Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Pourquoi le gouvernement Trudeau annule-t-il soudainement la rencontre prévue avec Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés depuis 1967

La semaine passée, je critiquais de façon cinglante l’ambassadrice étatsunienne au Conseil de sécurité de l’ONU, Linda Thomas-Greenfield, qui s’en prenait carrément à Francesca Albanese, cette si courageuse et impressionnante rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés depuis 1967, qui ose dénoncer sans relâche, publiquement et avec force et ténacité, les atrocités en cours à Gaza, qu’elle n’hésite pas, d’ailleurs, à qualifier de génocide.

Et qui faisait cela alors que l’assaut ne montre aucun signe de relâche ? Israël, non satisfaite d’avoir déjà tué 43 000 Palestiniens et Palestiniennes, dont 17 000 enfants et 700 bébés, d’avoir fait 103 000 blessés et bombardé tellement d’infrastructures que Gaza en soit devenu majoritairement que débris et restes humains, impose, depuis un mois, un siège total sur le nord de Gaza, coupant systématiquement cette région de toute énergie et de tout aliment et produit médical, et ordonnant à nouveau à la population de se déplacer vers le sud ; alors que la Knesset, le parlement israélien, vient d’adopter, et ce à très forte majorité, une motion déclarant terroriste la seule agence de l’ONU ayant l’infrastructure et l’expérience nécessaire pour fournir aide humanitaire, éducation, et services de santé au peuple palestinien, l’UNRWA, et bannissant formellement toutes les opérations de celle-ci à Gaza, en Cisjordanie, et à Jérusalem-est alors qu’elle se trouve à New York pour assister à la réunion urgente du Conseil de sécurité de l’ONU, convoquée à cause de la motion si troublante adoptée par la Knesset le jour précédent.

Ce qui m’indigne et me révolte profondément, c’est de voir Thomas-Greenfield, dans un tel contexte apocalyptique, diriger sa fureur contre Albanese, celle qui dénonce le génocide en cours, et non contre le pays qui est en train de le perpétuer.

« Je tiens à réaffirmer la conviction des États-Unis qu’elle est indigne de ses fonctions », tweete Thomas-Greenfield. « Les Nations Unies ne devraient pas tolérer de l’antisémitisme de la part d’une fonctionnaire affiliée à l’ONU et engagée pour promouvoir les droits de la personne. »

Ce qui m’indigne et me révolte profondément cette semaine, c’est de voir le comportement de notre gouvernement canadien.

Le 5 novembre, Francesca Albanese se trouvait à Ottawa pour une rencontre avec la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, et d’autres hauts fonctionnaires du gouvernement canadien. Et voilà que, soudainement et à la toute dernière minute, on lui apprend que le gouvernement annule la rencontre.

Incroyable et révoltant !

N’est-ce pas une stratégie grossière et immorale de la part de notre gouvernement que de refuser de rencontrer la personne qui pourrait lui occasionner énormément d’embarras public ? La personne qui l’obligerait à se regarder dans le miroir... La personne qui l’inviterait publiquement à sanctionner et rompre ses liens commerciaux et diplomatiques avec un pays qui, selon la Cour internationale de justice, non seulement occupe de façon totalement illégale des territoires palestiniens depuis 1967, mais serait aussi plausiblement en train de commettre un génocide...

Pourquoi Israël a-t-elle toujours refusé à Francesca Albanese d’aller enquêter directement dans les territoires occupés ? N’a-t-elle pas reçu son mandat directement de l’ONU ? Selon l’ONU, tout pays n’a-t-il pas l’obligation formelle d’ouvrir ses portes à tout rapporteur spécial ? Si Israël et son grand allié étatsunien trouvent qu’Albanese est antisémite et ne donne qu’une version des événements, pourquoi ne pas lui donner l’opportunité d’exercer son droit d’aller sur le terrain ? Cette expérience ne constituerait-elle pas la meilleure façon de lui permettre de voir la réalité comme la perçoivent les Israéliens ?

Pourquoi Israël refuse-t-elle systématiquement aux médias étrangers d’entrer à Gaza ? Est-ce vraiment la meilleure façon de se protéger de toute fausse information qui serait teintée d’antisémitisme ? Est-ce vraiment la meilleure façon de démontrer au monde entier qu’Israël représente, dans le Moyen-Orient, le joyau de la liberté et de la démocratie ? N’est-ce pas tout simplement un effort on ne peut plus grossier de cacher la réalité ?

Pourquoi les militaires israéliens, le 5 mai dernier,envahissaient-ils les bureaux d’Al Jazeera en Israëll, confisquant son matériel de diffusion, coupant cette chaîne de télévision des compagnies de câble et de satellite et bloquant tous ses sites web ? Al Jazeera, qui, grâce à ses nombreux reporters palestiniens qui vivent à Gaza, permet aux téléspectateurs et téléspectatrices de voir en direct les images d’horreurs. Des reporters, dont le courage et la persévérance sont extraordinaires, un nombre historiquement sans précédent d’eux ayant trouvé la mort, souvent directement ciblés par les militaires israéliens.

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Je reproduis ci-bas, pour lectrices et lecteurs, de larges extraits de la conférence de presse qu’accordait Francesca Albanese, peu après qu’elle eut appris que sa rencontre avec Mélanie Joly n’aurait pas lieu.UN Special Rapporteur on the Palestinian Territories Speaks to Media in Ottawa, CPAC, le 5 novembre 2024. Consulté le jour même.

