Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Féminisme

Se méfier du Movember : regard critique sur un mouvement masculiniste

Depuis deux ans, les hommes ont un mois complet par année pour parler des enjeux touchant la condition masculine. Aucun équivalent féminin, surtout pas la Journée mondiale de la femme [sic !], le 8 mars de chaque année. Aux dires de certains, il s’agit en premier lieu de ramasser des fonds pour la recherche contre le cancer de la prostate. Toutefois, dans les discours publics, médiatiques et quotidiens, il est difficile de faire la part des choses entre une campagne de levée de fonds et un mouvement masculiniste de réaffirmation de la domination des hommes sur les femmes ; l’ambiguïté étant elle-même au cœur des objectifs du mouvement : « De grandes étapes ont été franchies dans le monde pour changer les attitudes et les habitudes relatives à la santé masculine, mais il reste encore beaucoup à faire pour rattraper le mouvement pour la santé féminine.

Grâce à la moustache, Movember espère concrétiser sa vision d’exercer une influence durable sur la santé masculine en continuant, tous les ans, de susciter les conversations et d’accroître la sensibilisation à cette question1 ». Ainsi, partageant la santé en deux sexes, militant non pas pour une maladie précise comme c’est le cas en santé des femmes, mais pour un ensemble flou de maladies exclusives et/ou plus fréquentes chez les hommes, on en vient à ériger une définition (des dictats) de la masculinité et de son rapport avec les autres êtres humains, c’est-à-dire les femmes ainsi que les hommes qui ne se conforment pas à ses dictats.

Parallèles avec la rhétorique antiféministe du masculinisme

Partant d’une prémisse douteuse selon laquelle, mondialement, le mouvement pour la santé des femmes aurait de l’avance sur celui des hommes, faisant fi de la situation des femmes à travers le monde qui pourrait justifier une telle mobilisation (que les femmes ont moins accès aux ressources, que ce soit en matière de nutrition, d’éducation, d’accès à l’emploi ou d’accès à des soins de santé par exemple, et ce, partout sur la planète ou encore que la recherche médicale a mis du temps à s’intéresser spécifiquement à la femme, prenant l’homme comme un référent universel du genre humain), le mouvement Movember s’inscrit en réaction au mouvement féministe et se définit comme en rattrapage par rapport à celui-ci ; ce qui est une constante des mouvements antiféministes (Fathers for Justice, par exemple). De plus, l’accent est peu mis sur les problèmes en tant que tels, mais plutôt sur une valorisation du masculin – de ce que l’on considère traditionnellement masculin – dans une entreprise de compétition de virilité.

La moustache : symbole de pouvoir masculin

Il est intéressant de souligner que la voie choisie par les hommes pour revendiquer la mise en avant-plan des problèmes liés à leur genre – c’est-à-dire à leur sexe physique et à leur sexe social – est celle de la symbolique. En effet, parmi les signes qu’aurait pu choisir le mouvement (ruban de couleur, macaron, vêtements distinctifs, etc.), c’est celui de la pilosité faciale qui a été retenue. Et pas n’importe laquelle : la moustache. Alors que la barbe est symbole de sagesse et d’intellectualisme (pensons à Socrate ou à Hubert Reeves) dans notre imaginaire moderne occidental, la moustache est un symbole de pouvoir (Hitler, Staline, Chuck Norris, Zoro, V for Vendetta – ou Fawkes le visage d’Anonymus). Encore là, pas n’importe quel pouvoir, puisque la moustache des femmes n’a pas du tout cette connotation (pensons à Manon Massé de Québec Solidaire qui a osé se montrer au naturel, entraînant des réactions allant de la curiosité à l’indignation dégoûtée, mais aucune fierté virile). Ainsi, utilisant la symbolique du pouvoir masculin, le groupe à l’origine des Movembers à travers le monde travaillent à renforcer le genre sexuel – que l’on appelle à tort la masculinité et que l’on traite comme s’il s’agissait d’une essence distincte de la féminité, son opposée – creusant à la fois le gouffre des différences sexuelles et travaillant à rétablir les ségrégations de sexe et l’exclusion des femmes ainsi que la négation d’hommes autres (différents) que ceux répondant aux critères de virilité.

