Tiré du blogue de l’auteur.
Pierre Bance
La fascinante démocratie du Rojava. Le contrat social de la Fédération de la Syrie du Nord
Editions Noir et rouge, 2020.
En janvier 1994, le regard des militants révolutionnaires se tournèrent vers la Forêt Lacandone, le Chiapas où des milliers d’Indiens, pauvres et faiblement armés, venaient de défier le néo-libéralisme triomphant dans l’arrière-cour de Washington. Depuis 2013, c’est vers le Rojava que les regards se tournent. Là-bas, dans une Syrie en pleine guerre civile, une « révolution » se fait en marchant, dont les acteurs principaux sont des Kurdes. « Révolution » tout à fait singulière que le juriste Pierre Bance s’est attaché à déchiffrer dans La fascinante démocratie du Rojava. Le Contrat social de la Fédération de la Syrie du Nord, livre publié par les Editions Noir et rouge.
Je pourrais résumer ce livre en deux chiffres, susceptibles de refroidir bien des ardeurs : 506 pages hors annexes, 1595 notes de bas de page ; des notes qui sont bien souvent de véritables développements et non, par exemple, de simples renvois bibliographiques. L’oeuvre apparaît donc de prime abord austère. Elle ne l’est pas à la lecture. En revanche, elle est exigeante, mais cette exigence est à la hauteur de l’enjeu : comprendre ce qu’est ce « contrat social » d’inspiration libertaire, fédéraliste, écologiste et féministe (que les Kurdes appellent le confédéralisme démocratique(1), et comment il se met en place concrètement sur le terrain, alors que le territoire est pris en tenaille entre l’État turc, l’État syrien qui aimerait retrouver le contrôle total de son territoire, les logiques impérialistes « occidentales » et russes, sans oublier les dissensions au sein même du monde kurde.
A partir d’une masse documentaire impressionnante, Pierre Bance explore ce contrat social qui n’est pas à proprement parler une constitution mais le socle sur lequel son promoteur (le Parti de l’union démocratique, PYD) veut reconstruire le Rojava. Projet ambitieux puisqu’il entend unir des populations volontiers grégaires, de cultures et de confessions différentes, dans un contexte où l’identité culturelle et religieuse prime sur les autres ; un contexte où les logiques politiques se déploient sous la forme d’allégeances claniques et clientélistes ; un contexte enfin, où le conservatisme est fortement ancré et ne peut être que bousculé par le confédéralisme démocratique promu par le PYD.
Pierre Bance étudie la façon dont les nouvelles institutions prennent pied, les problèmes qu’elles rencontrent, qui sont autant liés à la situation militaire qu’aux pesanteurs sociétales, au fait que chacun naît avec, dans « son berceau, tout un monde d’idées, d’imagination et de sentiments » et « qu’il n’y a point de caractère assez fort, ni d’intelligence assez puissante qui puissent se dire à l’abri des atteintes de cette influence aussi despotique qu’irrésistible » (Bakounine).
Pierre Bance ne cache rien des tensions existant au Rojava, y compris au sein du PYD, entre le bras politique et le bras militaire, le second étant tenté de prendre le pas sur le premier du fait de l’État de guerre ; et il rappelle à l’occasion que sans le volontarisme du Parti de l’union démocratique, il n’y aurait pas de révolution au Rojava : le projet est donc porté par une avant-garde, mais une avant-garde qui ne se pose pas en tutrice d’une population à cornaquer.
Le Rojava n’est pas un paradis ou un isolat libertaire, mais un espace en guerre au sein duquel s’expérimente avec beaucoup de pragmatisme une autre façon de régler les relations de pouvoir entre individus. Le Contrat social n’abolit pas le capitalisme (le pourrait-il ?) mais il encourage le coopératisme, comptant sur l’exemple pour convaincre les habitants de l’intérêt du travail collectif et de la démocratie industrielle ; il n’abolit pas l’État et la démocratie représentative mais s’efforce de transférer le plus de pouvoir de décision à l’échelon communal ; « il s’agit, nous dit l’auteur, de marginaliser l’État par une organisation politique et économique parallèle de la société » ; il n’abolit pas le sexisme mais en imposant la parité, il oblige les sociétés à se remettre en question, à interroger ce qu’elles tenaient pour des invariants culturels.
La démarche entreprise par les Kurdes de Syrie, épaulés par ceux de Turquie, m’a remis en mémoire un texte de 1925(2) de l’anarchiste italien Errico Malatesta qui rappelait, à raison, que les anarchistes ne feraient pas la révolution seuls et qu’il leur fallait donc « agir de concert avec toutes les forces de progrès existantes ». Il proposait de « ne rien détruire de ce qui satisfait, fût-ce imparfaitement à un besoin humain, sinon quand nous aurons quelque chose de mieux à y substituer » et mettait en avant le droit absolu à l’expérimentation sociale. Les Kurdes de Syrie se sont lancé dans une aventure aussi ambitieuse que risquée, ils ont saisi une opportunité historique et proposé de rassembler des populations diverses autour d’un projet émancipateur faisant fi des identités ethniques et confessionnelles. Dans ce contexte, leur initiative, avec ses limites, ses ratés et ses balbutiements, a déjà de quoi fasciner.
Notes
1. Je vous renvoie à la lecture de Abdullah Ocalan, La révolution communaliste, Libertalia, 2020, ainsi qu’aux pages que lui consacre Olivier Grojean, La révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie, La Découverte, 2017.
2. cf. « Graduélisme » in Gaetano Manfredonia, La pensée de Malatesta, Ed. du Groupe Fresne-Antony, 1996.
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