Même si l’on affirme que le vote était surtout le résultat d’une révolte de gens de la classe laborieuse fatigués d’être complètement ignorés et surexploités, l’idée que ce vote est une victoire contre le néolibéralisme passe juste à côté de son contenu politique. Le contenu politique de ce vote est le suivant : le Brexit l’a emporté en raison d’une hostilité massive face à l’immigration. Une grande partie du vote est raciste ou au moins xénophobie.
En d’autres termes, des millions de travailleurs souffrant de la pauvreté et des inégalités croissantes, vivant une existence misérable sans voir une issue, ont été amenés lors de la campagne (et pour beaucoup, depuis longtemps) à une conclusion entièrement fausse : sévir contre les immigrants leur permettra de « reprendre le contrôle » et de résoudre leurs problèmes. Au contraire : la montée de Michael Gove [ancien ministre de l’éducation, actuel ministre de la Justice du gouvernement Cameron] et de Boris Johnson [maire de Londres entre 2008 et 2016] marque un déplacement politique vers la droite qui conduira à des attaques redoublées contre la classe laborieuse.
Les membres de la classe laborieuse ainsi que les couches les plus pauvres des classes moyennes sont souvent conduits, en particulier dans une période où les médias répètent avec force les mensonges néolibéraux, à soutenir des politiciens qui sont directement en opposition à leurs intérêts. Cela a été le cas avec le soutien massif apporté au Tea Party (dirigé et organisé par des milliardaires) ainsi qu’à Donald Trump aux Etats-Unis. Il en va de même avec Marine Le Pen et son Front National en France, ainsi que de nombreux partis de droite en Europe et ailleurs.
Une confusion à ce sujet a été répétée par Hannah Sell, secrétaire générale adjointe du Parti socialiste [formation qui portait, jusqu’en 1997, le nom de Militant, présente au sein du Labour et dans les instances dirigeantes de syndicats] : « Il est en même temps complètement faux de suggérer que le vote pour la sortie [de l’UE] avait – en large mesure – un caractère raciste ou de droite. Certains qui ont voté pour la sortie l’ont, bien sûr, fait pour des raisons racistes ou nationalistes, mais le caractère fondamental du vote de sortie est celui d’une révolte de la classe laborieuse […] en réalité, aucun mouvement de la classe laborieuse n’est 100% pur, ne contenant aucun élément réactionnaire ou des courants souterrains. C’est la tâche des socialistes de remarquer ce qui est le plus important – dans ce cas, un électorat principalement composé de la classe laborieuse se soulevant contre l’establishment. »
Le côté évasif du terme « soulèvement de la classe laborieuse » dit tout. Il fuit le caractère politique précis du vote Brexit (qui est sans doute « le plus important ») et se dissimule derrière son profil supposément sociologique. C’est un signe chronique d’une mauvaise évaluation politique.
Au-delà de la gauche radicale, au sein du « commentariat » libéral de gauche, nous trouvons des analyses perspicaces mêlées à de grandes simplifications quant au contenu de classe et au caractère politique des votes Remain et Brexit. John Harris, dans le quotidien The Guardian, a cité une femme de Manchester disant : « Si vous avez de l’argent, vous votez pour rester ; si vous n’en avez pas, vous votez pour sortir ». John Harris ne répète pas lui-même cette formule simplificatrice, mais il considère toutefois qu’elle est largement vraie. En réalité, c’est une véritable simplification.
Tout d’abord, il est utile de se souvenir que plus de 16 millions de personnes ont voté Remain, un grand nombre provenant de la classe laborieuse et deux tiers parmi les partisans du Labour. Ensuite, toutes les grandes villes à l’exception de Birmingham ont voté Remain. Il serait faux de dire que cela s’explique simplement par la masse de personnes aisées et de petits-bourgeois qui habitent les centre-villes. Personne n’a pensé, par exemple, que la victoire de Saddiq Khan lors de l’élection à la mairie s’expliquait par une population londonienne largement composée de riches. En aucun cas. Il en va de même du vote Remain du centre-ville de Londres.
