Alain Krivine – Quelle est la situation économique et sociale du pays ?
Ilya Boudraïtskis – La Russie est en train de s’enfoncer dans une crise économique structurelle. Les causes en sont bien plus profondes que les sanctions occidentales à elles seules ou que la chute du prix du pétrole. Comme le reconnaissent les experts, y compris ceux du gouvernement, la part des sanctions ne représente qu’environ 20 % des effets de la crise. Par ailleurs, on observe une chute de la production dès 2013, cela alors que le prix des hydrocarbures était encore exceptionnellement haut et bien avant l’ingérence en Ukraine.
Nous assistons à une crise du modèle capitaliste post-soviétique dans son ensemble. Celui-ci se base sur une appropriation par les grandes compagnies et la bureaucratie de la colossale rente pétrolière, qui, des années durant, a été détournée de l’économie réelle. Le surplus a cependant permis à l’élite au pouvoir de maintenir la paix sociale jusqu’à présent, via l’augmentation constante des salaires dans le secteur public.
Mais aujourd’hui, les première victimes de l’effondrement économique sont les fonctionnaires de l’État, ainsi que les travailleurs des entreprises qui comptaient sur les commandes de l’État. Avec la diminution des revenus d’une grande partie de la population et la baisse du taux de change du rouble, c’est toute la sphère de la consommation qui est en crise.
L’inflation est toujours galopante, même selon les estimations officielles « au rabais » : entre 12 et 15 %. L’immense quantité de crédits à la consommation que beaucoup ne peuvent honorer constitue un autre problème. La réponse du gouvernement Medvedev est tout à fait incohérente : il mise essentiellement sur l’aide financière aux banques et aux grandes compagnies. Ainsi, l’aide de près de 2,5 milliards d’euros accordée à la compagnie d’État Rosneft, la plus grande du pays, a suscité un scandale.
Penses-tu que Poutine va répondre à cette situation en développant sa politique de « grande Russie » en Ukraine ?
Dans ce contexte, l’hystérie chauvine dirigée par en haut et soutenue par les médias s’avère être la principale ressource du pouvoir pour étouffer les sentiments protestataires. La télévision russe nous assène 24h/24 des citoyens désemparés au sujet de la menace occidentale, des fascistes ukrainiens et de la grandeur de la civilisation orthodoxe russe... L’accent est mis sur l’idée que toute protestation politique ou sociale, toute critique du pouvoir, est en fait un acte destiné à venir en aide consciemment aux perfides ennemis extérieurs, qui rêvent de saper l’unité nationale et de diviser le pays en plusieurs morceaux.
En presque un an, cette propagande agressive a produit des résultats concrets : l’activité politique au sein de la population est à un niveau des plus bas, l’opposition est largement marginalisée et les sondages sociologiques montrent que la popularité de Vladimir Poutine est stable et à son plus haut niveau.
Cependant, ces succès propagandistes peuvent se retourner contre le pouvoir qui, en lieu et place de la société telle qu’elle est, en perçoit une image déformée qu’il crée lui- même à travers ses propres médias. Le jour viendra où la désignation des manigances des ennemis extérieurs comme seule cause de la pauvreté et du chômage cessera de satisfaire la majorité.
Quelles sont les répercussions de la guerre en Ukraine sur la population russe ?
La majorité reste acritique face à la version des médias gouvernementaux selon laquelle des fascistes antirusses se sont emparés de Kiev et mènent une guerre contre nos « frères russes insurgés »...
Cependant, de plus en plus de témoignages au sujet de la participation des troupes russes à la guerre dans l’Est de l’Ukraine sortent au grand jour, et il devient difficile de les cacher à la société. En ce moment, on peut dire qu’entre 10 et 20 % de la population de Russie se trouve en désaccord avec la position officielle, à différents degrés. Mais le nombre de mécontents va inéluctablement s’accroître.
Où en est-on de l’opposition politique au pouvoir et des manifestations de rue contre celui-ci ?
Les événements de l’année dernière ont permis aux autorités d’affaiblir considérablement l’opposition libérale, notamment par le biais de la répression et des arrestations. Cependant, à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans d’autres grandes villes, des manifestations contre la violence du pouvoir, tant sur le plan intérieur que vis-à-vis de l’Ukraine, ont lieu régulièrement.
Ainsi, en décembre, plusieurs milliers de personnes ont exprimé leur désaccord avec l’arrestation du leader de l’opposition libérale Alexeï Navalnyi. En novembre, à Moscou, un rassemblement massif avait eu lieu contre le plan de la municipalité prévoyant la suppression de 8 500 postes de médecins. Le mécontentement grandit chez celles et ceux qui ne peuvent plus payer les intérêts de leurs crédits à cause de l’effondrement du rouble.
Et ce 1er mars, une grande action contre le plan « anticrise » du gouvernement est également prévue à Moscou.
Propos recueillis par Alain Krivine
BUDRAITSKIS Ilya
* « l’hystérie chauvine dirigée par en haut s’avère être la principale ressource du pouvoir pour étouffer les sentiments protestataires ».
* Traduit du russe par Matilde Dugaucquier.