Avant toute chose, deux précisions :
– ce post n’a aucune prétention à une analyse détaillée, exhaustive et dûment sourcée du Brexit ; il est donc parcellaire, incomplet, imprécis... et donc très fortement discutable ;
– vous trouverez ci-dessous une traduction très rapide (et donc améliorable) de la réaction de Global Justice Now, organisation britannique qui fait partie du réseau des Attac d’Europe ;
Prudence, avec quelques constats
C’est avec grande prudence que je me permets ce post, en essayant de me démarquer de deux positions qui me paraissent pour le moins discutables : le Brexit est une victoire contre les élites et les politiques néolibérales de l’UE qui sont devenues des forces de coercition des peuples européens au profit des oligarchies nationales (=> il faut donc s’en féliciter) ; le Brexit est une défaite de l’intégration européenne et un coup dur pour la coopération et la solidarité en Europe (=> il faut donc s’en désoler). Les deux me semblent bien discutables, bien que s’appuyant manifestement sur des éléments significatifs de la réalité dans laquelle nous vivons : les élites (notamment européennes) gouvernent contre l’intérêt des populations, notamment les plus démunies et/ou insécurisées ; ce sont les forces d’extrême-droite, réactionnaires et nationalistes qui vont se trouver renforcées par le Brexit, au détriment des forces politiques proposant plus de solidarité, de justice et de régulations sociales et écologiques.
Ces deux prises de position sont les plus fréquentes et les plus rapides à faire. Nombreux sont déjà les commentateurs (qu’ils soient journalistes, politistes, militant.e.s et/ou adeptes de Twitter) à opposer irrémédiablement ces deux positions. Mais en rester là, et attiser cette division, n’est-ce pas être finalement assez désarmés face à la situation ? Sans plan de navigation et sans boussole ? Et dans l’incapacité de reprendre la main sur une situation politique qui manifestement échappe (pour partie du moins) aux forces progressistes anti-libérales et écologistes en Europe. Je ne prétends pas détenir de recette magique ni d’analyse en mesure de nous faire sortir de cette impasse. Je me limiterais donc à quelques constats et remarques, que je complèterais ou corrigerais sans doute au fil des heures. Le tout est très discutable et incomplet.
1. Une carte et un graphique
Cette carte et ce graphique sont frappants.
Une polarisation extrêmement forte s’observe entre :
– les tranches d’âge les plus jeunes qui ont voté majoritairement pour rester dans l’UE et les babyboomers et populations les plus âgées qui ont voté majoritairement pour en sortir ; (mon ami Nick Dearden de Global Justice Now disant ce vendredi matin en s’adressant aux baby-boomers : Merci les gars pour tout ce que vous avez fait pour le monde : #Thatcher #ChaosClimatique #FinEtatProvidence #Brexit)
– une polarisation géographique entre Londres / Ecosse et Irlande du Nord d’un côté, et les campagnes (mais aussi de nombreuses villes fortement touchées par la désindustrialisation) de l’autre : le Royaume-Uni est fracturé sur le plan géographique et sur le plan social ;
– quand on croise les deux, et qu’on y ajoute quelques précisions (quartiers ouvriers, régions industrielles, régions d’exportation, etc), on constate une franche polarisation entre une élite et les populations qui pensent pouvoir tirer profit de la situation économique (jeunesse éduquée des villes et population insérée dans la compétition économique) d’un côté, et les populations qui en sont le plus éloignées, qu’elles vivent dans des villes frappées de plein fouet par la mondialisation ou des campagnes qui se pensent sans avenir) ;
2. Des élites sans boussole
Ce vote ouvre de nombreuses zones d’incertitude, de déséquilibres et de déstabilisations politiques, économiques et institutionnelles (dans un monde et une UE qui en comptaient déjà beaucoup trop). A commencer par le Royaume-Uni où Cameron est obligé de démissionner. C’est inquiétant, non parce que ces incertitudes, crises et déstabilisations sont un mal en soit, mais parce que les élites en place qui vont prétendre avoir les recettes pour y répondre sont celles-là mêmes qui ont contribué, à travers leurs politiques, à générer cette situation. Prenons quelques exemples :