An contraire, des quartiers de Londres majoritairement multiculturels et de la classe laborieuse ont voté largement pour Remain. Il s’agit bien sûr d’un facteur, mais il est souvent clé : « multiculturel ». Si l’on compare ces quartiers avec des zones comme Sunderland, où vivent très peu d’immigrants, qui a voté à 60% pour le Brexit.
Les seuls quartiers populaires de Londres qui ont voté Brexit sont Barking, Dagenham et Havering (bien qu’un autre quartier où vit un nombre important de travailleurs qui a voté Brexit, Hillingdon, depuis longtemps dominé par l’électorat conservateur, soit plus mêlé, son député local est Boris Johnson). Barking et Havering sont deux quartiers principalement « blancs » qui ont souffert un déclin économique et où une fraction de la classe laborieuse est appauvrie. Il s’agit de deux zones qui possèdent une histoire de soutien à l’extrême-droite.
Mais observons Haringey, avec des zones très délabrées et pauvres comme Edmonton et une grande partie de Tottenham [lieu d’importantes émeutes en août 2011] : 79% ont voté Remain. Parce que Haringey est massivement multi-ethnique et multiculturel. De manière indirecte, l’image de la classe laborieuse qui émerge d’un certain dénigrement des centres-villes est étrange. De nombreux travailleurs jeunes, qui vivent souvent dans les centres-villes, possèdent aujourd’hui des diplômes universitaires et des emplois dans le secteur des services (souvent mal payés). Et ils ont largement voté Remain. Il ne s’agit pas de « gros bonnets » qui ont tiré des avantages aux dépens des localités plus traditionnellement ouvrières du nord et du centre.
Une certaine image commence à émerger. Certes, des fractions significatives de la classe laborieuse (en particulier « blanche »), identifiées par des commentateurs tels que John Harris et Adiyta Chakrabborti, ont en effet voté pour le Brexit. Elles ont effectivement tendance à appartenir aux fractions les plus pauvres et les plus aliénées. Mais (voir le tableau), il y a d’autres facteurs culturels et politiques qui se sont montrés déterminants quant à la manière dont les gens ont voté. L’âge, tout d’abord. Il existe une adéquation presque parfaite entre l’âge et les intentions de vote, les personnes âgées entre 18 et 25 ans votant massivement en faveur du Remain et celles de plus de 65 ans pour le Brexit. Les personnes âgées ont une plus forte probabilité de voter et souvent en faveur de causes réactionnaires. A cela s’ajoute le problème permanent des jeunes gens exclus des registres électoraux en raison de leurs situations précaires de logement.
Ensuite, l’enquête qui a été publiée hier [24 juin] a montré que les gens dont les opinions tendaient vers la gauche ont voté Remain alors que ceux dont l’orientation est conservatrice ou de droite ont voté Leave. A l’exception des catégories « mondialisation » et « capitalisme » (50% des votants Leave et Remain les considèrent négativement), chaque catégorie significative telle que « immigration », « féminisme », « écologie » et « multiculturalisme » sont mal vues par ceux qui ont voté Leave. « Multiculturalisme » est vu négativement par 71% de ces derniers. Il est probable que cette enquête repose sur un faible échantillon, mais je doute que ses résultats soient infondés.
Enfin, le vote régional épouse fortement les zones où l’UKIP dispose d’une base électorale significative ou les endroits dont la tradition de droite est ancienne. Cette base s’est toutefois étendue au cours de la dernière période, dans le sud du Pays de Galle, par exemple. Le déclin industriel et celui du mouvement ouvrier, quelquefois combinés à une baisse de population à mesure que les jeunes s’en vont, ont fortement affaibli autant le Labour que la gauche. Rien de cela n’est nouveau.