La réaffirmation de la suprématie du masculin

Ainsi, les hommes se persuadent que leur moustache – et la pilosité en général – est un signe distinctif de l’homme par rapport à la femme, niant la pilosité naturelle des femmes, renforçant ainsi les constructions sociales genrées – un homme est ceci, une femme est cela – selon le schéma très simpliste suivant : femme = pas poil ; homme = poil. De fait, on peut bêtement lire des affirmations comme celle-ci : « Voilà pourquoi je trouve que c’est un excellent moyen de sensibilisation typiquement masculin pour la cause que soutien le mouvement Movember2 ». Cette exclusion du féminin et cette valorisation du masculin est visible sans équivoque sur le site internet de Movember et fils Canada3 dont le nom suggère une lignée de solidarité masculine de type père et fils, mais en même temps très proche de la notion de « fraternité » des milieux universitaires et professionnels traditionnellement masculins (les ingénieurs par exemple). En effet, les slogans apparaissant sur les pages : « Tu seras un homme, mon fils » ; ou encore les symboles utilisés associés à l’excellence sportive et professionnelle au masculin : la coupe et la cravate (en remplacement du traditionnel ruban) rappelle un monde où le masculin avait un sens précis, des rites de passage et des lieux de reconnaissance spécifique comme les sports d’équipe de type collégial ou universitaire et les emplois traditionnellement masculins. Il s’agit donc d’un mouvement de réaffirmation de la masculinité développée en critères de virilité complètement distincts et opposés à la féminité, et associées au pouvoir et à l’excellence ; un mouvement qui entretient une relation très particulière avec les femmes et les hommes non-hétéros.

Rapport hétéronormatif : le masculin en action, en relation de complémentarité avec le féminin

Le Movember est un mouvement hétérosexuel, il n’en fait aucun doute. En effet, les Mo Bros (porteurs de moustache supposés recueillir des fonds et sensibiliser leur entourage) sont tous en relation de couple avec des Mo Sistas (leurs blondes) comme le décrit Movember Canada : « Appuyés par les femmes de leur vie, les Mo Sistas, les Mo Bros de Movember recueillent des fonds en cherchant à faire commanditer leur moustache4 ». Cette tentative d’inclure le féminin est très boiteuse, puisqu’elle ramène les femmes à des compagnes de vie de l’homme en action tout en excluant la possibilité de l’homosexualité du Mo Bro (malgré les représentants homosexuels du port de la moustache comme les Village People). Pareil discours, à ma connaissance, n’a jamais été entendu du côté des mouvements féminins de sensibilisation des femmes à leur santé, ni la re-création d’espaces clos de légitimation qui inclurait les hommes uniquement à titre de subalternes ou de supporteurs. De plus, les façons proposées aux filles de se montrer solidaires renforcent à leur tour les standards de genre tout en maintenant l’idée de la distinction absolue basée sur la présence ou non de poils sur le visage : « Les ongles avec des dessins de moustache, les bijoux, le body-painting, les moustaches artificielles, tout y passe. En soutien à la cause, la fille affiche en mode artificiel ce qui lui manque en nature : du poil. Qu’est-ce que vous dites ? Les filles aussi ont du poil dans la nature ? Ouin, bon. Elles ont payé cher pour ne plus en avoir, mais elles en achètent du faux pour Movember. C’est un peu ça l’idée !5 ». Avec tout ça, et à cause de l’absence de lien direct entre la campagne de promotion de la pilosité masculine et, par extension, du masculin en général, avec la cause soutenue, c’est-à-dire le cancer de la prostate et les maladies mentales plus présentes chez les hommes (il est scientifiquement faux de parler de maladies mentales « masculines » tel qu’écrit sur le site du Movember), on en vient à oublier les objectifs de départ. De départ ?

