Brexit a gagné, parce qu’il n’en aurait pas fait assez…

Avez-vous été surpris de ce résultat ?

Non. Ce qui m’a frappé pendant cette campagne britannique, c’est une impression de déjà-vu. J’ai eu la chance de vivre à la fois le référendum sur la Constitution européenne de 2005 en France, celui de l’année dernière sur le plan d’austérité Juncker en Grèce, et celui de cette année en Grande-Bretagne. À chaque fois, ceux qui défendent l’UE portent de moins en moins de discours positifs et emploient essentiellement des arguments fondés sur l’intimidation et la peur, en mettant en scène tous les maux qui s’abattraient sur le Royaume-Uni si les Britanniques votaient mal.

Schaüble et Juncker se sont faits menaçants, comme à l’accoutumé, et même Obama a joué sa partition pour expliquer à quel point un Brexit serait catastrophique. En France, on a beaucoup focalisé sur le fait que la campagne pro-Brexit était animée par des personnages effectivement peu ragoûtants, de Boris Johnson à Nigel Farage. Mais les médias ont moins souligné que le « Remain » était porté par tout l’establishment content de lui-même, avec la City arrogante en première ligne, ce qui avait de quoi motiver le rejet de l’électorat populaire.

Une refondation démocratique de l’Europe, que beaucoup appellent de leurs vœux au lendemain du Brexit, vous semble-t-elle encore possible ?

De plus en plus de forces de gauche comprennent que l’UE n’est pas réformable dans un sens progressiste, avec un fonctionnement plus démocratique, parce qu’elle est conçue, dans son architecture intrinsèque, pour ne pas être réformable. Tout est verrouillé et, pour enseigner dans un département d’études européennes, je peux vous assurer que mes collègues spécialistes le savent. L’UE n’a pas été conçue pour fonctionner avec les règles de la démocratie parlementaire, dont on craint toujours la tentation « populiste ».

Le vote britannique est donc une occasion à saisir pour toutes celles et ceux qui réfléchissent à un plan B, et sont conscients que de véritables alternatives impliquent une rupture avec l’UE. Que ce soit Jean-Luc Mélenchon en France, Oskar Lafontaine et Sahra Wagenknecht en Allemagne, l’aile gauche de Podemos ou ceux qui ont quitté Syriza l’an dernier : toutes ces forces anti-libérales et progressistes doivent se saisir de ce moment, si elles ne veulent pas être gravement punies par une droite nationaliste et xénophobe qui capterait la colère populaire.

Mais, en Grèce, la gauche qui a fait scission avec Tsipras, semble pourtant plutôt atone ?

Le dernier sondage américain PEW sur l’europhilie, effectué sur un très large échantillon de populations européennes, a montré que plus de 71 % des Grecs n’acceptaient plus l’UE et qu’un bon tiers souhaitaient sortir de l’euro. Certes, le champ politique grec est bloqué et, suite à la capitulation de Tsipras l’été dernier, le sentiment de défaite et de démoralisation reste fort. Mais on commence à voir des mouvements à gauche de Syriza, que ce soit Unité populaire ou le mouvement lancé par Zoé Konstantopoúlou, gagner du terrain. Nous sommes à la veille de reclassements importants, à l’échelle de l’Europe, et face à un choix entre une radicalité qui sera soit de gauche et internationaliste, soit de droite et xénophobe. Si la gauche qui se veut hostile au néolibéralisme continue à répéter la litanie de l’« Europe sociale » et de la « réforme des institutions européennes », elle ne s’enfoncera pas simplement dans l’impuissance, elle sera tout bonnement balayée.

La manière dont la Grèce a été traitée l’été dernier a-t-elle joué dans le vote britannique ?

Nigel Farage, le dirigeant du parti nationaliste et xénophobe UKIP, avait tenu au Parlement européen des propos dans lesquels il accusait l’UE de se comporter de manière dictatoriale avec la Grèce. Il disait des choses qui auraient dû être dites par toute la gauche britannique et européenne. Le référendum britannique est juste un nouveau signe du rejet de l’UE, dont les électeurs comprennent qu’elle se situe au cœur du problème de la politique représentative actuelle, celui d’une élite européiste qui méprise les couches populaires et la notion même de souveraineté du peuple. Passivement toléré lorsque la situation économique paraissait fluide, le projet européen se délite lorsque celle-ci se dégrade et que le carcan des politiques d’austérité se durcit partout, sous l’impulsion et le contrôle tatillon des instances de l’UE.

Le découpage spatial du vote britannique est saisissant. Il y a deux pays. La bulle de la City et du Sud-Est du pays face à un autre pays, dont on ne parle jamais parce qu’on préfère évoquer le Londres branché et multi-culturel. Avant d’enseigner à Londres, j’exerçais dans une université de la banlieue de Birmingham, Wolverhampton. La différence est abyssale. Le centre-ville était en ruine. Dans cette Angleterre où la révolution industrielle a commencé, tout le monde se sent abandonné et condamné à une mort économique et sociale. Le parti travailliste a abandonné à leur sort des populations entières et laissé ainsi le champ libre à des partis comme le UKIP.

Ce qui est d’ailleurs paradoxal, parce qu’alors que le Front national a toujours su, en France, se parer d’un vocabulaire et d’atours pour « faire peuple », le UKIP incarnait, à l’origine, tout ce dont les classes populaires anglaises se sont toujours moqué : un côté vieillissant, anglican, traditionnel, classes moyennes coincées, 100 % blanches, le conservatisme de grand-papa en somme. On imagine la colère et le sentiment d’abandon qu’il a fallu pour qu’un tel parti ait pourtant réussi à capter le vote des classes populaires…

Comment vous positionnez-vous face à la perspective de nouveaux référendums sur l’appartenance à l’UE dans d’autres pays d’Europe ?

L’UE n’est pas réformable et je pense qu’il n’existe pas d’autre solution que sa dissolution. Une vraie refondation de l’Europe signifie briser la cage de fer de l’austérité perpétuelle et du néolibéralisme autoritaire, et cela passe par une rupture avec la machinerie institutionnelle de l’UE. Il faudra donc jouer le jeu des référendums, tout en empêchant les forces de la droite xénophobe et nationaliste de gagner l’hégémonie et de dévoyer la révolte populaire. La gauche de la gauche a pris beaucoup de retard, mais elle ne peut plus penser qu’elle parviendra, sans rupture avec l’UE, à changer le rapport de force à l’intérieur d’une machinerie spécialement conçue pour empêcher toute divergence, et face à un rouleau compresseur dont on a vu comment il a pu écraser la Grèce.

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