Tiré de MondAfrique.
Ce Livre noir est un ouvrage exigeant, dur, parfois accablant. En nous mettant face à notre propre responsabilité, à notre humanité devant l’inacceptable et à l’injustice, il doit être pas seulement lu, mais aussi entendu et compris. Cet ouvrage nous lance ce défi : et si l’indifférence était le pire des génocides ; l’oubli la plus grande victoire de l’oppresseur ? Les génocidaires ont déjà perdu la bataille contre l’oubli. Notre résistance mémorielle sera la plus forte.
Documenter l’indicible
Face à l’immonde barbarie subie le 7 octobre 2023, crime abominable qui ne peut être ni excusé, ni oublié, l’État d’Israël avait le devoir de se défendre face aux attaques du Hamas : « Pourtant comme l’a sobrement résumé Jean‑Louis Bourlanges, président de la commission des Affaires étrangères du Parlement français, « la violence du Hamas est sans excuse, mais pas sans cause ». Remarque de bon sens, bien souvent ignorée, voire criminalisée en tant que justification du terrorisme. » Nonobstant, ce droit est en principe encadré par le droit international, qui impose des limites à l’usage de la force. Les crimes de guerre commis à Gaza, et désormais au Liban (bien que les conflits soient très différents), ne sont pas seulement une tragédie humaine : ils constituent une violation flagrante de ce droit international, dont les dirigeants de l’État israélien devront rendre compte selon l’ordonnance rendue le 26 janvier 2024. Mais c’est déjà peine perdue : les États-Unis, la Chine, l’Arabie saoudite n’ont jamais ratifié le Statut de Rome ; la Russie a retiré sa signature en 2016. Tous ces pays ont violé – ou violent encore – de manière manifeste ce droit international, sans être le moins du monde inquiétés par la Cour pénale. Et nous ne parlerons même pas de la trentaine de résolutions de l’ONU qu’Israël a violé ! La vengeance aveugle et la destruction massive n’ont jamais été légitimes. Elles ne font qu’alimenter la spirale de la violence et de la haine, rendant la paix encore plus inaccessible. Mais qu’importe ! Machiavel avait déjà fixé les règles : « Dès l’instant que le salut de l’État est en jeu, aucune considération de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, de gloire ou d’ignominie, ne doit plus intervenir. Tout moyen est bon qui sauve l’État et maintient sa liberté. » Ou, mieux encore, comme le disait Henry Kissinger : « l’illégal, nous le faisons immédiatement ; l’inconstitutionnel, nous y réfléchissons. »
Le brouillard de la guerre
Dès les premières pages, nous sommes frappés par l’ampleur du projet de d’Agnès Levallois : rendre compte d’un événement d’une telle brutalité, survenu dans un territoire étroitement contrôlé et hermétiquement fermé à la presse internationale, relève d’un véritable tour de force. En organisant cet ouvrage, la spécialiste du Moyen-Orient se positionne en archiviste d’un massacre, en gardienne d’une mémoire collective qu’elle refuse de laisser sombrer dans l’oubli, ou d’être déformée par les récits simplificateurs d’une géopolitique manichéenne. Et c’est là toute la force de ce livre collectif : il nous contraint à regarder la réalité de Gaza en face, à la fois dans sa quotidienneté insupportable, et dans l’immensité de ses souffrances.
Au cœur d’un conflit marqué par une propagande intense et la manipulation de l’information, Le Livre noir de Gaza s’impose donc comme un contrepoint nécessaire, une quête de vérité au milieu du brouillard de la guerre. L’ouvrage se propose de documenter méthodiquement les violences infligées à la population civile palestinienne, en s’appuyant sur des sources incontestables : rapports d’ONG telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch, Médecins Sans Frontières et Reporters Sans Frontières, enquêtes d’experts indépendants et témoignages de journalistes qui risquent leur vie pour rendre compte de l’horreur quotidienne. L’ouvrage se démarque donc des récits manichéens, des simplifications médiatiques et du sentimentalisme facile. Le choix est fait d’une objectivité chirurgicale : la violence est exposée sans fard ni complaisance, à travers la froideur des chiffres, la précision des rapports et la puissance brute des témoignages, laissant au lecteur la liberté de juger et de se forger sa propre opinion.