Au Royaume-Uni, les forces les plus réactionnaires (du Parti conservateur, de l’UKIP etc) vont avoir le vent en poupe pour préparer les prochaines élections générales et il n’est pas certain que le Labour et Jérémy Corbin soient armés pour construire une réponse de gauche et écologiste au Brexit ; l’avenir nous le dira ; il est de la responsabilité des forces progressistes en Europe d’oeuvrer à ce que les forces politiques, syndicales et associatives britanniques qui sont en faveur d’une transition écologique, sociale et démocratique ne sortent pas laminées du post-Brexit ; (entendons-nous bien : tous ceux qui ont voté en faveur du Brexit ne sont pas racistes ou xénophobes. Loin de là. Par contre, tous les racistes et xénophobes du Royaume-Uni ont voté en faveur du Brexit et sont les plus bruyants ce vendredi matin pour célébrer "leur" victoire)
Au sein de l’Union européenne : les dirigeants de l’UE, celles et ceux qui mènent des politiques néo-libérales depuis de très nombreuses années qui ont conduit les populations durement touchées par la mondialisation à se détourner du "projet européen", et qui portent donc une lourde responsabilité dans ce Brexit, ne vont pas démissionner ; ni-même aucune auto-critique n’est à attendre de leur part ; au contraire, ils vont se présenter comme les sauveurs du "projet européen" en affirmant avoir "compris le message", vouloir des négociations rapides avec Londres pour "mener une bonne séparation", sans pour autant changer de politique ; d’une manière générale, la social-démocratie européenne va parler d’Europe sociale et écologique sans changer de logiciel européen, tandis que la droite va proposer une "UE plus réduite", mais sans qu’aucune de ces deux forces proposent une démocratisation des institutions européennes et une transformation profondes des politiques menées au nom de la compétititivité européenne ; d’autre part, ni François Hollande - des plus illégitimes désormais pour prendre quelque initiative que ce soit au niveau européen après ses renoncements de 2012 sur le traité budgétaire européen - ni Angela Merkel - dans un pays où les élites se vivent comme en charge d’imposer l’hégémonie allemande au reste de l’UE, ne sont en mesure de changer le cours des choses ;
Une crise financière sans organe de régulation en mesure d’y faire face : le décrochage de la livre sterling - qui restait une monnaie de référence internationale - face au dollar et l’euro, qui peut s’accompagner d’une très importante déstabilisation des places boursières dans le monde, est de nature à ouvrir une crise financière d’ampleur ; que la City et les traders basés à Londres perdent beaucoup dans le Brexit - le principal sujet traité dans les medias - importe peu ; qu’il en découle un violent réajustement des taux de change internationaux aux répercussions majeures sur l’ensemble des monnaies et des économies de la planète est bien plus décisif : sans opérateur international de régulation des taux de changes, sans monnaie de réserve internationale, fort est à parier que seuls les spéculateurs les plus avisés et les places boursières les plus puissantes sortiront gagnants de la période, au détriment des autres, et notamment au détriment des populations qui devront en supporter les conséquences ; au Royaume-Uni comme ailleurs, d’importants transferts de "richesses" et de "dettes" sont à prévoir ;
3. L’urgence d’un cap (et d’une boussole) pour les forces en faveur d’une transition écologique et sociale en Europe
Reconnaissons d’abord qu’il est difficile de construire des perspectives progressistes à partir d’une bataille qui s’est déroulée sur un terrain et selon un scénario (teneur des discussions, arguments échangés) qui ne sont pas les nôtres ; la campagne menée par Corbyn et le parti travailleur illustrent parfaitement ce point : très gênés, ils ont cherché à maintenir audibles (à juste titre) leurs critiques envers les politiques néolibérales de l’UE, pour finir par appeler à rester dans l’UE, faisant disparaître toute possibilité d’un "Lexit", c’est-à-dire d’un discours et d’un plan pour une "sortie de gauche" ; quand on regarde le vote par quartiers, les arguments « Remain to change » (« rester pour changer ») et « Remain to preserve » (« rester pour préserver » les droits des travailleurs) ont fait flop.