Le but de la campagne Movember : une cause instrumentalisée

Le premier but, avant même celui de la sensibilisation des hommes à se responsabiliser face à leur santé – le mot responsabilité n’est en fait employé nulle part – ou encore celui de travailler ensemble à une immense levée de fonds pour la recherche médicale, est le concours de moustache. « Le 1er novembre, les gars, rasés de près, s’inscrivent à Movember.com. Le reste du mois, ces hommes altruistes et généreux, qu’on appelle les Mo Bros, taillent, entretiennent et cirent leur moustache pour qu’elle figure parmi les plus belles6. » Bien sûr, l’idée d’un concours auquel presque tous les hommes peuvent participer, devenant ainsi des symboles publicitaires ambulants et, on espère, des cueilleurs de fonds pour la cause, est une idée géniale. Toutefois, la position masculiniste et antiféministe à l’origine du mouvement, le choix du symbole, la valorisation de la virilité qui prend le pas sur la levée de fonds et l’exclusion des personnes non-viriles est très inquiétante.

Pourquoi le Movember suscite-t-il un intérêt médiatique et populaire ainsi qu’une adhésion spontanée dans la population ?

On pourrait se poser la question à propos de tout ce qui concerne la « cause » des hommes. Les médias sont de grands publicitaires des questions masculinistes (pensons au traitement des drames familiaux et conjugaux qui visent à amoindrir la responsabilité du père – le responsable, dans l’immense majorité des cas, des meurtres familiaux – ou à symétriser les crimes commis par les hommes et les femmes, ou encore à l’intérêt pour la défense des droits des pères et toute la désinformation propagée par l’invitation de « spécialistes » de ces questions, des hommes masculinistes dangereux pour l’égalité entre les hommes et les femmes, qui, dotés d’une formation en psychologie, comme Yvon Dallaire par exemple, se permettent de faire la promotion de la domination des hommes sur les femmes sur les bases d’idées de nature des sexes ou encore de recherches « scientifiques », alors qu’aucun contre-discours n’est présenté, alors qu’il existe des spécialistes proféministes) comme ils ont été de grands renforçateurs de préjugés à l’encontre des étudiant-e-s pendant le mouvement étudiant de 2012. À l’inverse, la « cause » des femmes (violences sexuelles et conjugales, pauvreté, précarité du travail, discriminations systémiques, publicité et représentation culturelle sexiste) ne suscite pas cet engouement ni cette mobilisation des médias.

Dans la population, la conséquence directe de la propagande médiatique est une adhésion complète doublée d’un sentiment de culpabilité envers les hommes que l’on aurait oubliés pendant qu’on travaillait à des levées de fonds pour la recherche contre le cancer du sein... comme si chaque action vers une cause liée à un sexe était une inaction et même un dommage envers l’autre sexe ! Cette attitude résonne avec l’idée que l’homme est l’Homme, c’est-à-dire le référent général en matière de genre humain, tandis que la femme en est une expression spécifique, une catégorie à part. Par conséquent, les causes des femmes ne rejoignent pas le genre humain tandis que celles des hommes devraient d’emblée toucher tout le monde.