Le Livre noir souligne également l’importance de documenter les crimes commis dans l’ombre du silence, non seulement pour rendre justice aux victimes, mais aussi pour empêcher que l’impunité ne devienne la norme, et que l’oubli ne s’abatte sur la conscience collective. Il s’agit d’un acte de résistance contre l’effacement, celui des victimes, celui de la mémoire, et celui de la légitime identité palestinienne.
La polyphonie des voix
Le Livre noir de Gaza se nourrit de la richesse et de la complexité des points de vue recueillis. Ce n’est pas seulement le récit des ONG occidentales qui nourrissent ces pages, mais aussi les voix des ONG palestiniennes et israéliennes, des analystes et des experts issus de divers horizons géopolitiques, offrant une palette de perspectives aussi instructives que nécessaires. Dans Le Livre noir de Gaza, chaque contributeur apporte une perspective unique et essentielle à la compréhension du conflit, enrichissant l’ouvrage par la diversité de ses angles d’analyse.
Par exemple, les contributions sur les droits des enfants mettent en lumière l’impact dévastateur du blocus et des bombardements sur les plus vulnérables, détaillant la souffrance psychologique et physique des jeunes Gazaouis. D’autres textes se concentrent sur l’impact humanitaire, soulignant la difficulté pour les ONG d’accéder à une population coupée du monde et documentant les violations flagrantes du droit international humanitaire. Enfin, l’analyse géopolitique replace la situation de Gaza dans un cadre plus large, expliquant comment ce conflit s’articule avec les dynamiques de pouvoir au Moyen-Orient, les intérêts stratégiques internationaux, et les jeux d’alliances qui perpétuent ce cycle de violence. Ces voix plurielles permettent de dresser un tableau complet et nuancé de la réalité sur le terrain, et leur juxtaposition crée un récit polyphonique qui refuse toute simplification réductrice. Mais ne nous méprenons pas : ce n’est pas le Hamas qui parle ici, ni les dirigeants politiques ou les militants armés, mais les civils ordinaires : des mères de famille, des enseignants, des étudiants qui décrivent comment, jour après jour, ils tentent de préserver un semblant de normalité au milieu de l’horreur. Ils parlent de la difficulté d’envoyer les enfants à l’école lorsque chaque bâtiment peut s’effondrer à tout instant, de l’impossibilité de trouver un emploi lorsque le blocus asphyxie l’économie, de la douleur d’enterrer ses proches sans espoir de justice.
« Gaza, une prison à ciel ouvert. » Cette expression, tant de fois répétée, semble avoir perdu de son sens tant elle est devenue un cliché ; au-dessus de Gaza s’étend le regard impitoyable des drones israéliens, les frappes soudaines et meurtrières de l’aviation, et cette chape de terreur ne laisse aucun répit aux habitants de ce territoire minuscule, compressé entre la mer et la barrière de sécurité. Le livre ne se contente pas de présenter une accumulation de faits. Il s’interroge sur les causes profondes de la violence, et ouvre la réflexion sur les obstacles à une paix juste et durable : le manque de confiance mutuelle, la radicalisation croissante des deux côtés, et l’inaction complice de la communauté internationale, notamment des pays occidentaux, soutiens inconditionnels d’Israël. Le texte se veut également une réflexion sur les modalités de l’information en temps de guerre. L’usage des réseaux sociaux est analysé : ils jouent un rôle ambigu dans ce conflit en permettant à la fois la diffusion d’informations censurées, et la propagation rapide de la propagande et des fausses nouvelles.