Dans un article publié en 2009, j’écrivais : « si le succès de l’UKIP est fondé sur une campagne médiatique réactionnaire et xénophobe de longue durée, il a aussi été stimulé par des facteurs politiques et sociaux durables. Tout d’abord, et surtout, la défaite du mouvement ouvrier infligée par Thatcher et ses successeurs. Celle-ci a eu des effets structurels majeurs. Le mouvement ouvrier et de la classe laborieuse n’est plus ce qu’il était au cours de la décennie 1970. Le nombre de syndiqués a diminué et des centres importants d’une force ouvrière – dans les mines, les usines automobiles, etc. – ont été dispersés. Le néolibéralisme a approfondi les divisions de classe, conduisant aux centres des nouveaux riches et des pauvres de longue durée. »
La faiblesse des analyses réalisées par John Harris et Aditya Chakrobbati est qu’elles jouent sur les déterminants sociaux et économiques du vote Leave tout en minimisant les dimensions politiques et idéologiques. Il est possible, ainsi que l’affirme John Harris, que les nombreux votants Leave qu’il a rencontrés à travers tout le pays ne sont pas ouvertement racistes, mais dire cela revient à passer à côté de la question principale. Le fait est que ces gens ont été alignés derrière une vague xénophobe et anti-immigrés irrationnelle et empoisonnée. Cela se produit au milieu de l’hystérie en Europe contre les « vagues » de migrants qui se dirigent vers le continent en provenance de pays dont l’Occident est responsable de l’effondrement par ses guerres ; ainsi qu’au cœur d’une montée islamophobe. Les gens ont de nombreuses raisons d’en avoir marre de l’UE. Mais ce n’est PAS pour cette raison que le Brexit a gagné. Il a gagné en raison de la place occupée par la « question de l’immigration » et le flux de mensonges déversés par les politiciens de droite, les médias et la presse.
Une chose est toutefois sûre : la responsabilité de la défaite du Remain ne peut être portée sur Jeremy Corbyn. Jeremy n’a sans doute pas fait une campagne brillante, mais il est difficile d’avoir un impact alors que les médias l’ont ignoré et se sont centrés sur les « deux ailes » du Parti conservateur [celle, autour de Cameron, en faveur du « Remain » et celle, menée par Boris Johnson et Michael Grove qui menait campagne pour le « leave »]. Le vote de confiance au sein du Parlementary Labour Party [sur Corbyn, le fonctionnement du Labour et ses différents « partis », voir cet article] demandé par Margaret Hodge [qui a occupé plusieurs ministères dans des gouvernements travaillistes depuis 2003 ; sa famille possède une entreprise active dans le commerce d’acier, STEMCOR] et Ann Coffey [elle a occupé une fonction auprès du ministre des finances entre 2007 et 2010, elle a voté en faveur de la guerre contre l’Irak en 2003] était prévisible. Ce qui n’était pas prévisible, en revanche, c’est la pétition signée par 140,000 personnes (à l’heure où j’écris [203,000 actuellement]) exigeant immédiatement un rejet de cette motion. Les tentatives pour se débarrasser de Jeremy Corbyn seront contestées avec force.
Il était certain que Polly Toynbee [membre de la droite du Labour, associée au Social Democrat Party dans les années 1980, elle tient une tribune dans le Guardian] se précipite pour soutenir les attaques contre Corbyn. Mais le camp des blairistes anti-Corbyn fait face à une contradiction insoluble qu’il ne pourra affronter. La déconnexion entre le Labour et une grande partie de ses anciens partisans de la classe laborieuse ne découle pas de la présence de Jeremy Corbyn à la tête du parti. C’est plutôt le résultat des gouvernements Tony Blair, du néolibéralisme supervisé par le Labour qui a mené à une augmentation de la pauvreté et des divisions. Ce camp veut revenir en arrière, avoir un Blair réchauffé ou une Hillary Clinton britannique. Leur réponse à ce qui est arrivé sera d’exiger que le Labour se déplace plus encore vers la droite. La gauche devra désormais s’unifier autour des campagnes massives et des luttes difficiles qui feront suite à la constitution d’un gouvernement conservateur de Johnson. Elle a aussi besoin d’entamer un débat stratégique de fond sur la succession de défaites de la gauche qui commence à s’accumuler à l’échelle internationale ainsi que sur comment construire un mouvement sur le long terme en une période de réaction.