« Il ne m’a pas échappé qu’en dépit de l’urgence du moment, à quelques exceptions près, les dirigeants politiques de ce pays ont choisi de ne pas me rencontrer ou ont retiré leurs invitations. En attendant, c’est un honneur pour moi de savoir que les premiers gardiens de cette terre prévoient venir de tout le pays pour me rencontrer et discuter de ce qui se passe en Palestine. Ce sont également les jeunes et un bon nombre de mes pairs qui se sont battus pour que je prenne la parole et qui ont cherché des lieux de rencontre.

« Il semblerait que mes paroles, ma lecture franche des faits, du droit international et de la justice, mon insistance à parler honnêtement du génocide qui se déroule à Gaza et du risque sérieux qu’il se propage dans toute la région, effraient la classe politique et ceux qui détiennent le pouvoir. Y compris le pouvoir économique et financier. Nous savons, depuis Edward Said jusqu’à Antonio Gramsci, que la détention du pouvoir détermine également l’hégémonie culturelle.

« Il est clair pour moi que le peuple canadien veut plus de clarté, d’intégrité et d’actions concrètes de la part de son gouvernement par rapport aux atrocités que nous voyons tous se dérouler en Palestine. À Gaza, nous sommes contraints de regarder les bombardements, les tirs de snipers et les tirs d’artillerie incessants d’Israël qui n’épargnent personne : journalistes, médecins, enseignants, universitaires, infirmières, personnes handicapées, personnes en quête de nourriture et de sécurité, travailleurs humanitaires, y compris le personnel des Nations unies, notamment dans les zones dites humanitaires.

« Selon des estimations prudentes, l’assaut israélien sur Gaza a tué, blessé, mutilé ou enseveli sous les décombres quelque 155 000 Palestiniens, des familles entières ayant été exterminées. Et 70 % des personnes tuées sont des femmes et des enfants. Parmi les 17 000 enfants tués, 700 étaient des bébés. Gaza n’est plus qu’un champ de ruines, d’ordures et de restes humains, où les survivants s’accrochent à la vie au milieu des privations et des maladies.

« Les Palestiniens qui y sont piégés ont connu un niveau de violence sans précédent au cours de ce siècle. Leurs résidences ont été démolies. Et tout cela se fait de façon intentionnelle. Et pourtant, Israël intensifie ses attaques en ce moment même.

« Pendant ce temps, la violence s’étend à la Cisjordanie, où on voit se reproduire le même pattern qu’à Gaza. Depuis le 7 octobre 2023, le nombre de Palestiniens tués en Cisjordanie a été multiplié par dix par rapport à la moyenne des vingt années précédentes, dont 169 enfants. Cela représente un cinquième de tous les enfants qu’Israël a tués en Cisjordanie depuis 2000. Des universitaires palestiniens, des défenseurs des droits de l’homme, des universitaires, des médecins, des infirmières, des enfants sont arbitrairement arrêtés et incarcérés dans le cadre d’une campagne d’arrestations massives, et sont maintenant confrontés à la privation et à la torture dans des conditions sordides, et tout cela sans inculpation ni procès.

« Des milliers de Palestiniens ont été déplacés dans le cadre de la plus grande opération d’accaparement de terres en Cisjordanie et à Jérusalem-Est de ces trente dernières années.
« Alors que je continue à enquêter et à documenter les actes de génocide, il est clair qu’il existe également un déni et un obscurantisme qui se cachent derrière la perception commune de ce qu’est un génocide. Cette perception a été clairement façonnée par les horreurs massives de l’Holocauste et probablement par les caractéristiques du génocide rwandais. Dans les deux cas, l’échelle quasi industrielle et la brutalité de l’extermination ont défini notre compréhension collective du crime. Mais je vous rappelle que le génocide n’est pas défini par des opinions ou des histoires personnelles. Il peut y avoir génocide sans massacre ni extermination ; cependant, on retrouve ces deux éléments en Palestine.

« L’amnésie coloniale de la plupart des États occidentaux nous a fait oublier les centaines de millions de personnes qui ont vécu un génocide, que ce soit en Namibie, en Australie, dans les Amériques ou ici. C’est la mémoire du passé qui permettra à l’avenir d’être différent. C’est pourquoi la connaissance est aujourd’hui subversive.

« Le crime de génocide consiste en des actes accompagnés de l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel. Si la destruction du groupe s’interprète en termes physiques, biologiques, la loi génocidaire découle d’actes dont l’intention est de détruire l’esprit d’un peuple, la volonté de vivre, la vie elle-même. Ainsi, lorsque nous exprimons l’intention, nous devons nous rappeler que le génocide est un processus, et non un acte unique, comprenant une pluralité d’actes et d’acteurs. L’essentiel est donc d’identifier le fil conducteur de cette conduite collective.

« Ainsi, conformément à la jurisprudence la plus récente, mon dernier rapport évalue l’intention d’Israël de détruire le peuple palestinien de manière holistique par le biais d’une approche à triple lentille. En considérant la totalité de la conduite et des crimes israéliens contre la totalité du peuple palestinien en tant que tel, à travers la totalité du territoire palestinien illégalement occupé par Israël.
« Et si j’insiste sur ce cadre, permettez-moi de vous expliquer pourquoi. Parce que les Palestiniens subissent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité depuis des décennies. Mais ces faits ne suffisent pas à révéler l’ampleur du crime, ni à mettre en lumière le risque sérieux d’effacement auquel ils sont confrontés. Et je suis loin d’être le seul à le penser. En novembre 2023, 13 experts indépendants des Nations unies avaient déjà conclu à l’existence d’un génocide plausible. »

Enfin, j’invite lectrices et lecteurs à lire le rapport complet que Francesca Albanese soumettait, le 1 octobre dernier, à l’Assemblée générale des Nations Unies. [1] Une lecture aussi difficile à digérer, sur le plan humain et émotionnel, que les horreurs que nous voyons dérouler quotidiennement sur nos écrans.

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