Exploitation des femmes : participation/exclusion

Ainsi, le Movember veut rejoindre les deux sexes, demandant aux femmes de travailler à la cause sans aucune reconnaissance, car seuls les participants masculins pourront gagner le concours. Il est particulier de voir des règles aussi inégalitaires, mais l’idée que c’est une « cause » rend la constatation et la critique plus difficile. Pourtant, en comparaison, aucune levée de fonds pour les maladies féminines n’utilise un tel système de participation invisible et d’exclusion de reconnaissance d’une partie des participants fondé sur le critère du sexe (dans un marathon au profit de la recherche sur le cancer du sein, c’est le premier participant à terminer le parcours qui remporte le premier prix, pas le premier avec du poil sur les jambes). Au contraire, les mobilisations pour amasser des fonds pour la recherche contre le cancer du sein sont en lien direct avec la maladie : donner un soutien-gorge, se raser la tête. De plus, elles encourent surtout la participation des femmes, sauf dans les événements mixtes comme la Course à la vie, mais sans critère discriminatoire. Revendiquant une certaine féminité (ruban rose, site entièrement rose, porte-parole correspondant aux standards de genre), celle-ci n’est pas érigé en modèle d’excellence suprême et n’est pas non plus normative et prescriptive. Elle est simplement utilisé pour rejoindre un certain nombre de femmes qui s’identifie ou se reconnaissance dans ces symboles associés au féminin. Heureusement pour les femmes, le Movember n’organise pas les campagne pour la recherche contre le cancer du sein ou en faveur de l’allaitement (on en a assez, c’est vrai, avec Mahée Paiement), car une telle idée de compétitivité entre femme fondée sur des critères conventionnels de la féminité – l’absence de virilité – n’aurait pas eu un tel succès et n’aurait surtout pas susciter une adhésion spontanée à travers la population d’hommes et de femmes ainsi qu’une promotion gratuite et importante de la part des médias.

Une campagne à effets secondaires indésirables

Bref, en recréant un monde où domine le masculin sous le prétexte de ramasser des fonds, Movember choisit ses règles, exploite la gent féminine sous le couvert de l’amour et du dévouement envers son conjoint ou un membre masculin de son entourage, et permet ainsi un espace de légitimation entièrement masculin – le masculin tel que définit par le mouvement et non uniquement le sexe masculin –, comme dans « le bon vieux temps » ! Bien sûr que, pour plusieurs, dans le contexte médiatique antiféministe actuel, cette idée est intéressante : le retour des privilèges pour les hommes et de l’exploitation du travail bénévole des femmes ! Les médias ont si bien invisibilisé les injustices et la discrimination que subissent les femmes à cause de leur sexe qu’une partie importante de la population est persuadée que nous avons atteint l’égalité... même que le féminisme serait allé trop loin ! Pourtant, une campagne de promotion de la domination des hommes sur les femmes n’a rien d’égalitaire et nous rappelle que le féminisme est, plus que jamais, nécessaire.

Enfin, derrière la cause presque utilisée comme un prétexte, ou, en tout cas, instrumentaliser et secondariser, on assiste en fait à une réaction antiféministe, c’est-à-dire à un refus de l’égalité entre les sexes et à un refus des critiques des genres sociaux et de la virilité à laquelle est attachée la notion de suprématie et donc de domination sur les femmes et les hommes non-virils (dont les non-hétéros). Ainsi en témoignait un internaute étonné par l’ampleur du mouvement et l’invisibilité de la cause défendue : « J’ai l’impression que le geste l’emporte désormais sur la cause7 ». De mon côté, j’ai l’impression que le geste précède la cause. À quand une campagne défendant une cause liée aux hommes de manière subversive, égalitaire et inclusive, vraiment rassembleuse ?

Références

1 L’italique est de moi. Movember et fils Canada. http://ca.movember.com/fr/about/

2 L’italique est de moi. Éric Doyon, « Le Movember : une affaire de gars... et de poils », Section Arts et culture, Histoire, Affaire de gars. Magazine pour homme, 9 novembre 2012. http://www.affairesdegars.com/arts-culture/histoire/eric-doyon/le-movember-une-affaire-de-gars-et-de-poils.htm

3 Movember et fils Canada. http://ca.movember.com/fr/about/

4 Movember et fils Canada. http://ca.movember.com/fr/about/

5 Catherine Voyer-Léger, « Movember au féminin », Détails et dédales, 9 novembre 2012. http://cvoyerleger.com/2012/11/19/movember-au-feminin/

6 Movember et fils Canada. http://ca.movember.com/fr/about/

7 André Péloquin, Urbania, 11 novembre 2012. http://urbania.ca/blog/3527/une-histoire-de-poils

Publié par MamZell Tourmente à l’adresse http://mamzelltourmente.blogspot.ca/2012/11/se-mefier-du-movember-regard-critique.html


Voir en ligne : Le blogue de Mamzell Tourmente

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