L’œil de celui qui a vu, Rony Brauman
La préface d’un ouvrage est comme un seuil ; elle nous invite à franchir une porte, à nous engager sur un chemin parfois ardu, et nous prépare à ce que nous allons découvrir. Dans Le Livre noir de Gaza, c’est Rony Brauman, ancien Président de Médecins Sans Frontières et figure incontournable de l’humanitaire, qui se charge de cet accueil du lecteur. Son regard, forgé par des années d’engagement auprès des victimes de conflits et de crises humanitaires partout dans le monde, est empreint d’une lucidité acérée et d’une profonde humanité. Rony Brauman n’est pas un observateur distant et froid ; c’est un homme qui a vu de ses propres yeux l’horreur, la souffrance, la violence. Et cette expérience l’autorise à parler avec une autorité morale qui ne souffre aucune contestation.
Dès les premières lignes, Rony Brauman déconstruit le récit dominant sur la guerre à Gaza. Il pointe du doigt la tendance médiatique à occulter la réalité quotidienne de l’occupation israélienne et à passer sous silence les violences et les crimes commis contre les Palestiniens « en temps de paix ».
Ce qui est souvent décrit comme une « période calme » en Israël-Palestine – caractérisée par l’absence de morts israéliens – est en réalité une période de violences insidieuses et quotidiennes, que subit la population palestinienne sans pouvoir se défendre : harcèlement des paysans par les colons, destructions de récoltes et d’habitations, expulsions, assassinats arbitraires et arrestations sans procès.
Rony Brauman nous interpelle : comment le monde peut accepter de fermer les yeux sur cette injustice, au nom d’une « stabilité » illusoire et précaire ?
Face à la déshumanisation des Palestiniens, Rony Brauman plaide pour une approche basée sur l’empathie et la reconnaissance de leur souffrance. Il nous rappelle que la victime, avant d’être Palestinienne ou Israélienne, est d’abord humaine. Il dénonce la tendance à juger les Gazaouis à travers le prisme du terrorisme et de l’islam, à oublier que l’histoire et la géopolitique jouent un rôle déterminant dans le cycle de la violence. Il invite à replacer l’attaque du 7 octobre 2023 dans le contexte de l’occupation, du déni des droits des Palestiniens et de l’humiliation qu’ils subissent au quotidien, soulignant ainsi les frustrations et les désespoirs qui conduisent à la radicalisation et à la violence. Cette préface de Rony Brauman n’est pas seulement un plaidoyer pour les victimes, c’est aussi un appel à la conscience. Il interpelle directement le lecteur et le met face à ses propres responsabilités. Sommes-nous prêts à accepter que notre silence et notre inaction nourrissent l’impunité et la barbarie ? Il dénonce l’hypocrisie des gouvernements occidentaux qui se contentent de déplorer les victimes, tout en continuant de livrer des armes à Israël, et en fermant les yeux sur les violations du droit international.
Rony Brauman souligne l’urgence d’un changement radical de l’approche internationale face au conflit. Le soutien aveugle à l’un des belligérants et la minimisation systématique de la souffrance de l’autre sont contre productifs et contribuent à enkyster le conflit dans un cycle sans fin de vengeance et de haine.
L’architecture d’un réquisitoire
Le Livre noir de Gaza ne se veut pas seulement un ouvrage d’information, mais aussi un outil de compréhension, une invitation à la réflexion critique et un appel à la mobilisation contre l’injustice. Sa structure est donc délibérément conçue pour créer un impact sur le lecteur et l’inciter à agir. N’imaginons pas que nous sommes impuissants : La responsabilité cosmopolite, concept philosophique puissant, affirme que chaque individu, en tant que citoyen du monde, possède le devoir moral et la capacité d’agir concrètement contre les injustices internationales, transcendant ainsi les frontières et l’impuissance apparente face aux défis globaux.