Reconnaissons d’ailleurs que très nombreuses forces écologistes du Royaume-Uni (ONG, personnalités, commentateurs, etc) déplorent le Brexit, qu’elles analysent comme le plus sûr moyen de voir les régulations environnementales et climatiques européennes de ces 15 dernières années démantelées à l’avenir au Royaume-Uni ; à juste titre : le Royaume-Uni est sans doute l’un des pays les plus récalcitrants en Europe vis-à-vis des régulations environnementales (et de la transition énergétique en particulier) comme on a pu l’observer encore récemment sur la question de l’exploitation des hydrocarbures de schiste ;
Reconnaissons enfin l’existence d’une ligne de fracture qui ne peut que s’aggraver après le Brexit, si nous ne trouvons les moyens de la résorber (sauf à vouloir cultiver des postures clivantes dans une stratégie de long terme ; ce qui est une option parmi d’autres), entre ceux qui estiment qu’il faut sortir de l’UE pour en changer la nature, et ceux qui pensent qu’il est encore possible d’en changer les contours et les politiques à travers des mobilisations au niveau européen ; pas le temps de détailler ce point ici, mais c’est un point central sur lequel il est nécessaire d’avancer ;
Les populations ne veulent majoritairment plus de cette Europe-là : les sanctions envers les politiques de Bruxelles, lorsqu’il est demandé l’avis du plus grand nombre, s’empilent au détour des référendums (du moins dans un nombre significatif de pays) : France et Pays-Bas (2005), Irlande (2008), Grèce (2015), Pays-Bas et Royaume-Uni (2016) (et j’en oublie sans doute) ; la réponse des institutions européennes (faire revoter quand le résultat n’est pas conforme ou répondre qu’il n’est "pas question de changer les traités européens après chaque élection") n’est pas tenable et n’est pas acceptable ; les élites européennes, enfermées et hors-sol qu’elles sont, tuent à petit feu le "projet européen" et le Brexit ne peut en être qu’un accélérateur de ce délitement en cours ;
Ce délitement est peut-être inéluctable. Ou pas : il ne faut jamais sous-estimer la capacité des pouvoirs et des structures qu’ils ont confectionnées à se maintenir au prix de politiques toujours plus agressives. Il est en tout cas possible d’en être le simple spectateur et laisser les forces conservatrices et réactionnaires surfer sur la vague, ou d’en être des acteurs majeurs pour changer le terreau du débat public en Europe, dans la perspective d’une transition écologique, sociale et démocratique.
En ce sens, le message de l’organisation Global Justice Now de ce matin (cf. ci-dessous) donne des pistes (sans doute loin d’être exhaustives) : 1) stopper les négociations du Tafta (et autres accords commerciaux en cours de négociation) comme un moment fondateur pour dire "Stop aux politiques néolibérales et anti-sociales en Europe - Oui à de nouvelles régulations financières en faveur de politiques sociales" ; 2) défendre le droit à migrer et la dignité des migrants comme réponse orthogonale à celle mise en oeuvre par les instances européennes et ses Etats-membres ; 3) batailler pour des politiques de lutte contre les dérèglements climatiques qui soient à la hauteur du défi climatique, comme un moyen d’obtenir des politiques de solidarité internationale face aux enjeux globaux.
Le Brexit est d’abord le résultat de l’Union européenne telle qu’elle est, telle qu’elle existe à travers ses politiques néolibérales depuis de trop longues décennies. Il est aussi le fruit de décisions d’une classe politique prête à tout pour se maintenir au pouvoir. Il est enfin la traduction paroxystique du divorce désormais assumé entre une grande partie de la population et les élites qui ont, de fait, fait sécession pour défendre leurs seuls intérêts dans la mondialisation du capitalisme. L’avenir, qui ne se présente pas sous les meilleurs auspices, n’est pourtant pas écrit. D’autres séisimes peuvent inverser la tendance et changer la donne. A commencer par les élections en Espagne dès dimanche ?
Maxime Combes, économiste et membre d’Attac France.