Le recueil est donc divisé en sept chapitres thématiques qui détaillent les différentes facettes du drame vécu par les Gazaouis : l’asphyxie progressive d’un territoire en état de siège ; l’effondrement du système de santé et la mort programmée des civils ; la manipulation de l’information et l’éradication du journalisme (ce que la municipalité RN de Perpignan ne s’est pas gênée de faire en refusant de remettre un Prix à un photoreporter palestinien sous un motif fallacieux) ; le ciblage délibéré de la population civile ; la violence démesurée des armes employées et l’invisibilisation calculée des victimes ; la destruction systématique de l’environnement et les perspectives, hélas, sombres pour l’avenir.
Cette architecture savante permet de confronter les analyses, de donner la parole à des voix diverses et de montrer la complexité de la réalité. Le livre se déroule comme une partition musicale, où les notes graves des chiffres et des rapports s’entrelacent avec la mélodie plaintive des témoignages individuels et la puissance percutante de certaines analyses géopolitiques, créant ainsi un réquisitoire implacable contre la violence étatique et l’indifférence du monde. L’ouvrage ne cherche surtout pas à minimiser les violences commises par le Hamas — elle les documente au contraire avec une rigueur impitoyable, mettant en lumière les exactions du mouvement islamiste, ses attaques aveugles et souvent suicidaires contre Israël. Mais ce qui transparaît ici, c’est avant tout l’immense disproportion entre les forces en présence. D’un côté, une milice armée, certes puissante localement, mais dépourvue de moyens militaires sophistiqués ; de l’autre, une armée régulière suréquipée, bénéficiant d’un soutien logistique et diplomatique massif de la part des États-Unis et de l’Europe.
Cette asymétrie, l’ouvrage la décortique en s’appuyant sur des chiffres édifiants : le nombre de victimes civiles, les infrastructures détruites, les écoles et les hôpitaux réduits en cendres sous le prétexte de « frappes ciblées ». La lecture de ces chapitres est accablante : elle dévoile une machine de guerre implacable, guidée par une stratégie qui ne laisse aucune place à la modération ou à la proportionnalité. On s’interroge face à cette logique du « moindre mal » revendiquée par l’armée israélienne, qui prétend minimiser les pertes civiles, tout en infligeant des destructions massives.
Le Livre noir de Gaza s’intéresse aussi à la dimension psychologique de cette guerre. Elle cite les propos glaçants de Yoav Gallant, ministre de la Défense israélien, qui qualifie les Gazaouis d’« animaux humains ». Ce type de déshumanisation n’est pas nouveau, mais dans le contexte actuel, et au regard de l’histoire du peuple juif, il résonne avec une intensité particulière. Le discours officiel israélien, loin de simplement viser le Hamas, s’attaque à l’existence même de Gaza en tant que communauté humaine. La population civile devient un dommage collatéral acceptable dans la « guerre contre la terreur ». Et cette rhétorique trouve un écho dans certaines déclarations de responsables occidentaux, prêts à justifier l’injustifiable au nom de la lutte contre l’extrémisme. Combien Gilles Kepel a été inspiré d’écrire par ailleurs que : « les génocidés sont devenus les génocidaires »…
No pasarán de la mémoire
Le Livre noir de Gaza dépasse le cadre strict du conflit israélo-palestinien pour nous interroger sur des questions d’une portée universelle, telles que : le respect des droits humains dans les zones de conflit ; la légitimité de la force dans les relations internationales ; le rôle et la responsabilité de la communauté internationale face aux crimes de guerre et aux violations du droit international humanitaire ; et enfin les fondements mêmes d’une éthique de la guerre dans un monde gouverné par la loi du plus fort et les intérêts géostratégiques. Car vivre à Gaza, c’est ne pas vivre. C’est survivre dans une condition de vulnérabilité extrême, où la mort est omniprésente, où chaque espace, chaque recoin, peut devenir une cible potentielle. Le Livre noir de Gaza est un cri de résistance qui, face aux forces implacables de l’oubli et de la déshumanisation, résonne comme le « No pasarán » de La Pasionaria : une barrière de mots dressée contre l’avancée inexorable du silence, affirmant haut et fort que, malgré le siège de la mémoire, ceux qui tentent d’effacer l’histoire ne passeront pas.
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